Frigyes
Karinthy : "Qui rira le dernier"
l’art de la comÉdie
Un ami officier raconte :
En temps de paix je n’ai pas souvent
fréquenté les théâtres ; les quelques
représentations auxquelles j’avais assisté ne m’ont
pas laissé un souvenir vraiment agréable. J’avais
l’impression que toutes les pièces de théâtre
donnaient une image fausse et exagérée de la vie, elles
reflétaient l’effort de l’auteur de vouloir faire de
l’effet à tout prix. En ce qui concerne la création des
comédiens, leurs explosions forcées, leurs pleurnicheries
mièvres m’ont toujours répugné et rempli
d’aversion : je ne les ai jamais senties sincères. Les
caractères prétendument naturalistes me remplissaient surtout d’antipathie,
quand le comédien jouait la misère, le malheur, le crime, la
vieillesse, je ne sentais en général que l’emplâtre,
l’effort et la sueur, et je me disais que les gens que ces
comédiens nous montrent n’existaient tout simplement pas et ne
pouvaient pas exister : tout cela n’était que trucs
inventés, fausseté, chasse à l’effet, mensonge.
Après la percée de Gorizia,
nous parcourûmes à allure rapide toute une série de
villages dont les populations fuyaient devant nous. Parmi les
éléments restés dans les maisons brûlées, sur
les routes, dans les bois, nos soldats ramassaient beaucoup de gens qui
paraissaient suspects ; pour une raison ou une autre ils
nécessitaient enquête et sélection. Je faisais partie de la
commission d’instruction : nous auditionnions les suspects, ceux
contre lesquels on ne pouvait rien prouver, nous les relâchions,, nous envoyions les autres devant un tribunal militaire.
Un soir, une petite vieille rabougrie,
à demi aveugle fut conduite devant nous. Celui qui l’avait
amenée l’avait trouvée une demi-heure plus tôt dans
la cuisine d’une maison incendiée, elle fouillait dans les cendres
et quand elle avait aperçu le soldat, avait caché quelque chose
dans son tablier, et elle s’obstinait à refuser de montrer ce que
c’était.
La vieille jacassait et se lamentait dans
un dialecte russe incompréhensible : aucun de nous ne pouvait
comprendre. On finit par dénicher un interprète qui
éplucha difficilement des dires de la pauvre vieille folle ce qui nous
intéressait.
Il s’avéra qu’avant
l’offensive, la vieille habitait la maison où elle avait
été trouvée dans
À la manière dont elle
rapportait toute cette affaire, la tragicomédie de sa vie, en clignant
de ses yeux rouges, cherchant sa respiration, à sa façon de fixer
idiotement le tablier que nous lui arrachâmes par la force et, à
la vue de la poignée de cendres, à sa façon
d’éclater en sanglots, une crampe inconnue me saisit et me serra
brusquement le cœur. Je vis l’image de toutes ces misères,
tous ces malheurs humains, avec des contours très nets, comme à
la lueur d’un éclair, je sentis que je voyais devant moi un
symbole. En même temps j’avais un souvenir flou, l’impression
d’avoir déjà vu ce symbole quelque part, mais sans alors
ressentir le même effet. J’avais honte de mon émotion, je
quittai la pièce, je méditai sous le ciel étoilé et
il me revint que c’est dans la pièce d’un auteur russe
naturaliste que j’avais vu cette vieille : elle était
jouée par une actrice célèbre et alors le personnage
m’avait paru exagéré et faux. Cette fois, ému et
repentant, je demandai pardon à cette comédienne et à
l’art naturaliste de la comédie ; c’est eux qui avaient
raison, une telle misère, une telle souffrance existait vraiment, elles
font partie de la vie, tout comme de telles vieilles dont j’avais cru
qu’elles n’existaient que dans l’imagination des mauvais
comédiens.
Le lendemain matin mes camarades officiers
me rapportèrent que la vieille femme de la veille avait
été envoyée devant le tribunal militaire : lors des
fouilles on avait retrouvé sur elle les plans détaillés de
nos positions. Mise au pied du mur elle avoua qu’elle était
actrice du théâtre de Lublin, en mission d’espionnage pour
les Russes, et c’est en cette qualité qu’elle
s’était déguisée en vieille vagabonde.
J’ignore ce qu’elle est
devenue. J’espère qu’elle a été pendue, elle
l’eut mérité, elle était une piètre
comédienne, elle jouait tout à fait comme les autres.