Frigyes
Karinthy : "Qui rira le dernier"
le fiacrus
Étude phylogénétique sur les traces de
Bölsche[1]
… arrivés
à ce point, mon cher lecteur, ne perdons pas de vue une certaine
espèce animale qui légitime avec évidence notre
thèse. Il s’agit du fiacrus budapestus, une espèce toujours assez prolifique
bien qu’il n’y ait qu’un seul climat favorisant ses
conditions d’existence et, à l’instar de certains marsupiaux
australiens, elle ne survit que sur un territoire extrêmement restreint
du globe terrestre. Il existe peu d’autres animaux offrant autant de
données à la théorie comparative de
l’évolution : on ne peut guère trouver une meilleure
illustration de certaines théories telles que l’atrophiement, le concubinatus, le parasitage, etc.
Dès la première vue,
l’aspect extérieur de cet animal doit attirer le regard, même celui
du profane, il doit le faire réfléchir. S’il reste encore
quelqu’un pour douter des principes de Darwin affirmant que les
espèces proviennent les unes des autres, celui-là doit rendre les
armes à la vue de cet être particulier dont l’avant-train
ressemble manifestement à un cheval ordinaire, donnant
l’impression d’une partie séparée, pour se terminer
en l’arrière-train d’un autre quadrupède dont
l’origine est beaucoup moins bien reconnaissable.
Devant cet animal phénoménal
la science se trouve déconcertée, ne sachant pas dans quel groupe
le classer. Nous devons considérer le fiacrus
comme un être transitoire, un missing link qui, tel un lien intermédiaire à la
limite de deux groupes principaux, témoigne de l’inexistence de
sauts dans la nature, apparemment à l’instar d’un
mammifère à bec, de la lamproie ou encore la minuscule nocticule. Le f. possède une colonne
vertébrale comme les mammifères, mais en même temps il a
huit pattes, par conséquent il devrait être classé parmi
les aranéides. La nature, dans un caprice particulier, l’a
équipé d’un cumul d’organes dans un ordre des plus
surprenants. L’avant-train fait de toute façon penser au cheval,
mais bien sûr la forme primitive apparaît sous un aspect fortement
dégénéré. Sa particularité la plus
intéressante consiste en ce que, contrairement aux mammifères
ordinaires, il a deux bouches, l’une devant pour manger, l’autre un
peu plus haut, avant la partie arrière, celle avec laquelle il boit et
il hurle.
Mais ce qui nous intéresse le plus
quant à notre théorie, c’est l’arrière-train
déjà évoqué à plusieurs reprises qui, tel un
appendice inorganique, pendouille derrière les quatre pattes
antérieures de l’animal, le déconnectant de la circulation
sanguine, à la manière des ongles, des cheveux, ou encore des
mandibules fortes et ramifiées du lucane. En effet, il a
été impossible jusqu’à présent de découvrir
la fonction de cet appendice. Deux hypothèses ont coexisté sur ce
point, mais aucune n’a pu être attestée par
l’expérience. Selon l’une, le f. procédant de la
famille des marsupiaux, il convient simplement de considérer cet
appendice, comme une poche fortement développée et
détachée (l’ample cavité de son intérieur,
pouvant à la rigueur contenir deux hommes, témoignerait dans ce
sens), cette poche serait le réservoir protecteur des petits f. durant
leur croissance. Le fait en revanche qu’on n’y ait jamais encore
trouvé de petits f., contredit cette hypothèse. Selon la
deuxième hypothèse, le f. est un descendant direct du
bernard-l’hermite, crustacé qui colle son abdomen à la
coquille vide de certains gastéropodes pour protéger son corps
fragile et mieux s’y blottir à l’intérieur. Cette
théorie paraît plus plaisante, vu que cet appendice vide, à
l’instar des coquilles des escargots et des moules, est fait de
matières calcaires inorganiques. Le hic est qu’on n’a jamais
vu le f. se retirer dans ce réservoir, au contraire, un instinct
précis ou une inclination paraît agir dans cet animal
mystérieux l’incitant à veiller obstinément sur le
maintien intact du vide du susdit réservoir. Non seulement,
lui-même n’y rentre jamais comme le font les escargots, mais on
dirait qu’il a une horreur maladive d’y laisser loger quoi que ce
soit. Les indigènes savent fort bien cela, et fatigués
d’avoir trop marché, ils tentent fréquemment de sauter dans
l’appendice du f. afin de se laisser porter, mais leurs efforts sont
toujours restés vains, l’étrange fauve se met à
courir comme un écervelé, et qui plus est avec son antenne
semblable à un fouet il se met à gesticuler
désespérément pour se défendre, dès
qu’il remarque un tel dessein. Ceci est d’autant plus surprenant que
de nombreuses fois on a déjà tenté de le domestiquer, de
cent manières, en lui tendant à boire et à manger, voire
des pièces sonnantes et trébuchantes. Mais le f.
préfère manifestement souffrir de la faim, voire périr
d’inanition, plutôt que tolérer une surcharge pourtant
insignifiante. Cette timidité de sa part semble contredite par son envie
manifeste de séjourner au milieu d’humains, il recherche les
quartiers peuplés, il traverse volontiers la foule.
Nous restons persuadés que nous nous trouvons ici face à un cas spécial de vestige organique dégénéré, qui…