Frigyes Karinthy :  "Qui rira le dernier"

 

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lÉopold deux

 

Drame

 

Il est recherché un drame dont le sujet serait de l’époque de Joseph II, Léopold II ou François Premier de Habsbourg. L’œuvre théâtrale peut être une tragédie, une comédie ou un drame. Le vainqueur recevra un prix de cent pièces d’or de la part de la Fondation Ferenc Kóczán de Tűzberk. Date limite de la remise des manuscrits le 31 mai 1917.

(AcadÉmie des sciences)

Enfin, me dis-je, me voici tiré d’affaire. J’ai toujours su que seule la dramaturgie permet de se faire beaucoup d’argent, et que tout n’est que question de détermination, mais il me manquait le thème, le cadre, l’idée. J’ai étudié l’altitude et la profondeur de la vie, je suis descendu dans les cloaques du crime, j’ai visité les salons de marbres des gens heureux, je me suis rendu aux champs de batailles et, dans mon imagination, j’ai parcouru l’avenir aventureux, j’ai été heureux et malheureux, j’ai connu le bonheur et le dépit en amour, il m’est arrivé de sentir la proximité de la mort et mon cœur a déjà été fouetté par l’orage paradisiaque de l’au-delà. Mais je n’ai jamais rencontré nulle part la grande Idée ou le grand Idéal qui auraient pu donner naissance au Drame. Cette fois, le voici, comment n’ai-je pas pu y penser plus tôt ! C’est l’œuf de Christophe Colomb, il a suffi de lui tomber dessus. Léopold Deux – mon Dieu, ai-je pu l’oublier ? Hic Rhodus, hic salta[1] je dépose par la présente sous le titre "Léopold Deux"  ma contribution au concours anonyme de l’Académie des Sciences.

 

acte I

 

(La scène se passe dans l’intérieur du trai… je veux dire de la malle-poste de la ligne de Kanizsa. Tout est agencé selon le goût de l’époque de Léopold Deux.

Personnages : le comte Grosgourdin, le baron Échalas, le cocher de la malle-poste.

La voiture roule à vive allure.)

 

Le comte (au cocher) : Où sommes-nous ?

Le cocher : Au temps de Léopold Deux, dans un milieu d’époque.

Le comte : Ce n’est pas ce que je demande, ça nous le savons tous les trois. Oui, quelle chose grandiose que de vivre sous Léopold Deux, on se sent tout électrisé.

Le baron: Je me sens plutôt bercé dans un agréable demi-sommeil par cette atmosphère poétique que nous vivons ici tous les trois, voilà si longtemps, si longtemps, au temps de Léopold Deux.

Le comte : Ah, en effet. Moi aussi ça m’endort.

Le baron : J’ai très sommeil, et une fois que je m’endors, on ne peut même pas me réveiller au son du canon. Tiens, j’y pense, hé, receveur, moi, je dois descendre à Siófok. Si à ce moment-là je dormais, tâchez de me réveiller, et si ça ne va pas tout seul, je vous encourage à me saisir et à me jeter hors de votre voiture, même si je regimbais dans mon demi-sommeil, parce que c’est une de mes mauvaises habitudes. Tenez, voici un forint pour le service.

Le receveur (examine la pièce) : C’est bon, c’est un vieux forint du temps de Léopold Deux. Ne soyez pas choqué de ma méfiance, mais l’autre jour quelqu’un a bien essayé de me rouler, il m’a donné un billet de deux couronnes à moi qui, comme chacun sait, vis au temps de Léopold Deux.

 

Rideau

 

acte II

 

(La scène se passe au relais de poste de Kanizsa. Beaucoup de gens attendent à la gare l’arrivée de la voiture express des postes. Le chef de gare sort sur la route parce que la voiture de Kanizsa arrive. Le Baron et le Cocher descendent de la voiture. Le Baron est surexcité, il hurle, il gesticule sous le nez du cocher.)

 

Le baron (tout rouge, hors de lui) : Vous êtes un cochon, un escroc ! Vous êtes un salopard ! Je vais vous assommer ! Ne vous ai-je pas dit de me réveiller à Siófok, et en cas de difficulté de me jeter hors de la voiture ? Et le voilà qui me réveille à Kanizsa ! Je vais vous assommer !

Le cocher (rentre la tête dans les épaules, ne répond pas.)

Le chef de gare  (s’approche, donne un coup de coude au cocher) : Dites, Cocher, pourquoi admettez-vous qu’on hurle avec vous de la sorte, qu’est-ce que c’est que ce charivari ?

Le cocher (fait un geste de résignation avec la main) : Vous appelez ça un charivari ? Vous auriez dû entendre l’autre, celui que j’ai jeté dehors à Siófok !!…

Le chef de gare : Canaille ! Vous osez me raconter une blague aussi usée ? Celle-là, je l’ai déjà entendue au temps de Ferdinand Premier.

Le cocher : Tant pis. Il n’y a qu’à changer Léopold Deux en Ferdinand Premier dans toute la pièce, et l’année prochaine nous pourrons postuler au Concours Kóczán de l’Académie qu’ils lanceront pour l’écriture de comédies dramatiques du temps de Ferdinand Premier.

 

Rideau

 

Suite du recueil

 



[1] Voici Rhodes, il faut sauter : citation d’une fable d’Ésope.