Frigyes Karinthy :  "Qui rira le dernier"

 

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lettres au front

 

Le 8 juin.

Mon cher ami,

Tu m’as demandé de te donner de temps en temps de brèves nouvelles de chez nous. Évidemment, pour vous, là-bas, au front, tout est  facile, vous croyez que nous, qui chaque jour affrontons cent fois la mort, avons le temps de vous distraire. Là-bas, assis dans vos tranchées confortables, à l’épreuve des shrapnells, vous vous imaginez notre vie sérieuse et exposée à mille dangers comme une belle aventure romantique. Oui, ça peut se comprendre, je ne vous en veux pas. De temps à autre je t’informerai en une ligne ou deux sur les événements de chez nous.

 

 

Le 10 juin.

Mon cher ami,

Une fois de plus une journée effroyable. Le troisième bataillon du public-division auquel j’ai été affecté, s’est dirigé tôt le matin vers la rue, nous nous sommes déployés en tirailleurs et nous avons commencé une lente progression. L’objectif était, semble-t-il, d’atteindre la ligne des Grands boulevards, occuper la colline du Théâtre National afin d’atteindre à partir de là, dans la mesure du possible, le long du fleuve Rákóczi, la ligne du Musée. Apparemment l’ennemi a dû se rendre compte de nos mouvements. À sept heures, le bataillon ennemi numéro 28 est passé à l’attaque. Quatre trams seulement sont apparus, en uniforme jaune, les roues lourdes, équipés de pied en cap, au début. Ce devait être un poste avancé. Dévoilant immédiatement leur dessein qui consistait à nous compresser dans l’étroite gorge du Théâtre Populaire et à nous y écraser, moi et quelques autres, nous avons sur le champ passé à la contre-attaque en leur courant en face, afin de les croiser, et parvenir en nous faufilant dans leur dos à gagner les Boulevards. Cela s’est transformé en une mêlée générale, les trams se sont rués sur nous pour briser nos lignes. Deux de mes camarades de combat sont tombés et trois autres ont été légèrement blessés. Nous avons été quelques-uns à accéder dans leur dos et en un premier temps nous nous sommes retranchés dans la grotte Simplon. Nous avons dépêché un éclaireur en arrière vers la réserve, pour établir le contact et avoir de leurs nouvelles. L’éclaireur est rapidement revenu et il a annoncé que les trams ont foncé sur nos lignes, ils les ont enfoncées de telle façon qu’aux alentours de la place Teleki tout notre bataillon a été contraint de battre en retraite. Les quelques compagnies de tête ont tenté une résistance héroïque un certain temps, mais elles ont dû se rendre et elles ont fini par monter en petits groupes dans les trams qui, au prix des pires privations, les ont transportés dans le cœur du pays.

 

Le 15 juin.

Mon cher ami,

Je ne peux t’écrire que quelques lignes. Apparemment les trams s’apprêtent à une nouvelle offensive. Depuis le Bois de la Ville on entend de véhémentes sonneries. J’écrirai plus longuement la prochaine fois.

 

Le 20 juin.

Mon cher ami,

À deux heures de l’après-midi, les trams sont passés à l’attaque sur toute la ligne. Ces derniers temps nous avons passablement renforcé nos positions, nous avons creusé des tranchées des deux côtés des trottoirs et tendu des barbelés. Personnellement je me trouvais dans la deuxième ligne ; bientôt la première ligne a battu en retraite dans un grand désordre et les fuyards criaient des horreurs. Ils parlaient d’une cinquantaine de trams armés jusqu’aux dents qui s’étaient rués sur nous avec des roues cloutées, certains prétendaient que les leaders des troupes ennemies que l’on appelle des receveurs, opèrent avec des lassos, ils attrapent les fuyards pendant leur course et les enfoncent sous les roues. D’autres racontaient que les trams blindés étaient équipés d’une arme toute nouvelle, les soi-disant planches de sécurité, placées directement devant les roues et dont le but est d’empêcher le public tombé devant les roues, qui éventuellement aurait encore une chance de se sauver si brusquement il écartait au moins la tête, puisse le faire : parce que la planche de sécurité qui est fixée à une vingtaine de centimètres au-dessus du sol finira à coup sûr par le rattraper et le fourrera sous les roues. J’ai personnellement vérifié la véracité de cette affirmation.

L’attaque fut brève mais sauvage. Malheureusement notre retraite n’a pas pu se faire dans un ordre satisfaisant parce que l’ennemi bien abrité, lui, n’a pas hésité à utiliser des lances à incendie pour désorganiser nos lignes. J’ai été légèrement blessé à une jambe.

 

Le 30 juin.

Mon cher ami,

Je crois que je n’en peux plus : on a des nerfs. Demain, probablement je me porterai bien portant et j’irai au front pour me reposer un peu.

 

Mon cher ami,

Depuis ma dernière lettre, je n’ai guère eu l’occasion de t’écrire. Nous étions en pleins préparatifs, les Trams nous ont repoussés et nous avons dû nous abriter sous les porches et dans les rues latérales en attendant la fin de leur offensive. Je ne peux t’écrire que la même chose que la dernière fois : c’est facile pour vous, là-bas, sous le soleil libre du bon Dieu où il n’y a ni rails, ni câble aérien, ni lance à incendie, ni charrettes de quatre saisons, ni voitures de louage, ni quêteurs, toutes ces horribles inventions dévastatrices de la guerre moderne. Je crois que la prochaine fois je pourrai te rendre compte de jours mouvementés.

 

Mon cher ami,

Comme je te l’avais signalé, les jours difficiles ont recommencé. Dès la première heure de l’aurore, les oreilles de nos sentinelles ont décelé un grondement lointain : malgré la distance, les experts ont pu constater que de l’autre côté, les boîtes de la trente-deuxième tirelire lourde, que l’on appelle les tirelires de la Croix Rouge, commençaient à régler leur tir, ce qui signifiait que l’attaque était vraisemblablement à attendre dans les heures de la matinée. Je peux t’avouer sans fausse honte que nous avions des sueurs froides dans le dos – nous avions encore tous en mémoire la vive échauffourée que nous avions eue face aux boys tcherkesses tireliriens quelques jours auparavant.

 Nous nous attelâmes aux préparatifs, nous partageâmes les munitions et nous occupâmes les abris dans les locaux séparés des cafés, les rues latérales, sous les porches, les égouts, sous les roues des trams désarmés en stationnement, quelques-uns se dissimulèrent dans les trams verts qui stationnent en bordure de route. La première compagnie tenta l’expérience désespérée de percer le plateau du quartier de Józsefváros avant l’attaque, mais apparemment ils se retrouvèrent sous un vif feu de grenades et durent battre en retraite. Vers huit heures le grelot strident des tireliriens s’accentua : apparurent quelques patrouilles ennemies portant leurs jupons rouges et jaunes bien connus, couleurs par lesquelles l’armée féroce et exaspérée de l’empire de la Bienfaisance rappelle le sang versé et les visages jaunes de colère.

À ce moment-là la situation était la suivante :

Les troupes ennemies avaient un avantage considérable et on pouvait craindre un mouvement en tenaille. Il ne restait pas d’autre solution que de tenir à tout prix nos positions : toute action n’eut été que déraison, nous jetant directement dans la gueule des tireliriens ennemis.

Le grelot des tirelires se transforma en crépitement. L’assaut des Tcherkesses à bonnet rouge survint après une demi-heure de préparation d’artillerie. Ils sautèrent dans nos tranchées en criant « Pères tombés au champ d’honneur, victimes de la fièvre puerpérale ! », on en vint à d’horribles corps à corps ; il put être constaté que l’ennemi opéra sur ce tronçon avec des tirelires dum-dum et des tirelires de gaz asphyxiant.

Étant donné que nous étions résolus à tenir bon jusqu’à la dernière goutte de nos kreutzers, le combat fut féroce et acharné. Une bonne demi-heure plus tard de lourdes adolescentes ennemies intervinrent. Nous ne fûmes pas en mesure de stopper le feu effroyable des facéties des machines et nous nous retranchâmes jusqu’à notre deuxième ligne de défense, laissant derrière de nombreux prisonniers et des quantités considérables de munitions.

Cette fois, même les régiments de l’« Association Auxiliaire Tutélaire des Inaptes aux Vacances » entrèrent en action, ainsi que le régiment « Commission soutenant les descendants femelles issus du second lit des veuves des héros tombés au champ d’honneur » et, finalement, les cruels Cosaques enjuponnés « Lys des champs ».

J’ignore l’issue de la bataille ; je sentais que je devais assurer ma fuite, j’eus recours à une ruse. J’arrachai la tirelire de la main d’une adolescente tombée, en l’agitant de façon menaçante je courus jusqu’aux lignes ennemies – les gens de là-bas crurent que j’étais des leurs. Je réussis ma percée sur un terrain exempt de feu où je pus me planquer et attendre l’évolution des événements.

 

Suite du recueil