Frigyes Karinthy – Poèmes parus dans la presse

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  QUELQUE CHOSE S’EST PASSÉ

 

Quelque chose s’est passé, c’est certain.

Mais ce que c’était, qui me le dira ?

Dans mon cerveau pulse de nouveau le monde :

Mon âme frémit fiévreusement.

Et ma figure jaune, ô miracle, miracle,

Se met à chauffer, se remplit de sang :

Mon Dieu, du sang vrai, mon Dieu du sang rouge :

D’où coule-t-il, d’où et pourquoi, pourquoi ?

 

J’allais dans la rue. Sous un ciel de plomb,

D’une bruine, une eau grise s’écoulait.

J’allais dans la rue. Béates, muettes,

Défilaient des rangs, tas de maisons blettes.

Et je marchais, comme dans un marécage ;

Sous mes pieds un puits, autour de moi l’ombre,

Mon cœur était vide, ce vide, ce vide,

Crampe douloureuse, un mal infini.

 

Des gens s’approchaient en face de moi :

Des jupes flottantes, des manteaux sérieux,

Ils étaient tous rouges, satisfaits d’eux-mêmes.

Et ils étaient tous tellement à l’aise.

Je les regardais, leur sourire vide,

Défiler heureux ils avaient confiance,

Mais moi, garçon pâle, ne me voyaient pas

Et la route me faisait avancer.

 

Qu’est-ce qu’ils auraient eu à regarder

Sur moi, vagabond, las, une tache grise,

Le désir fier n’allume plus mes yeux,

Le feu de la fureur n’y brille plus.

C’est ce qu’il faut pour moi d’errer ainsi,

Tête baissée, silencieux et usé,

Un gaillard sombre et un chapeau terni :

Qu’auraient-ils donc à célébrer en lui ?

 

Je n’ai plus idée de fort secouer

Sa chevelure grasse, là pour cette foule ;

Je n’ai plus idée de leur enseigner

L’inspiration comme déité.

Je suis fatigué, et mon âme est lourde,

Ma chanson je l’ai déjà trop chantée,

Vaux et montagnes ne me touchent plus,

Je ne fais qu’aller. Plus hélas longtemps.

 

            ***

 

Soudain au tournant, vous, Mademoiselle

En face apparûtes, élancée, légère.

 

Belle jeune fille, c’était vous, nulle autre,

Aux pas décidés, nobles, comme il faut.

 

Et telle un rêve, et telle un mirage

Vous souriiez, détourniez – poursuiviez.

 

Et moi alarmé, béatement bête

Moi je vous suivais, vision, du regard.

 

Ce n’est qu’après que l’idée me frappa :

J’aurais dû lui dire gentiment bonjour !

 

              ***

 

Que s’est-il passé ? M’avez-vous souri ?

Qu’est-ce ? Vous m’avez… m’auriez remarqué ?

Vous, belle princesse pourvue et charmante,

Moi le garçon triste, l’enfant égaré ?

Que vous n’avez vu, sinon flou, de loin,

Saturé de vivre, fuyait les amis,

Mais qui volontiers sur une belle fille

Levait un regard gauche, stupide, triste.

 

Qu’est-ce ? Ombres de brume ? Ciel chargé, averse ?

Mais si le soleil luit, le soleil luit !

Détache-toi, chagrin las, défaillant,

Le vent gaillard te saisira gaiment

Par la tignasse ! Ouste, sautons dans les flammes,

Courons ensemble, soufflant, réunis,

Chassant, pourchassant à travers le ciel

L’armée galopante des espoirs fougueux !!...

 

Allez, en avant, dans la liberté !

Sur la pulsation d’écumes filantes,

- Moroses maisons Vous me regardez ?

Ce sourire est le mien, le mien, le mien !

Une nouvelle vie, un monde nouveau,

Avec ce sourire pur je la commence,

Sourire, rai du soleil convulsif

Vibrait par les douces lèvres canailles.

 

Vous, maisons moroses, et vous, grises gens :

Pourquoi ce silence railleur, pourquoi ?

Quoi, vous osez me plaindre, plaindre moi,

Car mon espoir enfui m’est revenu ?

Ce n’était qu’illusion, comme les autres,

Dans le cœur rêveur d’un vagabond las,

Que ce sourire grisant qui dans son cœur

Fit tout fondre, quand il lui fut adressé… ?

 

Je te bénis tout de même, printemps,

Ta fleur qui s’est ouverte non pour moi ;

Que soit béni le doux et jeune cœur :

Sur lequel a jailli une fleur, un sourire.

Qui que soit celui à qui s’adressaient ses lèvres :

Ce sourire est la force, la jeunesse, l’ivresse,

Exultation en moi, flamboiement en mon cœur :

En avant, tout à moi, tout l’espace est à moi !...

 

                                                          Ország-Világ 5 mai 1907.