Frigyes
Karinthy : "M’sieur"
Au commencement étaient les lettres et
moi je disais : « Úr ír – Le monsieur
écrit ». Le monsieur dont il était question
était un homme de grande taille, avec, sur la tête, un chapeau
haut de forme huit reflets. – Quant à ce qu’il
écrivait, sur quel sujet, ça, je n’en avais pas la moindre
idée, et c’est justement la raison pour laquelle cette question
m’excitait. Je le demandai à l’un de mes amis, mais il ne me
donna qu’une réponse évasive.
Un autre ami me demanda où nous
habitions. Je ne fus pas capable de lui donner le nom exact de la rue, mais lui
assurai que c’était la rue la plus chic de Pest. Comme il
continuait à me poser des questions, je lui répondis, avec la
réserve de celui qui ne dévoile pas volontiers sa vie
privée, brièvement mais non sans élégance, que nous
ne vivions ici que depuis quelques années, que nous possédions
auparavant un modeste château dans le Bakony, avec toutes les
dépendances, les haras, et deux wigwams. J’étais
persuadé que mon ami ne savait pas ce que c’est un wigwam, mais il
ne me le demanda pas, en faisant semblant de le savoir, et cela me contraria.
Mon ami ne me le demanda pas, et bien plus,
il se mit à parler de ses propres affaires, me dit que chez eux ils
avaient acheté une baignoire. Je hochai la tête,
désinvolte, et lui fis remarquer que nous avions déjà
quatre baignoires à la maison, une dans la salle à manger, une
dans le bureau, et deux dans le wigwam, mais que, à ma connaissance, mes
gens allaient en acheter encore cinq, dont deux munies d’une lanterne
magique vissable et d’une petite machine qui
permet à la baignoire de bouger, quand je suis assis dedans – elle
se promène, elle tourne et sait même un peu, un tout petit peu,
s’élever dans les airs.
Quand il me fit remarquer que les wigwams
étaient supposés se trouver dans notre château du Bakony,
et non à Pest, je lui expliquai que notre logement actuel
n’était que provisoire et que l’on transformait le
château dans le style américain. Je l’informai que dans ce
but j’étudiais l’Amérique depuis des années,
mon père m’ayant chargé de cette affaire de peu
d’importance : il avait mis à ma disposition un bateau
à vapeur petit mais solide, long comme ce banc, mais, franchement, je
n’aurais eu que faire d’un plus grand, l’important
c’était que ma brave machine avait toujours bien poussé la
voile, et c’est ainsi que j’effectuais la traversée en
quelques mois. Je lui avouai en toute franchise, car je déteste le
mensonge, que je n’avais plus le petit bateau à vapeur, nous
l’avions envoyé à un chantier naval pour le faire agrandir
un peu.
J’aurais ensuite certainement mis fin
à cette conversation, car je n’avais à
l’époque ni le goût du bavardage, ni celui de la vantardise,
mais que pouvais-je faire ? Mon ami me harcelait de ses questions
curieuses, il désirait savoir quel était mon rang à bord.
Je ne pus m’empêcher de sourire devant une telle
naïveté et, avec une condescendance modérée, mais non
inamicale, je lui expliquai que les rangs n’existaient pas sur ce bateau,
ce que d’ailleurs j’approuvais pleinement – du reste,
à l’occasion d’une traversée antérieure (dont
je n’ai pas l’intention de parler maintenant) on me confia le titre
de contre-amiral avec les armoiries, et j’en fus très content.
Mon ami était curieux de savoir si
je n’avais pas rencontré de pirates à cette époque.
Je lui expliquai aimablement que les pirates n’attaquaient que les
voiliers – et que si j’ai pu jouer le moindre rôle dans des
aventures de ce genre, cela n’a pu se produire que sur la terre ferme,
contre les brigands de grand chemin et assassins que mon père et moi
avions pourchassés dans la forêt profonde du Bakony.
Emporté par l’évocation de ces souvenirs, je lui racontai
une de nos chasses les plus remarquables : chevauchant un destrier gris
pommelé, nous avions poursuivi douze brigands et quatre assassins qui,
pour nous échapper, grimpèrent à un arbre, alors mon
père se mit à secouer l’arbre, jusqu’à ce
qu’en tombent quatre brigands et — si je m’en souviens bien
– un assassin. Nous en avons ramené trois chez nous, les avons
apprivoisés et habitués à accomplir les petites besognes
de la maison.
Je vis bien que mon ami était
impressionné par tout ce que je lui avais dit à propos de mon
père : je le priai donc de ne parler à personne de ces
choses, car je n’aime pas être harcelé de questions. Mon
père, un jour, arrêta deux locomotives d’une seule main, ce
qui nous mit dans une situation critique: il s’avéra en effet que
les locomotives appartenaient à l’ennemi, c’est pourquoi mon
père eut beaucoup d’ennuis avec l’ennemi. S’il me
promettait, lui, mon ami, de ne rien rapporter à personne, dans ce cas,
sous le sceau du secret, je lui révélerais que le roi
lui-même se vit obligé d’intervenir dans l’affaire. Un
matin, il se présenta en personne dans notre château de Bakony
– j’avertis encore une fois mon ami de ne pas en
répéter un seul mot, car cela pourrait avoir de très
graves conséquences politiques si quelqu’un en prenait connaissance.
Donc, le roi arriva et pria instamment mon père de ne pas exciter la
colère de l’ennemi. Mon père lui répliqua que son
honneur était en jeu, mais, finalement, ils convinrent d’un
arrangement, lequel, ça, je ne peux le savoir, car je n’avais pas été
invité à prendre part à la conférence.
D’ailleurs, je devais contrôler les machines à glace, car
à ce moment-là nous mangions de la crème glacée
tout le jour – je ne le mentionne pas comme si c’était
quelque chose d’extraordinaire, non, car sans mentir, nous mangeons
habituellement de la glace et du chocolat au petit-déjeuner, mais
à cette époque, à midi aussi il y en avait.
Mon ami m’écouta
jusqu’au bout avec une profonde attention, il me montra ensuite un
morceau de verre à travers lequel les lettres apparaissaient plus
grandes. Je lui fis remarquer en souriant que je connaissais cet instrument,
car nous en avions un aussi, long de... euh... trois mètres, à
travers lequel une lettre paraît aussi grande qu’une petite maison
– nous l’utilisons très souvent pour observer les
étoiles. Oui, question très pertinente,
Oh oui, ce que nous voyons est assez
intéressant. Sur Mars, on trouve surtout des fourmis, mais chaque fourmi
est aussi grande qu’un homme, ici, sur terre. Il y a des fourmis
blindées et des fourmis volantes et, je peux le dire, il règne
justement en ce moment un certain climat d’agitation ; il faut, en
effet, savoir qu’il y a deux sortes de fourmis sur Mars : les
fourmis rouges et les fourmis noires, et toutes ces fourmis sont justement en
guerre.
Je n’eus pas l’occasion, ce
jour-là, de fournir des détails à mon ami, mais, en
retournant à la maison, je rassemblai toutes mes pensées sur les
fourmis rouges et noires, pour être capable de donner, le lendemain, des
réponses justes à mon ami curieux, au cas où ce sujet
serait abordé.
Le lendemain, quand mon ami
recommença avec son morceau de verre, je fus tout heureux de lui
apprendre que, la nuit précédente, simplement par amitié
pour lui, j’avais étudié minutieusement la guerre des
fourmis, à l’aide de mon bon télescope. La position des
fourmis rouges est assez favorable à cet instant, lui dis-je, elles se
sont établies derrière une grande colline et
s’apprêtent à passer la rivière, en rangs
serrés, sous le commandement du roi des fourmis rouges qui dirige huit
cents millions de fourmis rouges. Je lui promis, pour satisfaire sa
curiosité, d’étudier de même pour le lendemain la
position des fourmis noires et de faire un rapport très précis
sur le roi des fourmis noires, pour lequel j’éprouvais
déjà une certaine sympathie en raison de la vaillance et du sang
froid qu’il avait manifestés : alors qu’il se promenait
dans un défilé montagneux, perdu dans ses pensées, il eut
à faire face à une fourmi rouge surgie perfidement d’une
grotte, qui se jeta sur lui en brandissant une épée.
Sur le chemin de la maison, je
m’occupai surtout du roi des fourmis noires. J’avais moi aussi
été profondément touché par son comportement
à l’égard des fourmis rouges. Je sentis qu’un tel
comportement exigeait non seulement une gigantesque force physique ainsi que
beaucoup de courage, mais aussi, très sincèrement, cette vertu
qui peut tour à tour déchaîner en un roi une
sévérité inflexible en face d’agressions fourbes et
déloyales, et le disposer à la miséricorde et à la
bonté vis-à-vis de son propre peuple, des veuves, des orphelins
et autres malheureux sans défense.
J’étais certain que, tôt
ou tard, le roi des fourmis noires gagnerait, mais je n’en dis rien
à mon ami. Je savais qu’il ne serait totalement
impressionné par la victoire écrasante du roi des fourmis noires
que s’il pouvait suivre toutes les étapes du chemin de croix
— je lui dis que la guerre déclarée entre les fourmis
rouges et les fourmis noires constituait la matière d’une
œuvre géante ; cette œuvre est écrite dans un
livre de la taille d’une maison, les pages de ce livre sont
tournées par des machines, et on doit monter sur un pont pour lire les
pages : une demi-page suffirait pour recopier tout Robinson. La guerre des
fourmis aura quatre mille deux cents pages. Et, ce jour-là, en rentrant
chez moi, je développai dans ma tête certains détails, afin
d’avoir mon sujet prêt pour le lendemain. Deux fourmis complotent
une trahison contre le roi des fourmis noires – elles se rencontrent dans
une sombre vallée et attaquent le palais en pleine nuit. Par bonheur, la
reine des fourmis est éveillée, elle avertit son mari,
aussitôt, on sonne l’alarme et l’armée sous le
commandement de deux lieutenants se met en marche vers
C’est ainsi que je devins
écrivain.