Frigyes
Karinthy : "Qui rira le dernier"
bienfaisance
Moi, je l’ai
rencontrée il y a vingt mille ans déjà dans un paysage
lumineux, méridional, alors qu’aucun homme ne vivait encore sur la
terre. Les sommets des monts étaient encore chauffés au rouge par
le feu intérieur du globe, des fougères grasses verdoyaient dans
les vallées, des lézards heureux zigzaguaient dans l’herbe
et le dragon traversait le ciel bleu pur en cliquetant.
Elle portait une robe bleue
délavée sur son corps maigre, de gros souliers aux pieds, des
binocles sur le nez. Vue dans l’ensemble, un phénomène pas
particulièrement attirant, néanmoins une femme, même si un
peu canonique. Qu’elle fût encore jeune fille, je devais le
supposer, puisque aucun homme n’existait encore en ce monde. J’ai
regardé ma montre : c’était le sixième jour
à trois heures de l’après-midi – la création
de l’homme ne devrait plus tarder. Mais alors… S’agirait-il
déjà d’Ève ? Assez incroyable, mais je me
devais de le supposer.
Je me suis adressé à elle en
plusieurs langues sans qu’elle me réponde. Enfin elle m’a
compris en anglais, nous avons pu entreprendre une conversation.
- N’est-ce pas à
Ève que j’ai l’honneur ? – ai-je demandé
courtoisement. – Je me permets de poser cette question car selon la Bible,
ce devrait être maintenant votre ère.
Elle afficha une grimace autour de son nez
osseux et poursuivit son ouvrage au crochet.
- Non, dit-elle pleine de
mépris, je suis sa sœur aînée. Ma petite sœur
Ève n’est pas encore née – on dit qu’elle devra
bientôt arriver.
- Ça n’a pas l’air
de vous réjouir.
- J’espère que je
n’aurai pas trop souvent affaire à elle. I don’t
want her.
- Vous lui en voulez ?
- Elle sera une créature
légère, sotte, égoïste. Elle se tracassera sans cesse
pour sa toilette, ses robes. Elle voudra plaire, elle voudra être belle.
Elle voudra bien vivre. Elle voudra être heureuse. Elle voudra semer le
bonheur. Pouah !
- Mais tout de même,
chère Miss, réfléchissez, c’est elle qui mettra au
monde l’Homme.
Elle fit un geste méprisant.
- Oui, inconsciemment et
involontairement, nullement par altruisme ou serviabilité, mais parce
qu’elle croit qu’elle y trouvera du plaisir, vu qu’elle ne
cherche en toute chose que son propre plaisir, la garce.
- Vous avez des principes
sévères, Miss, mais voyez-vous, le mystère de la
maternité existe en toute femme. Dites-moi donc pour qui vous crochetez
cette couverture que je vois entre vos doigts, si ce n’est pas pour un
être minuscule que vous ne connaissez pas encore, mais que vous
pressentez, et que vous voudrez aimer ?
Elle me toisa des pieds à la
tête.
- Pour qui me prenez-vous ?
– dit-elle avec l’indignation d’une vierge. – Je suis
une femme honnête. En outre ce fichu n’est pas destiné
à un nourrisson.
- Vous ne pensez pas à un
être à naître, pendant que vous y travaillez ?
- Si, mais ce ne sera pas un
vêtement à porter. Ce sera un bandage pour son bras ou sa jambe.
- Ciel ! Pour quoi faire ?
- Un lion lui arrachera le bras. Un
ours lui brisera la jambe. Qui devra les lui panser si ce n’est pas moi,
l’altruisme de l’innocence virginale, la main bienfaisante, le
baume rafraîchissant, le génie tutélaire de ceux qui
souffrent ?
Je me sentis effaré.
- Ciel ! – dis-je. –
Ne dites pas pareilles horreurs. L’Homme n’est même pas
né, comment savez-vous qu’il subira un sort aussi funeste ?
- Comment je le sais ? –
cria-t-elle de plus en plus fort, dans une noble révolte. – Je le
sais parce que, moi, je ne me consacre pas seulement à des
futilités et des loisirs comme vous autres, moi je pense aussi à ceux
qui souffrent, je pense aux larmes qu’il faudra essuyer, au sang
qu’il faudra éponger, aux membres qu’il faudra redresser,
aux oreilles arrachées qu’il faudra recoller, aux ventres
déchirés qu’il faudra recoudre, aux cervelles
giclées à nettoyer, aux paupières des morts qu’il
faudra fermer. Qui devra les essuyer, les éponger, les redresser, les
recoller, les recoudre, les nettoyer, les fermer, si ce n’est moi, ange
blanc de la bonté et de la souffrance que je suis, Kyrie Eleison !
Que savez-vous, vous qui ne pensez qu’à des futilités comme
créer l’homme, l’environner de bonheur – que
savez-vous ? Savez-vous ce qu’il y aura ici ?
L’envisagez-vous ? Envisagez-vous la façon dont le crocodile
vous mangera la tête, le requin vous arrachera la jambe ? Envisagez-vous
les maladies, le sang, la malédiction, la misère, la peste ?
Moi je prévois tout, moi je sais tout. Je me prépare. Moi je sais
que la Roumanie ne restera pas neutre, moi je prépare déjà
de la charpie pour les soldats roumains qui auront aussi besoin de moi.
C’est moi qui épongerai leur sang… Sang… Sang…
- Ciel ! – chuchotai-je
effrayé – ne criez pas si fort, on risque de vous entendre.
Effectivement, un lion s’approcha en
paissant de l’herbe. Entendant le bruit il s’arrêta et ouvrit
de grands yeux curieux.
- Qu’on m’entende,
continua de crier le génie tutélaire, et elle s’adressa au
lion.
- N’ai-je pas raison ?
– lui demanda-t-elle.
- En quoi, s’il vous
plaît ? – répondit le lion poliment.
- En fabriquant de la charpie pour
l’homme à qui tu arracheras le bras.
- Son bras ? –
s’étonna le lion. Un bras, ça s’arrache ?
Écoutez, c’est intéressant, je n’y aurais jamais
pensé, mais c’est décidément une bonne idée.
En effet, je lui arracherai le bras.