Frigyes Karinthy :  "Qui rira le dernier"

 

afficher le texte en hongrois

CHARCUTERIE

 

Il ne s’agit pas ici de charcuterie en tranches, et pas non plus de miche de pain tranchée, mais – c’est justement le sujet : je ne sais pas de quoi il s’agit. Ici je peux m’exprimer tranquillement, personne ne m’entend, et personne n’apprendra ce que je ne révélerai jamais à personne, ce que j’emporterai dans ma tombe, le secret, que je sais que je ne sais pas, que je ne sais vraiment pas ce que veut dire charcuté. Mon enfant, que tu ne l’apprenne jamais, et si tu l’apprends quand même, rougis-en et cache-le, mais ne révèle jamais toi non plus que ton père ignorait ce que veut dire charcuté. Cette feuille de papier muette et solitaire doit rester le témoin de ma destinée – cette feuille et nul autre.

Et si tout de même la malédiction de mon adversité était révélée, et si les gens me désignaient du doigt dans la rue, lui au moins ne doit pas l’apprendre, je vous supplie, les gens, ne lui répétaient pas que j’ignore ce que veut dire charcuté. Moi je le comprends et je ne le maudis pas, je sais qu’il me voulait du bien, mon ami Sándor, ce qui s’est passé n’est pas de sa faute. Lui, il m’avait expliqué plein d’enthousiasme, le cœur sur la main, que maintenant, maintenant, je devais lui donner tout l’argent que j’avais sur moi, parce que maintenant on pouvait gagner de l’argent plein son chapeau, dans cette course-là, que je ne devais pas écouter les imbéciles qui, en avalant les balivernes brillantes de la popularité, favorisent tous Éclair et ne misent que sur lui. Je devais lui donner tout mon argent, le miser sur Poussif, oui, cette petite jument chétive là-bas qui porte le numéro quatre et dont tout le monde prétend que ce n’est qu’une haridelle . Car que savent les gens ? Les gens ignorent que ce Poussif avait pour mère Malauxongles, jadis la meilleure deux ans, mais lui, mon ami Sándor, est en bons termes avec tous les managers et lui, il sait ce que vaut ce Poussif.

J’étais ébloui de voir à quel point mon ami Sándor était bien informé. Avant de lui donner mon argent je lui ai seulement demandé de me dire aussi qui était le papa de Poussif. Mais mon ami Sándor a affiché un sourire condescendant et discret, il a remarqué fermement que je devais lui faire confiance. J’étais gêné, j’ai rougi, j’ai balbutié honteusement pour me faire pardonner d’être indiscret, de manquer de respect à sa vie privée…

Après cela je n’ai plus osé ouvrir la bouche de peur de gaffer, je lui ai vite donné tout l’argent, et mon ami Sándor l’a si bien chargé sur Poussif que j’ai commencé à me soucier : n’allait-il pas crouler sous ce poids, sur une si longue distance.

Puis les chevaux se sont mis à trotter, et mon ami se tenait près de moi et me montrait, les yeux brillants : tu vois, il est là, Poussif, le numéro quatre.et je l’ai bien vu poussif, on le voyait bien, parce qu’il déambulait tout à fait à part, loin des autres, dans une solitude aristocratique, sur la piste, à un demi-kilomètre derrière les autres chevaux. Tu vois, m’expliqua Sándor avec enthousiasme, il laisse passer les autres devant lui, il ne révèle pas sa forme en début  de course, il réserve ses forces, il montrera ce qu’il sait faire dans la dernière ligne droite. Sa maman, Éléfanta, usait de la même stratégie, c’est toujours dans la dernière ligne droite qu’elle battait ses concurrents. Je devais reconnaître que Poussif était vraiment un cheval astucieux, son retard ne faisait que s’accumuler, elle laissait passer tous les autres devant elle, la rusée – attendez donc, me disais-je en levant mon regard admiratif sur la figure auréolée de mon ami Sándor – vous allez voir ce que vous allez voir.

Mais la distance grandissait, la dernière ligne droite approchait, et je commençais à ne plus comprendre, lorsque tout à coup j’entends mon ami Sándor qui crie : « Charcuté ! Poussif est charcuté ! » - Charcuté ? – ai-je répété, hésitant.

- Charcuté ! – cria Sándor. – Tu ne vois pas qu’il a été charcuté ?

- Si, bien sûr – ai-je répondu, incertain – je le vois bien ! C’est magnifique ! On est sûr maintenant qu’il va gagner, hein ?

Or la minute suivante la sonnerie retentit et on a accroché le panneau indiquant que la course avait été remportée par Éclair, le favori. Poussif n’était pas placé.

En rentrant à la maison, après avoir décidé de sauter plutôt du pont de chemin de fer afin d’économiser au moins l’octroi du pont, j’ai prudemment demandé à Sándor  à quoi était dû l’échec de Poussif, à son avis.

- Non mais ! – me rabroua-t-il. – Tu n’as pas vu qu’il a été charcuté ?

- Ah bon… Charcuté… Bien sûr – ai-je rougi.

Je fais savoir par la présente à la police que le cadavre d’homme brun, de taille moyenne, qu’ils repêcheront après-demain à Mohács dans le Danube, c’est moi. Signe particulier : ignore ce que veut dire charcuté.

 

Suite du recueil