Frigyes Karinthy : "M’sieur"
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le bon ÉlÈve est
interrogÉ[1]
Le bon élève est assis au premier
banc, là où il y a trois places: lui est au milieu, le bon
élève, Steinmann. Son nom n’est pas un simple attribut
distinctif — c’est un symbole, ce nom autant de garçons dans
la classe, autant de pères à la maison qui connaissent ce nom.
« Et Steinmann, comment fait-il pour apprendre tout
ça ? » – demandent à la maison trente-deux
pères à trente-deux fils. « Tu devrais demander
à Steinmann qu’il te l’explique », dit le
père, et le fils va effectivement le demander à Steinmann.
Steinmann sait tout à l’avance, avant même qu’on
l’ait expliqué. Il collabore à des revues
mathématiques et connaît des mots mystérieux, tels
qu’on n’en apprend qu’à l’université. Il
y a des choses que nous, les autres, nous connaissons aussi, mais la
façon dont Steinmann les connaît, c’est la seule qui soit
vraie, juste, c’est la façon Absolue de connaître les
choses.
Steinmann est interrogé.
C’est un moment particulier,
solennel. Le professeur a longuement examiné son carnet, une tension
mortelle vibre à travers la Classe. Quand, plus tard, j’ai lu
l’histoire de la Terreur en France, au moment où, parmi les
prisonniers de la Conciergerie, on appelle les condamnés à mort,
c’est toujours la seule représentation que j’ai pu
m’en faire. Les cerveaux affolés épuisent leurs
dernières forces pour tenter de reprendre haleine. Encore deux secondes,
pendant lesquelles chacun débite en soi-même les formules de la
progression géométrique. M’sieur, j’ai
préparé, se dit-on en soi-même. M’sieur, mon fils était
légèrement souffrant hier. L’un se penche sur son cahier,
comme l’autruche, pour qu’on ne le voie pas. L’autre regarde
fixement le professeur dans les yeux, l’hypnotise. Un troisième,
esclave de ses nerfs, est sur le point de défaillir, il ferme les yeux:
que le couperet lui tombe sur la tête. Eglmayer,
au dernier banc, se tapit derrière le dos de Deckmann,
lui, il n’est pas là, merci beaucoup, il n’est au courant de
rien, qu’on l’inscrive parmi les absents, qu’on le raie de la
liste des vivants, qu’on l’oublie, paix à ses cendres, il
n’a pas la moindre envie de participer aux combats de la vie publique.
Le professeur tourne deux pages, il est
peut-être à la lettre K. Altmann qui, au
début de l’année, a fait magyariser son nom en Katona, se
met à cet instant à regretter amèrement cette
démarche hâtive. Mais, bientôt, il pousse un profond soupir
de soulagement: le professeur arrête tout à coup de tourner les
pages et il ferme son carnet.
- Steinmann, au tableau!, dit-il,
d’une voix douce et spéciale. Lourd soupir de délivrance.
Atmosphère extraordinaire, solennelle. Steinmann se lève
rapidement - son voisin saute rapidement du banc et attend, debout,
modestement et poliment, tandis que le bon élève se glisse hors
du banc; tel un garde royal, c’est un accessoire muet, le figurant décoratif
d’un grand événement.
Le professeur est solennel, lui aussi. Il
s’assied en mettant sa chaise à côté du bureau et,
les doigts croisés, se met à réfléchir. Le bon
élève va au tableau et prend la craie. Le professeur réfléchit.
Alors, le bon élève saisit l’éponge et commence
à essuyer prestement le tableau: par ce geste, plein
d’élégance et d’une infinie dignité, il
désire faire savoir qu’il a le temps, lui, qu’il n’a
pas besoin maintenant de se creuser la cervelle, lui, qu’il n’a pas
peur, qu’il est toujours prêt, lui, que, même en attendant le
début de l’interrogation, il veut faire quelque chose
d’utile pour la société, qu’il a le temps de songer
à la propreté des lieux publics et au développement
pacifique de l’humanité, et il essuie le tableau.
- Voyons... dit le professeur
d’un air pensif, en faisant traîner le mot – On va prendre un
exemple intéressant...
Le bon élève toussote
poliment et avec une infinie compréhension. Naturellement, un exemple
intéressant, quelque chose d’approprié à une
situation intéressante. Maintenant, il regarde le professeur
sérieusement et chaleureusement à la fois, comme une belle
comtesse qu’un comte a demandée en mariage et qui, avant de donner
sa réponse, plonge dans les yeux du comte un regard empli de
compréhension et sympathie, consciente de son pouvoir
d’envoûtement, tandis que le comte pressent, avec une joie
émue, que la réponse sera favorable.
- Prenons un cône... dit le
comte.
- Un cône, dit Steinmann, la
comtesse. Et ce petit mot, Steinmann sait déjà le prononcer avec
tant de compréhension, tant de sagesse ; il est le seul à
savoir à quel point ce qu’on va prendre est un cône. Moi,
Steinmann, le meilleur élève de toute la classe, je prends un
cône, mission dont j’ai été chargé par la
société en tant que personnage le plus apte à l’accomplir.
Je ne sais pas encore pourquoi j’ai pris ce cône, mais vous pouvez
tous être tranquilles, quoi qu’il arrive à ce cône, je
serai là, moi aussi, à mon poste, et je me battrai jusqu’au
bout.
- Et puis... dit tout à coup le
professeur – Non, prenons plutôt une pyramide tronquée.
- Une pyramide tronquée,
répète le bon élève, avec si possible, encore plus
d’intelligence dans la voix. Les rapports qu’il entretient, lui,
avec la pyramide tronquée, sont exactement les mêmes qu’avec
le cône, solides, amicaux, quoique, il est vrai, empreints d’un
certain esprit de supériorité. Qu’est-ce, pour lui,
qu’une pyramide tronquée ? Ah ! On ne peut pas
l’induire en erreur, lui ! Il sait parfaitement que la pyramide
tronquée n’est qu’une simple pyramide, comme toutes les
autres, une pyramide telle que même un Eglmayer
peut se la représenter – seulement voilà, la
différence, c’est qu’on y a sectionné une autre
pyramide.
L’interrogation ne
s’éternise pas. Le professeur et le bon élève
conversent à mi-mots, ils se comprennent;
petit à petit s’engage, entre eux, un dialogue intime : nous,
ça fait déjà longtemps qu’on ne les suit plus.
C’est leur affaire à eux deux, deux âmes sœurs
communiant ici devant nous, dans l’atmosphère
éthérée des équations différentielles. Au
beau milieu d’une phrase, le professeur se rend compte qu’il ne
sert à rien de bavarder: c’est une interrogation, destinée
à apprécier les progrès de l’élève.
Et, pour le bon élève, inutile de terminer cette phrase. Car,
pourquoi la terminer ? Subsiste-t-il le moindre doute quant à ses
possibilités de la terminer ?
Le bon élève va se rasseoir,
humblement et sagement. Une minute après, son intérêt est
déjà capté par le balbutiement lamentable de
l’élève, qui le suit au tableau. Un des mots de ce dernier
fait naître sur ses lèvres un sourire narquois et discret, et il
se met à chercher les yeux du professeur, espérant
échanger avec lui un regard significatif: bien qu’il ne dise mot,
et qu’il reste de marbre, il désire montrer par ce sourire
ironique qu’il se rend bien compte de l’énormité
qu’a sortie l’élève interrogé, et qu’il
sait ce qu’il aurait dû répondre.