Frigyes Karinthy :  "M’sieur"

 

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le mauvais ÉlÈve est interrogÉ[1]

 

Non, on ne pouvait vraiment pas s’attendre à autre chose. Et pourtant, il s’y attendait, mais oui, et, bien plus, il avait même rêvé la nuit précédente quelque chose du même genre — mais dans son rêve, c’est en hongrois qu’on l’interrogeait, et tout se passait comme si Fröhlich enseignait aussi le hongrois. Dans son rêve, la question s’est réglée toute seule, il était interrogé sur les droites parallèles, il a même décroché une petite mention.

En entendant prononcer son nom, il n’en croit pas ses oreilles, regarde tout autour de lui qui sait si ce n’est un miracle... Ce coup de son nom à lui ? Mais il ne s’agit peut-être que d’une hallucination, d’un cauchemar angoissant, et maintenant il va sortir de ce rêve. Puis il ramasse sur son banc un tas de cahiers et, tout en marchant dans la petite rue de la rangée des bancs, il pense : « aplusbéparamoinsbé égale acarrémoinsbécarré ». C’est ça qu’il va demander. À coup sûr, c’est ça qu’il va demander. « Si c’est pas ça qu’il demande, je me présente à un examen de passage pour changer d’école, et j’entreprends une carrière militaire.

 Il trébuche en chemin et fait tomber tous ses cahiers. Tandis qu’il s’affaire à les ramasser, s’élèvent derrière son dos les éclats de rire inévitables, tolérés pour une fois : le mauvais élève est hors-la-loi, on a le droit de rire de lui.

Le professeur s’assied et pose son carnet devant lui. Il le regarde. Convulsivement, le mauvais élève ressasse en lui-même la formule «  aplusbépar... », il prend la craie. Le professeur le regarde.

- Vous avez préparé ? demande le professeur.

- Oui, M’sieur. Oh oui, bien sûr qu’il a préparé. Le condamné à mort lui aussi se prépare : il reçoit l’extrême-onction et on lui coupe les cheveux.

- Bien, alors, écrivez

Le mauvais élève se tourne vers le tableau.

Bécarré moins plusparmoins racinecarrée de bémoinsquatreacépardeuxa.

Et le mauvais élève se met à écrire les chiffres docilement, en les répétant ensuite chaque fois. Il les écrit, il les écrit, comme Darne Agnès qui lave, lave le drap souillé du sang de son mari, il Sait de quoi il s’agit, il voit la formule, « juste comme cette nuit-là », lorsqu’il s’était endormi dessus, et qu’il n’avait pas la moindre idée de ce que tout ça pouvait bien signifier. Oui, c’est bien ça, il en a le vague pressentiment, quelque chose comme une équation du second degré - mais, ce que ça va donner, ça...

Il écrit bien lentement en calligraphiant ses chiffres. Il épaissit la queue du quatre – avec le plus grand soin, il essuie un petit morceau de la barre de fraction, pour cela il se déplace spécialement jusqu’à la fenêtre où est posée l’éponge. Ça lui fait gagner du temps. Qui sait, ça va peut-être sonner d’ici là – ou il va se passer quelque chose. En tout cas, c’est sûr, son rôle sur cette estrade-là ne sera pas bien long. Il marque encore une lettre, pose le signe d’égalité, lentement, calmement – Oui, jusqu’à présent, il s’est comporté comme les autres, comme les êtres supérieurs, comme un bon élève. Il ajoute le « a2 ». Une pensée lui traverse tout à coup l’esprit: à l’école militaire, il faut se lever très tôt le matin. Mais après on devient lieutenant. On peut même être muté au port de Fiume.

Pendant ce temps, il écrit avec application. Il n’a toujours pas fini d’écrire. Le profane attentif à cette scène est amené à croire que c’est un bon élève qui est interrogé. Mais, pour l’expert, l’extrême minutie que prend l’élève à dessiner la petite queue du deux est déjà une preuve suffisante. Silence mortel tout autour. Le professeur ne bouge pas. Maintenant il faut parler. – L’équation du second degré... commence-t-il intelligemment, et, clignant les yeux, il regarde le tableau avec une profonde attention. – L’équation du second degré... répète-t-il avec le ton de celui qui répète ses mots, non parce qu’il ne sait pas ce qu’il veut dire, mais plutôt parce que, parmi la masse des choses qu’il a à dire, il veut sélectionner, soupeser et choisir la plus juste, la plus frappante, la plus parfaite.

Mais le professeur, ô, le professeur, lui, ne sait que trop bien ce que tout cela signifie.

- Vous avez préparé ? demande-t-il, durement et sèchement.

- Oui, M’sieur, c’est vrai, j’ai préparé.

Ça, bien sûr, il le dit à toute vitesse, sa voix tremblant d’un acharnement meurtrier, d’une révolte désespérée.

Le professeur (avec un large geste) :

bien, nous vous écoutons ! Le mauvais élève prend une profonde inspiration.

- L’équation du second degré est dérivée de l’équation du premier degré en multipliant l’équation entière...

Et maintenant, il parle, il dit quelque chose. Il espérait être interrompu à la seconde phrase — il jette un coup d’œil sur le professeur. Mais celui-ci le regarde fixement, le visage impassible, il ne dit rien, ni que c’est bon, ni que c’est mauvais. Rien, pas un mot. Pourtant, le mauvais élève sait très bien que ce qu’il dit ne peut pas être bon. Alors, pourquoi le professeur ne parle-t-il pas ? C’est affreux. Sa voix se met à trembler. Il voit tout à coup le professeur soulever son carnet. Il en devient tout blême, et recommence à une allure vertigineuse :

- L’équation du second degré est dérivée de celle du premier degré en... en... M’sieur, c’est vrai, j’ai préparé, M’sieur.

Ernő Polgár, dit le professeur à haute voix. Qu’est-ce qui se passe ?

On en a déjà appelé un autre ? On en a fini avec lui ? Qu’est-ce qui se passe ? Il rêve ?

- L’équation du second degré... reprend-il sur un ton de menace.

Ernő Polgár arrive d’un pas léger, et le voilà déjà à l’autre bout du tableau avec l’autre craie à la main. .

- L’équation... c’est vrai, M’sieur, j’ai préparé.

Pas de réponse. Et maintenant il reste là, debout, tout seul dans la foule, comme sur une île. Pourtant, il ne retourne pas à sa place. On ne lui a pas dit de retourner à sa place – il reste là, le cœur creux, avili, banni. On ne le lui a pas dit, non, on ne lui a pas dit. Il est encore interrogé. Refaire maintenant tout ce chemin, entre les rangées de bancs ? Ça, non ; il préfère rester là, comme un idiot : il bricole, au tableau, d’une main tremblante, parmi les débris de son équation inachevée, comme l’aviateur écrasé au sol, marchant à travers les cylindres éclatés du moteur. Pendant ce temps, l’autre garçon a commencé à répondre. Il parle de droites parallèles – mais, ça aussi, c’est tellement étranger, tellement bizarre... comme tout... tout ce qui les occupe ici autour de lui depuis des années, cette occupation joyeuse, vivante et bruyante... où il ne comprenait jamais rien.., il surnageait, grâce aux phrases qu’il avait réussi à noter, depuis le temps...

Et maintenant, il est là, debout, sans bouger; il espère, il suit attentivement et poliment ce que l’autre dit... de temps en temps, il approuve de la tête, pour faire voir au moins qu’il a préparé... parfois, même, il émet timidement une opinion – se berçant de l’illusion que c’est lui qu’on interroge, mais à voix très basse, pour qu’on ne le renvoie pas à sa place... puis, humblement, il se tait, et écoute... il se penche en avant, prend part à l’interrogation, il tend la craie à l’élève, s’empresse autour de lui, il lui souffle même, bien fort, non pas pour l’aider, mais pour que le professeur voie qu’il souffle, donc qu’il sait... en un mot, il ne se rend pas.

Puis, ses forces le lichent, il se tait, et encore une fois, pense à l’école militaire. Dans son esprit qui s’assombrit viennent se percuter les bruits, comme des mots lointains.., le crépitement de la craie... les visages s’évanouissent et, pendant un bref instant, il voit clairement l’infini, juste au moment où l’élève interrogé dit que c’est le point de rencontre des droites parallèles. Il voit l’infini... quelque chose de grand, de bleu... sur le côté, une petite maisonnette, avec une inscription au-dessus Entrée vers le quatrième infini. Dans la maison, il y a des patères auxquelles les droites parallèles accrochent leur chapeau, puis elles entrent dans la pièce, s’assoient sur le banc, et se saluent joyeusement... les droites parallèles, oui... dans la classe de l’infini, de la compréhension, de la bonté et de l’amour fraternel, la classe où il n’arrivera jamais... cette « classe supérieure » dans laquelle, « en raison de l’insuffisance des résultats », jamais « il ne pourra être admis ».

 

Suite du recueil

 



[1] Traduction de Françoise Gal