Frigyes Karinthy :  "Qui rira le dernier"

 

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la prairie

 

Au printemps la prairie se mit à s’agiter : elle tendit ses branches, elle allongea ses racines, elle gigota. Elle fit l’essayage de sa robe verte à pois rouges qu’elle avait commandée en hiver, elle l’essaya, elle la caressa – par endroits elle y laissa un décolleté coquin. Ses collines rebondies haletaient doucement – la prairie préparait quelque chose. Elle ne dit rien et elle évita d’attirer l’attention, mais de temps en temps, parmi les arbres, à travers ses cils baissés, elle guettait furtivement la route.

Sur la route apparut une bande rouge : un général s’approchait lentement, enfoncé dans ses pensées, et les yeux clignés il passait la prairie en revue, il s’arrêta. Puis il acquiesça. Le général se dit :

- Bon terrain. Par là-bas, derrière la chaîne des collines, il est possible de largement se déployer en tirailleurs, on peut creuser des tranchées doubles et les tenir. Ici, à la lisière de la forêt il y a tout ce qu’il faut pour bien abriter l’artillerie, et sur le côté c’est l’emplacement des mitrailleuses. Ces trois collines-là donnent de larges aperçus pour l’observation, en bas un confortable passage pour le train le long de la rivière. Le dispensaire de campagne trouvera aussi un bon emplacement, et on peut relier le tout avec un réseau de barbelés. Je ne pourrais même pas imaginer un terrain plus idéal pour une attaque concentrée, bien préparée.

Quelques gouttes de rosée apparurent dans les yeux de la prairie, elle se détourna et tira sur elle sa couverture de vapeur. Plus tard le temps s’éclaircit et la prairie se mit à guetter la route. Un commerçant passait par là et il l’observa distraitement. Il se demanda, en comptant involontairement :

- Combien d’acres ça peut faire ? On pourrait la semer de chanvre, deux mois plus tard, si tout se déroule bien, on pourrait le couper avant même que les prix soient plafonnés. Je devrais en parler à Guttmann, il s’y connaît. La récolte ne doit pas être vendue, elle doit être retenue quelques mois, le temps que les prix montent, et même alors sans lancer tout d’un seul coup sur le marché, mais faire un consortium, passer un accord avec l’usine, fabriquer du linge militaire, trouver les bonnes combines et vendre tout à l’armée. Ce serait une coquette affaire, ma foi, une coquette affaire.

En entendant ces mots la prairie rougit de colère et cracha. De sombres nuages traversèrent son front. Mais plus tard son visage s’épanouit : un beau jeune homme s’approchait sur la route portant palette, chevalet, boîte de couleurs.

- Quel paysage admirable ! – s’écria le jeune homme avec enthousiasme. – On va s’arrêter ici, cela me donne des idées.

Il planta le chevalet, tendit la toile et se mit à dessiner à toute vitesse. La prairie trouva au début cette admiration flatteuse – elle devint pourpre, des bandes dorées zigzaguaient sur son corps et elle s’enivrait du plaisir de cette attention en retenant son souffle, elle fit semblant de ne rien voir. Mais quelque temps plus tard son intérêt diminua, vint l’ennui, alors que le peintre ne bougeait toujours pas de sa position ; la prairie se mit à gigoter, à agiter son voile parfumé, elle abaissa son fichu de nuages.

- L’éclairage a changé, se dit le peintre contrarié, et il ramassa son chevalet sous le bras. – Ça ne vaut plus rien.

Et il s’en alla.

Par la suite vint un poète qui couvrit la prairie de dithyrambes. Il décrivit chaque vallon, chaque mamelon séparément, chaque ruisseau qui ceignait le pied des collines de ses doux reflets et la coupole du firmament. Il s’assit pour composer son poème et quand il fut prêt, courut le vendre à sa rédaction.

Alors la prairie déchira sa robe, soupira de vent et pleura une averse, elle se dévêtit complètement, se mit en blanc et, désespérée, s’adonna d’ennui à l’Hiver qui la courtisait déjà depuis un certain temps. Dès lors elle se négligea, blasée, elle perdit goût à la vie, elle accoucha et éleva dans son corps fertile une vile génération de larves et de vers, enfants de l’hiver et du dépérissement.