János Sansterre
PROLOGUE
Un
coin du club. Une grande table, des journaux, des fauteuils autour de la table.
Une
cheminée.
SZÉKELY : Bref,
pour nous résumer : cher Maître, combien on peut gagner avec une pièce de
théâtre ?
ANTAL : Beaucoup.
SZÉKELY : Quand
même ?
ANTAL : Si
vous y tenez. Un théâtre normal peut encaisser six à sept mille pengoes.
L’auteur touche dix pour cent des recettes brutes. Cela fait sept cents
pengoes.
SZÉKELY : En
un soir?
ANTAL : En
un soir.
SZÉKELY : Sept
cents pengoes un soir… ? C’est colossal ! Sept mille pengoes après
dix représentations. (Tout excité.)
Trente-cinq mille pengoes après cinquante représentations ! Soixante-dix
mille pengoes après cent !
ANTAL : À
Budapest.
SZÉKELY : À
Budapest… Et à Vienne ?
ANTAL : La
même chose en schillings. Et à Berlin…
SZÉKELY : La
même chose en marks…
ANTAL : Il
existe ensuite trois cents salles allemandes. Des villes importantes, telles
que Hambourg, Francfort, Munich, Dresde…
SZÉKELY : Trois
cents salles ! Cela fait… soixante-dix… (Il compte mentalement.)
ANTAL : Vient
ensuite Paris, encore qu’il soit difficile de gagner de l’argent chez les
Français, parce que le traducteur français écrème cinquante pour cent des
revenus. Si l’on compte l’Amérique, là-bas un succès moyen représente douze à
quatorze mille dollars brut hebdomadaires. 14 000 dollars par semaine.
SZÉKELY : Pengoes, schillings, marks, dollars ! Toute
une fortune !
BÁLINT (auteur dramatique, quarante à cinquante ans,
homme amer, entre) : Salut !
ANTAL : Salut.
(Il présente Székely.) Notre ami
Székely, invité de notre club.
BÁLINT : Bálint.
SZÉKELY (heureux) : Sándor Bálint, le
célébrissime auteur dramatique ?
BÁLINT (amer) : En personne. (Il s’assoit.)
ANTAL : Mon
ami Székely cherche à savoir combien on peut gagner avec une pièce de théâtre.
BÁLINT : Rien.
SZÉKELY : Hé,
hé, hé… Rien… Des pengoes, schillings, marks,
dollars. Rien qu’à Budapest des
recettes brut de sept cents pengoes chaque soir.
BÁLINT : Vous
parlez d’une pièce que l’on joue.
SZÉKELY : Évidemment…
BÁLINT : Et
celle que l’on ne joue pas ?
SZÉKELY : Bon,
je ne parlais pas d’auteurs dramatiques confidentiels…
BÁLINT : Chacun
est un auteur dramatique secret. Je n’ai jamais rencontré un homme en pantalon,
un médecin, avocat, professeur, directeur de banque, agent financier,
secrétaire d’État, qui n’aurait pas une pièce déjà écrite, cachée, mais au
moins un thème, un scénario de film… Et ils ont bien raison, c’est ce qu’il y a
de plus beau… Ils peuvent tomber dans le mille… Ou se faire rattraper par
l’époque. L’époque s’adaptera en bêtise à leur pièce – il apparaîtra tout à
coup qu’ils ont écrit un chef-d’œuvre.
SZÉKELY : C’est
vous qui dites cela, Maître, après tant de succès partout ?
BÁLINT : C’est
moi qui le dis. (Vers Antal qui sourit.)
Qu’est-ce qui te fait rire ? Crétin !
ANTAL : Avouons
que tu as rarement été perdant jusqu’ici.
BÁLINT : C’est
étonnant à quel point même quelqu’un du métier puisse être ignorant. Alors
écoute-moi bien. (S’adressant à Székely.)
Cher public, aimez-vous aller au théâtre ?
SZÉKELY : J’adore.
BÁLINT : Alors,
cher monsieur l’adorateur, combien de mes succès mondiaux gardez-vous en
mémoire ?
SZÉKELY : Attendez
un peu. Il y a ce magnifique drame exotique – puis ce… Comment ça s’appelle
déjà là où il y a une chaise à droite – c’est Hegedűs
qui l’a jouée, elle était tapissée en rouge…
BÁLINT : C’est
Molnár qui l’a écrite.
SZÉKELY : Oh
pardon, pardon. Il y avait aussi un splendide rôle féminin, puis une pièce
historique, n’est-ce pas, au National – dans laquelle on disait « Ah,
salut, salut, et la santé, comment ça va ? » - et dernièrement votre
pièce si amusante – nous nous sommes même dits avec ma femme que c’est votre
œuvre la plus réussie…
BÁLINT : Autrement
dit, vous pouvez vous rappeler trois ou quatre de mes pièces. Savez-vous
combien j’en ai écrites ? Vingt. Mais grâce à Dieu, le public ne retient
que les succès. Alors calculons : divisez trois grands succès en
vingt-cinq ans, retranchez-en ce que les agences ont rançonné, ce que
l’étranger a volé, ajoutez-y la souffrance, la concentration inhumaine,
nécessaire pour l’écriture dramatique, les aléas nerveux qui accompagnent les
répétitions, les générales, les premières, et aussi que parfois le travail de
toute une année est anéanti le jour d’une générale, ajoutez-y aussi la honte
que représente un four, et aussi le risque que pendant trois ou quatre ans rien
n’aboutit, on est écrasé par le sentiment humiliant qu’on est passé de mode,
parce qu’une pièce de théâtre est toujours un peu un article saisonnier.
N’oublions pas non plus que mes meilleures deux ou trois pièces gisent encore à
l’état de manuscrit dans mon tiroir, et alors… (Antal rit.) Qu’est-ce que tu as à rigoler, imbécile ?
ANTAL : Cela
fait dix ans que je t’entends te lamenter. Mais tu as toujours ta belle auto.
BÁLINT : Attends
un peu. (Il s’adresse à Székely.) Dites, cher Monsieur Székely, quelle
profession exercez-vous ?
SZÉKELY : Je
suis dentiste… J’ai un cabinet privé, avec quatre assistants… Je suis un grand
ami des théâtres… Monsieur Antal est mon patient préféré.
BÁLINT : Félicitations.
M’est-il permis de m’informer – non par curiosité – combien gagnez-vous ?
SZÉKELY : Eh,
nous arrivons à nous en sortir… J’ai une petite maison…
BÁLINT : Ah
oui ? Où ?
SZÉKELY : Au
centre-ville… euh… de quatre actes… pardon, quatre étages.
BÁLINT (vers Antal) : C’est maintenant
que tu peux ricaner… Monsieur Székely, chef de dentisterie, possède un immeuble
de rapport de quatre étages… Et tu ne t’aperçois même pas que la ville est
pleine d’immeubles, le monde est plein de terres et de terrains – qui ont tous
des propriétaires enregistrés au cadastre – les coffres-forts sont remplis
d’actions et de titres – les directeurs de banque, les industriels et même des
anonymes se gobergent d’énormes revenus fixes – mais tu ne trouves aucun auteur
dramatique parmi eux, parce que si par hasard je gagne deux mille marks en
Allemagne, ou autant de dollars en Amérique, ou, ce qui n’arrivera jamais, je
m’achète un cabanon quelque part dans les faubourgs – tout de suite pleuvent
les articles là-dessus, démarrent les commérages, on m’envie à mort, au point
que toute la ville se rendra à ma première suivante en tremblant de colère
– ce salaud bouffi d’orgueil qui a
empoché l’argent du monde entier n’a qu’à crever avec un four phénoménal.
Qu’est-ce que tu as à rigoler, abruti ?
ANTAL : Je
ris de te voir aussi prodigue et dépensier.
BÁLINT : Comment
cela ?
ANTAL : Parce
qu’une phrase aussi pleine de tempérament, c’est un gâchis de la dilapider en
cercle privé, mais la placer dans une pièce, pas tout de suite au début, mais
vers la fin du deuxième acte… elle vaut de l’or… Même s’il n’y a pas un seul mot
de vrai là-dedans…
SZÉKELY : Ce
n’est pas grave, vous savez. Cette pièce exotique, elle est très bonne, même
aujourd’hui… Et la comédie… « Ah, salut, salut, et la santé… ». (Il rit.) C’est bien. Ou prenons par
exemple votre célèbre confrère, Jean Sansterre, alors
lui, un succès financier assuré chaque année.
BÁLINT : C’est
différent.
SZÉKELY : Mais
pourquoi ? C’est le meilleur exemple. Une carrière sûre, voyez-vous,
chaque année un succès financier.
BÁLINT (s’énerve) : Je
vous dis que c’est différent.
SZÉKELY : Mais
pourquoi ?
BÁLINT : J’en
ai marre de me répéter, tellement de fois j’ai déjà expliqué cette théorie sur Sansterre. Bon, tant pis, donc brièvement : c’est sûr
que les salopards invétérés peuvent réussir aussi dans ce métier. Comme ce Sansterre que l’on ne connaît même pas, tout à coup il fait
apparition ici, en outsider, et chaque fois il écrit la même histoire de
cambrioleurs d’une année l’autre. Moi je préfère aller pelleter les ordures. Si
je ne peux pas expérimenter, si je ne peux pas écrire ce dont j’ai envie, ce
qui me préoccupe – alors ce n’est plus un métier, plus une vocation.
ANTAL : C’est
Sansterre qui a raison. L’auteur doit écrire ce que
le public attend de lui… Celui qui a un jour écrit un drame puissant, n’a pas à
écrire des comédies – celui qui est enregistré pour la comédie, ne doit pas se
risquer dans le drame – ce genre de choses n’est bon qu’à troubler le public et
la critique. Sansterre nous l’apprend – c’est
toujours avec les mêmes moyens qu’il faut distraire le public.
SZÉKELY : Et
ce qui est intéressant là-dedans – si vous permettez à un dilettante de mettre
son grain de sel – c’est que ce Sansterre qui est si
riche, n’est pas bien né – je connais la famille de sa femme. Des rentiers très
à l’aise.
ANTAL : Oui.
C’est sa femme qui le finance.
SZÉKELY : On
le voit souvent dans les magazines, il se fait photographier en compagnie de
gens de la haute – et malgré cela il écrit exclusivement des histoires de
cambrioleurs.
BÁLINT : C’est
là où ça cloche… Il a autant en commun avec les cambrioleurs que moi avec les
chevaliers de Malte.
CÉKUS (entre, salutations)
ANTAL : Permets-moi
de te présenter mon ami Székely, invité à notre club.
CÉKUS (lui serre la main) : Cékus.
SZÉKELY : Aladár Cékus, le célébrissime
auteur de comédies ?
CÉKUS (sourit) : Très
aimable.
SZÉKELY : Pardonnez
mon intrusion – je suis très gêné de me trouver tout à coup, grâce à mon ami
Antal, assis à la table d’habitués de célébrissimes auteurs dramatiques.
ANTAL (à Cékus, avec
vivacité) : Alors ? Comment
c’était, la générale ?
CÉKUS : Horrible !
BÁLINT : Sans
blague !
CÉKUS : En
dessous de tout !... La panique… Un tremblement de terre…
ANTAL : Je
m’en doutais. Les réclames ont fait un tel tapage, qu’on pouvait craindre le
pire.
BÁLINT : Oui,
mais quand même.
CÉKUS : Il
faut que je me ressaisisse… Ça m’a brisé jusqu’aux moelles… Je crois que j’en
ai attrapé une néphrite.
SZÉKELY (doucement, à Antal) : De quoi il s’agit?
ANTAL (à Székely) : Cékus revient de la
générale de la nouvelle pièce de Dárday.
BÁLINT : Accouche !
CÉKUS : Si
tu veux… Les premières scènes sont surprenantes – du premier acte on peut dire
globalement qu’il est bon.
BÁLINT : Malédiction
ancestrale des Hongrois – le premier acte.
CÉKUS : Bon
– pas extraordinairement bon – mais supportable.
BÁLINT : Qui
est-ce qu’il imite ?
CÉKUS : Géraldy.
ANTAL : Aïe,
aïe.
CÉKUS : Ensuite,
mon vieux, on en reste tout simplement pantois. Le deuxième acte est si
primitif, confus, infantile – ça dépasse l’entendement.
SZÉKELY : C’est
tout de même curieux que les directeurs n’aperçoivent pas ces choses-là.
CÉKUS : Vous
n’avez pas idée de l’ânerie que c’est.
ANTAL : Bref ?
CÉKUS : Je
ne sais pas… Jardin d’enfants… Atelier d’écriture… Une saloperie… Un succès
fou. Un four total, quoi.
ANTAL : La
mise en scène ?
CÉKUS : Bof…
faiblarde… tolérable… follement tolérable.
ANTAL : Vendable
à l’étranger ?
CÉKUS : Exclus.
ANTAL : Ton
pronostic ?
CÉKUS : La
première, vendue d’avance – le lendemain, salle aux trois quarts. Tant pis pour
les avances.
BÁLINT (à Székely) : Alors,
Monsieur Székely ?
SZÉKELY (atterré) : Écoutez,
c’est terrible.
CÉKUS : Le
théâtre s’en fiche… Ils annoncent déjà derrière une pièce de Sansterre. Succès assuré.
ANTAL : Qu’est-ce
qu’on en pense ?
CÉKUS : Rien.
Personne ne la connaît encore. Elle n’est pas encore écrite.
ANTAL : Alors,
comment on compte la monter ?
CÉKUS : Il
l’écrira après la première. Sansterre peut se le
permettre.
DÁRDAY (arrive).
ANTAL : Voici
l’auteur !
CÉKUS : Bravo !
Je te félicite.
DÁRDAY : Merci,
merci, mes chers amis… (À Cékus.) Je t’ai aperçu. Merci d’être venu, c’est
gentil. (À Bálint.) Salut ! – Je
sais que tu ne fréquentes pas les générales… par principe… par principe…
ANTAL : Je
regrette infiniment, je n’ai pas pu y aller, mais j’irai à la première pour (il montre) applaudir… Permets-moi de te
présenter Monsieur Székely.
DÁRDAY : Très
heureux. Vous y étiez ?
SZÉKELY : Non,
Monsieur.
DÁRDAY : Quelles
ont été tes impressions ?
CÉKUS : Écoute…
Le quatrième acte est magnifique… Le troisième, il faudrait le mettre à la
place du deuxième, sucrer le premier acte, ça rendrait bien mieux…
DÁRDAY : Merci,
merci.
ANTAL : L’étranger ?
DÁRDAY : L’intérêt
est énorme. (À Cékus.)
Comment tu as dit ? Le deuxième à la place du troisième…
CÉKUS : Ou
éventuellement l’inverse…
DÁRDAY : Ah
oui… Je comprends…
CÉKUS : Un
tabac !... C’est brillant !
DÁRDAY : Donc
ça t’a plu ?
CÉKUS : Absolument.
Sans réserve… Mais Irène devrait entrer plus tard.
DÁRDAY : Irène ?...
Ah oui… Je comprends… Par l’autre porte… (Il
note.) Et dans ce cas, Andor entrerait plutôt par la première porte, ou
alors… (À Bálint.) Qu’est-ce que tu
en penses ?
BÁLINT : Quelle
pièce est à l’affiche après, au théâtre ?
DÁRDAY (interloqué) : Après ?
BÁLINT : Il
paraît que ce sera une Sansterre.
DÁRDAY : Ça
m’étonnerait. Ou alors tout à la fin de la saison. Pour le moment ils ne
songent même pas à une autre pièce… Vous permettez ? Je vais faire un tour
– on est toujours curieux de savoir ce que disent les gens – encore que
l’énorme succès de la générale a, je crois, tout réglé… (Il sort.)
CÉKUS : Le
pauvre ! (Un silence.)
SZÉKELY : Écoutez,
c’était oppressant… Quand est-ce qu’il l’apprendra ?
BÁLINT : Que
c’est un four ? Jamais… Il accusera le théâtre, la critique, le public.
C’est un homme heureux. Il va d’échecs en échecs et il s’imagine toujours qu’il
a du succès – alors que moi, même les succès, je les ressens comme des échecs.
Tout est relatif, cher Monsieur Székely – ce n’est pas quelque chose d’aussi
concret que la dentisterie.
SZÉKELY : Croyez-moi,
cela peut arriver chez nous aussi. On travaille pendant un mois, puis vient une
inflammation, il faut retirer la couronne – et recommencer tout à zéro. (Il aperçoit Sansterre
qui entre.) Est-ce que ce n’est pas Maître Sansterre
qui entre là ?
ANTAL (regarde) : On
dirait.
BÁLINT : Qu’est-ce
qu’il vient faire ici, celui-là ?
CÉKUS : Il
n’a jamais mis les pieds au club.
(Sansterre, jeune homme
élégant, en smoking, se présente à l’entrée, s’arrête, porte un regard
alentour, allume une cigarette.)
MÓNI (Cheveux blancs inspirant le respect,
s’approche de Sansterre) :
Vous désirez ? Monsieur est-il adhérent du club ?
SANSTERRE : Je crois.
MÓNI : Je
demande cela parce que seuls les adhérents sont admis… Vous cherchez
quelqu’un ?
SANSTERRE : Je
croyais trouver ici des confrères.
MÓNI : Qui
dois-je annoncer ?
ANTAL (se lève, s’approche de lui) : Je suis Antal. Maître Sansterre ?
SANSTERRE : C’est
bien moi.
ANTAL (fait signe à Móni
qu’il peut partir) : Vous cherchez quelqu’un en
particulier ?
SANSTERRE : Pas
vraiment… Je crois que je suis membre du club – mais je ne suis jamais venu.
ANTAL : Souhaitez-vous
vous asseoir parmi nous ? À la table des habitués…
SANSTERRE : Ah,
la fameuse table des habitués…
ANTAL : Vous
connaissez les collègues ?
SANSTERRE : Désolé,
uniquement de loin.
ANTAL : Tout
l’honneur est pour nous. (Il le conduit à
la table.)
SANSTERRE (salue chacun à son tour, un peu
cérémonieusement) : Très heureux… Ravi. (À Bálint.) Je suis vraiment content, cher collègue Bálint, de faire
votre connaissance.
BÁLINT (bougonne) : Tout le plaisir
est pour moi.
ANTAL (présente Székely) : Permettez-moi
de vous présenter Monsieur Székely.
SANSTERRE : Un
confrère ?
SZÉKELY : Non
Monsieur, j’ai seulement été invité parmi ces Messieurs les artistes, mais je
suis franchement ravi d’avoir fait mouche, tous d’un coup… Pardon… rencontré
tous ces célébrissimes maîtres.
CÉKUS (à mi-voix) : Crétin.
SANSTERRE (s’assoit, court silence).
BÁLINT (un tantinet ironique) : Nous ne
vous voyons pas souvent dans notre modeste cercle.
SANSTERRE : Je
suis le premier à le regretter. Ce soir aussi, si j’ai pu me libérer, c’est que
ma femme est allée à l’opéra, elle m’a donné quartier libre.
BÁLINT : Évidemment,
trop d’obligations sociales.
SZÉKELY (avec ferveur) : Je vous
félicite.
SANSTERRE : Pour
quoi ?
SZÉKELY : J’ai
lu que vous étiez présent hier à la soirée du premier ministre. C’était
beau ?
SANSTERRE : Très.
BÁLINT (bougonne) : Soirée du premier
ministre…
SZÉKELY (avec ferveur) : Je vous
félicite.
SANSTERRE : Pourquoi,
s’il vous plaît ?
SZÉKELY : Parce
que vous avez gagné le premier prix au golf… C’est vraiment très beau – un
écrivain qui est aussi champion sportif.
BÁLINT (à Antal) : Fais-le
disparaître !
ANTAL : Bien,
cher Monsieur Székely, il est temps pour nous de rentrer à la maison, je crois.
SZÉKELY : Déjà ?…
Juste quand je suis en la compagnie du maître célébrissime… Dans une compagnie
aussi illustre ?... Il n’en est pas question… Vous ne vous imaginez pas,
cher Maître, comme ces messieurs les écrivains ont parlé de vous tantôt.
SANSTERRE : De
moi ?
SZÉKELY : Oui.
Ils ont dit : c’est Maître Bálint qui l’a dit très spirituellement. (À Antal qui le tire par sa veste.) Ne me
tirez pas comme ça, s’il vous plaît, c’est très intéressant ce que maître
Bálint a dit sur ce problème Sansterre.
SANSTERRE : Sur
quoi ?
ANTAL (essaye de sauver la situation) : Il
s’agissait de thèmes…
SZÉKELY : Pas
du tout, j’ai une excellente mémoire. Maître Bálint a dit (il rit), que vous devez vos immenses succès uniquement à ce que
vous écrivez tout le temps sur des cambrioleurs, pourtant vous avez aussi peu à
voir avec les cambrioleurs que Maître Bálint avec les chevaliers de Malte. (Il rit à haute voix.) C’est spirituel…
ha, ha… très spirituel. (Il est seul à
rire, tous les autres, médusés, se taisent, alors il cesse de rire.)
SANSTERRE (sourit) : Très spirituel. (Il allume une cigarette.)
BÁLINT (bougonne) : Je voulais
seulement dire par là qu’un écrivain écrit plus facilement sur ce qu’il
connaît…
SANSTERRE : Comme
l’Anglais chrétien Shakespeare qui n’a jamais mis les pieds en Italie, sur le
Juif de Venise.
BÁLINT : L’Anglais
Shakespeare dans son monde de noblesse du dix-septième siècle, étant un saltimbanque,
pouvait se sentir tout aussi exclu et
humilié que son marchand juif parmi les nobles de Venise.
SANSTERRE : Bravo.
BÁLINT : Ne
le prenez pas mal, je voulais seulement dire par là que vous, avec vos soirées
chez le premier ministre et vos parties de golf, devez avoir très peu en commun
avec les cambrioleurs.
SANSTERRE : Au
moins autant que nous tous.
BÁLINT : Comment
ça, nous tous ?
SANSTERRE : Je
crois… nous et eux… pour ainsi dire… ne sont pas si éloignés.
BÁLINT : C’est
tout de même exagéré !
PLUSIEURS : Oh,
oh !
SANSTERRE : La
conception et l’exécution des crimes nécessitent une forte imagination… C’est
dans l’imagination que réside l’essentiel – certains écrivent – c’est notre cas
à nous, et d’autres, moins complexés que nous, exécutent.
ANTAL : Et
le public qui se rue au théâtre ?
SANSTERRE : Ce
sont les mêmes qui se ruent dans les salles d’audience… Des âmes sœurs.
SZÉKELY : Hé,
hé, hé ! Original ! Très original !
BÁLINT : Tout
cela est fort intéressant… en théorie.
SANSTERRE : En
théorie seulement ? Je ne crois pas. Je ne fabrique pas des drames à
partir de théories. Pourtant, c’est justement le sujet de ma pièce en
préparation.
ANTAL : Tiens,
tiens ! Ça nous intéresse !
BÁLINT : Sous
réserve qu’il s’agisse d’une pièce.
SANSTERRE (regarde sa montre) : Si vous
êtes vraiment intéressés, jusqu’au retour de ma femme de l’opéra… je peux vous
en parler.
TOUS : On
écoute, on écoute.
SANSTERRE : On
y trouve en effet des choses sur cette question. (Il rit.) Bien sûr, de manière tout à fait fictive. C’est bien pour
cela que j’aimerais entendre votre avis… J’avoue que j’ai un peu peur moi-même.
ANTAL : De
quoi ?
SANSTERRE : Eh
bien… Qu’on me comprenne de travers… Qu’on prenne cela pour des aveux. (Il rectifie vite.) Qu’on s’imagine que
j’écris mon opinion personnelle.
SZÉKELY : C’est
quoi, votre opinion ?
ANTAL (à Székely) : C’est une longue
histoire… Cela ne vous intéressera pas…
SZÉKELY : Moi ?
Quand le célébrissime maître présente sa nouvelle pièce ? Je l’écouterais
jusqu’à l’aube.
BÁLINT (regarde autour de lui) : Laissons
cela. Donc, le nom du héros ?
SANSTERRE : Son
nom ? Les noms posent toujours un problème… Il n’est pas aisé de trouver
d’emblée le nom qui convient… Vous savez quoi ? Je ne me casse pas la
tête, je prête au départ mon propre nom au héros.
SZÉKELY : C’est
génial !
BÁLINT : Votre
propre nom ? C’est intéressant. Et les autres personnages ?
SANSTERRE : Les
autres personnages ? Un auteur dramatique moderne travaille dans le
concret. Si les personnages sont réalistes, n’importe lequel de nous pourra s’y
reconnaître. (Vers Székely.) Il y
aura par exemple un riche banquier, une figure qui vous ressemblera !
BÁLINT : Et
l’intrigue ?
SANSTERRE : L’intrigue,
vous demandez ?
ANTAL (au majordome qui a coupé l’électricité) : Móni ! Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que tu
fais ?
MÓNI :
Une lumière d’ambiance… Puis qu’on va raconter l’intrigue… (Il éteint les lumières, certains allument
une cigarette.) Le Docteur Action entre côté cour.
SANSTERRE : L’histoire
commence dans la villa de cet homme riche.
La scène s’assombrit