épilogue

János Sansterre

 

 

deuxiÈme ACTE

 

La même bibliothèque. Trois semaines plus tard.

Monsieur Wenck, Madame Wenck.

 

MONSIEUR WENCK (regarde sa montre) : On va se coucher, Maman. Aujourd’hui elle ne viendra pas.

MADAME WENCK : Elle est terrible, cette fille, elle n’envoie jamais de télégramme.

MONSIEUR WENCK : Ce n’est pas grave, elle arrivera demain matin.

MADAME WENCK : Ce qui m’embête aussi, c’est que je ne sais même pas pourquoi elle est partie. Qu’est-ce qu’elle a à faire à Vienne ? Depuis trois semaines. Tu le sais, toi ? (Menaçante.) Tu dois le savoir !

MONSIEUR WENCK : Comment veux-tu que je le sache ?

MADAME WENCK : Tu ne trouves pas ça étrange ?

MONSIEUR WENCK : Qu’est-ce qu’il y a d’étrange si une jeune fille moderne part avec sa dame de compagnie à Vienne pour trois semaines ?

MADAME WENCK : Il est tout aussi étrange qu’elle nous ait laissé ici son protégé, mais encore plus étrange que dès le lendemain de son départ tu n’aies pas flanqué ce János hors de chez nous.

MONSIEUR WENCK : Merci de me charger aussi de ça… N’est-ce pas toi qui l’as retenu pour qu’il découvre cette chose à propos du jardinier ?... N’est-ce pas toi qui lui as exprimé ta gratitude quand il a découvert que le jardinier nous fait commander des semences dont il ne pousse jamais des plantes, parce que depuis des années le jardinier revend les semences.

MADAME WENCK : D’accord, mais ensuite…

MONSIEUR WENCK : Ensuite il t’a rendu d’autres services. N’est-ce pas lui qui a découvert que ta cuisinière que tu croyais jeune fille a un fils illégitime de quinze ans,  et qui emporte la farine et le saindoux de tes réserves…

MADAME WENCK : Oui, mais maintenant il pourrait vraiment partir… Renvoie-le vite, avant le retour de Lucie. Je ne veux pas qu’elle le trouve ici, tu comprends ?

MONSIEUR WENCK : Je ne comprends pas.

MADAME WENCK : Je ne veux pas que cette histoire de fou se prolonge. Renvoie-le… sans brusquerie, donne-lui un peu d’argent, mais renvoie-le… demain.

MONSIEUR WENCK : Demain, impossible.

MADAME WENCK : Pourquoi ?

MONSIEUR WENCK : Parce que Veres va venir me voir.

MADAME WENCK : Ce Veres qui ressemble tant à Katzer ?

MONSIEUR WENCK : Oui, ce moche, il va venir demain à la banque.

MADAME WENCK : Quel rapport avec János ?

MONSIEUR WENCK : Le rapport est que… Je ne t’ai pas raconté cette histoire avec Kádár ?

MADAME WENCK : Tout ce que tu m’as dit, c’est que tu l’as bien eu.

MONSIEUR WENCK : Il s’est passé que l’autre jour ce János… bien habillé… est venu me voir à la banque à propos de ses problèmes domestiques…

MADAME WENCK : Dans les habits d’Aladár.

MONSIEUR WENCK : Oui… dans sa veste bleue… Alors arrive justement ce Kádár agressif…

MADAME WENCK : Ce Kádár qui ressemble tant…

MONSIEUR WENCK (vite) : Oui, celui-là… celui qui crie si fort… tu sais à quel point il m’énerve… avec sa voix de chapon… Il est donc entré, il a trouvé là ce János… Il croyait que c’était mon secrétaire… Et quand ce Kádár s’est mis à crier, János s’est tout simplement levé, il lui a décoché un regard et dit un seul mot… comme ça, en passant… et depuis Kádár ne crie plus… Pourtant il ne les a pas eus…

MADAME WENCK : Quoi, les gifles ?

MONSIEUR WENCK : Non… les deux mille pengoes pour lesquels il criait… Je me les suis gardés. Je me suis dit que je ferais toujours venir János auprès de moi quand j’aurais à négocier avec des types difficiles… Comme demain, ce Veres… Je dois te dire que ce jeune homme a du talent.

MADAME WENCK (avec mépris) : Plus que toi.

MONSIEUR WENCK (nerveux) : Plus que moi… si tu veux… J’ai – besoin de quelqu’un qui… exécute certaines choses… pour lesquelles… je n’ai pas le temps.

MADAME WENCK : Un peu de virilité, par exemple.

MONSIEUR WENCK : Comme tu voudras… Pourquoi pas… je peux me le permettre… qu’un autre soit… euh… viril… à ma place. Bref, tant pis, si tu veux, je le renvoie, mais c’est un fait que depuis qu’il est dans la maison, plus personne ne me vole rien et on me respecte… Pourtant il n’a giflé personne depuis ce jour-là… J’ai de l’autorité devant le personnel… pourtant János est doux et calme… mais on dirait toujours que les gens sentent que… euh… la gifle est blottie là dans la paume de sa main.

MADAME WENCK : Il fait des choses dégoûtantes.

MONSIEUR WENCK : Donner des gifles, c’est dégoûtant ?

MADAME WENCK : Il n’arrête pas de lire… C’est Lucie qui lui a mis cette manie dans la tête. D’une façon générale, je ne comprends pas quelles étaient les intentions de Lucie à son égard.

MONSIEUR WENCK : De la bienfaisance.

MADAME WENCK : Faire lire des livres à quelqu’un, tu appelles ça de la bienfaisance ?

MONSIEUR WENCK : Il se cultive.

MADAME WENCK : Je n’aime pas qu’il se cultive dans la pièce… où tu gardes ta fortune.

JÁNOS (entre) : Excusez-moi.

MONSIEUR WENCK : Qu’est-ce qu’il y a ?

JÁNOS : On a apporté un grand tapis.

MONSIEUR WENCK : Quel tapis ?

MADAME WENCK : J’ai téléphoné au dépôt pour qu’on nous ramène enfin le grand tapis.

MONSIEUR WENCK : Pourquoi l’apporte-t-on si tard ?

JÁNOS : Je ne sais pas. Où doivent-ils le poser ?

MADAME WENCK : Ici – sa place est ici dans ce salon.

JÁNOS : Il est enroulé.

MADAME WENCK : Qu’ils le montent, on le posera demain matin.

JÁNOS (vers l’extérieur) : Ohé, montez-le ici !

 

            (Deux ouvriers apportent dans le salon un énorme tapis enroulé.)

 

JÁNOS : Posez-le là. (Il désigne le coin près de la cheminée.)

MONSIEUR WENCK : Pourquoi l’apportez-vous si tard ?

PREMIER OUVRIER : On vient d’arriver avec la livraison.

DEUXIÈME OUVRIER : Monsieur croit que ça nous amuse de bosser à cette heure ?

JÁNOS (doucement) : On la boucle.

DEUXIÈME OUVRIER : On n’est pas obligé de le monter à l’étage.

JÁNOS : Déguerpissez !

PREMIER OUVRIER (à l’autre) : Viens, parce que celui-ci risque de nous donner un pourboire qu’on n’oubliera pas. (Ils se dirigent vers la sortie.)

JÁNOS : Halte ! (Les deux ouvriers s’arrêtent à la porte. János leur lance un pengoe qu’ils attrapent en l’air, puis ils s’empressent de sortir.)

MONSIEUR WENCK (à János) : Très bien – on fera les comptes plus tard… ce ne serait pas mal que vous soyez assez aimable pour suivre d’abord ces deux types…je les trouve suspects.

JÁNOS (dénigre) : Ceux-là ? (Il regarde le tapis, il porte un regard inquiet alentour, comme s’il était seul dans la pièce.)

MONSIEUR WENCK (terrorisé par la présence de János) : Qu’avez-vous, s’il vous plaît ?

JÁNOS : Rien.

MONSIEUR WENCK : Que fixez-vous de cette façon ?

JÁNOS : Rien.

MADAME WENCK : C’est bien que vous soyez ici… Nous voulions vous parler – en effet, je voulais vous demander…

JÁNOS : Jusqu’à quand je restais.

MONSIEUR WENCK : Comment le savez-vous ?

JÁNOS : Jusqu’à demain. Demain je pars… Mais j’aimerais encore passer cette nuit ici.

MONSIEUR WENCK (familier) : Il n’en est pas question.

JÁNOS : Que je reste ce soir ?

MONSIEUR WENCK : Au contraire… que vous partiez demain… Vous aurez l’amabilité de monter aussi me voir à la banque demain…

JÁNOS : Je vous ai dit que je comptais partir demain.

MONSIEUR WENCK : Je ne vous permets pas… Je ne vous laisse pas partir… Je vous l’interdis… en tous cas pas demain… Après-demain, à l’extrême rigueur, n’est-ce pas, Maman ?

MADAME WENCK (vite) : Oui, oui… après demain sûrement.

MONSIEUR WENCK : Restons-en donc à après-demain. Mais quelle mouche vous a piqué de vouloir partir si brusquement ? Vous n’êtes pas satisfait ? Auriez-vous à vous plaindre ?... J’espère que vous vous êtes senti à l’aise chez nous…

JÁNOS : Ben…

MADAME WENCK : Vous avez quelque chose à reprocher à la maison ?

JÁNOS : Ben, en ce qui concerne la maison… Votre façon d’y vivre…

MADAME WENCK : Alors là, ça devient amusant… Si je suis bien renseignée, vous n’êtes pas sorti d’un château seigneurial…

MONSIEUR WENCK : Arrête, Maman…

JÁNOS (rit) : Non, pas vraiment seigneurial – mais je peux vous dire que ceux qui vivent là d’où je viens font ce qui leur plaît – ils côtoient ceux dont ils aiment la compagnie, et jamais par obligation – ils ne se distribuent pas des mensonges complaisants, ils n’ont pas le souci de faire garder leur fortune, ils ne jalousent pas les autres qui auraient plus de chance – bon, tant pis. Toutefois, vous êtes de braves gens.

MADAME WENCK : Merci pour cette opinion qui nous honore. Néanmoins, je ne comprends pas que si c’est votre avis, qu’est-ce qui nous vaut d’avoir joui de votre compagnie jusqu’ici ?

MONSIEUR WENCK : Arrête, Maman.

JÁNOS : J’aurais bien filé dès le lendemain, si Mademoiselle Lucie ne m’avait pas fait promettre avec insistance d’attendre son retour. Qui diable aurait pensé qu’elle s’absenterait si longtemps ? Je n’aimerais pas fouiller, moi qui aime comprendre les choses à fond, ce qu’elle me voulait en réalité… C’est pour le savoir que je veux bien rester encore un peu. Mais vous le savez peut-être ?

MONSIEUR WENCK : Si vous voulez. Moi je crois qu’elle avait l’intention de vous cultiver… (Il désigne les livres.) Et je constate en effet que depuis trois semaines…

JÁNOS : J’ai pris goût aux livres.

MONSIEUR WENCK : Et qu’y avez-vous trouvé ?

JÁNOS : Beaucoup de bêtises dans la plupart. Qu’est-ce qu’il y a à ronger dans tous ces mensonges ?

MONSIEUR WENCK (plutôt amusé) : C’est un peu exagéré… Peut-être est-ce vous qui ne comprenez pas…

JÁNOS : Ce qu’on ne comprend pas du premier coup, ça cloche… ce qui n’est pas suffisamment vrai pour qu’on se dise sacré nom, c’est juste… ça peut aller au diable…

MONSIEUR WENCK : Allons, allons, on trouve tout de même quelques jolies histoires…

JÁNOS : Peut-être, mais j’en connais de bien plus savoureuses.

MONSIEUR WENCK : Vous en connaissez ?

JÁNOS : Oui, j’en ai entendu.

MONSIEUR WENCK : De qui ?

JÁNOS : De ceux à qui c’est arrivé.

MADAME WENCK : Ça suffira peut-être pour aujourd’hui, ce débat littéraire, Robert… Il est temps d’aller nous coucher.

MONSIEUR WENCK : Je t’en prie, c’est très intéressant… Bon, bon, j’arrive… Donc, je peux compter sur vous demain… et aujourd’hui vous voulez bien garder encore la maison.

JÁNOS (sérieux) : Je veille. Vous pouvez compter là-dessus.

MONSIEUR WENCK : Dieu vous garde, jeune Pyramidion.

MADAME WENCK : Pyramidion ?

MONSIEUR WENCK : Ben, cet auteur recherché par six personnages.

JÁNOS (modeste) : Pirandello.

MONSIEUR WENCK : Pardon ?

JÁNOS : Vous vouliez parler de Pirandello.

MONSIEUR WENCK : Bravo… Ce n’est pas pour rien que vous passez vos nuits dans la bibliothèque. (Il désigne un livre.) Dites, avez-vous lu ce gros pavé ?

JÁNOS : Lequel ?

MONSIEUR WENCK : Les drames d’Ibsen… Suis-je vraiment obligé de les lire ?

 

            (János fait un geste pour dire qu’il est trop jeune.)

 

MONSIEUR WENCK (rit) : C’est formidable… Dommage que vous partiez… vous pourriez lire les livres à ma place… Quel jeune homme original… Bonne nuit… (Il rit toujours pendant qu’il monte l’escalier derrière sa femme.) Un jeune homme original.

 

            Dès qu’ils sont montés, János examine les lieux attentivement, puis va à la fenêtre. Il regarde dehors, puis revient au milieu de la pièce. Il réfléchit. On entend de loin quelqu’un siffler fort, longuement. János dresse l’oreille. Puis brusquement il se jette à plat ventre. Il est tendu, il écoute. Il paraît inquiet. Il se relève, s’approche nerveusement de la bibliothèque, il trie. Il sort un livre, il l’examine, le retourne, il le lance deux ou trois fois en l’air, le rattrape habilement, il l’emporte jusqu’à la table, s’assoit, appuie sa tête sur ses deux coudes et se met à lire, sans relâcher son attention, comme s’il attendait la survenue d’un événement. Des bruits, des cris en bas : « Bonsoir, alors Mademoiselle est arrivée, nous ne vous attendions plus », et quelques instants plus tard apparaissent à la porte Lucie et Amélie.

 

LUCIE (en élégante tenue de voyage, suivie d’Amélie ; dit vers l’arrière) : Portez les valises dans ma chambre. (Elle aperçoit János qui se lève de la table.) János !... Comme je suis heureuse… (À Amélie.) J’ai bien dit, n’est-ce pas qu’on le trouverait ici. Il a reçu ma lettre, il a obtempéré, il est resté, il m’a attendue, qu’en dites-vous, Amélie ?

AMÉLIE (cette fois remplie d’admiration pour János) : Bonsoir, Monsieur János.

JÁNOS : Bonsoir.

LUCIE : Vous ne m’attendiez pas, n’est-ce pas ?... Nous voulions vous faire la surprise… C’est formidable que vous soyez encore debout… (Enchantée.) Regardez, Amélie, il est plongé dans ses livres… Où sont papa et maman.

JÁNOS : Couchés.

LUCIE : Ils dorment ?

JÁNOS : Je ne crois pas, ça ne fait que cinq minutes qu’ils sont montés.

LUCIE : Alors je cours leur souhaiter bonne nuit… Je reviens… J’ai énormément de choses à dire… Une grande nouvelle, hein, Amélie ?

AMÉLIE : Oh là  !

JÁNOS : Qu’est-ce que c’est ?

LUCIE : Je vous le dirai, attendez-moi. (Elle court, monte l’escalier, entre dans la chambre de ses parents.)

JÁNOS (à Amélie qui le regarde avec admiration) : Qu’avez-vous fait à Vienne ?

AMÉLIE : Vous ne le devinez pas ?

JÁNOS : Non.

AMÉLIE : Je ne suis pas autorisée, Monsieur János.

JÁNOS (hausse les épaules) : Ça m’est égal.

AMÉLIE : Monsieur János !

JÁNOS : Oui.

AMÉLIE : Ma vie est un vrai roman, je vous la raconte ?

JÁNOS : Pour quoi faire ?

AMÉLIE : Vous pourriez l’écrire.

JÁNOS : Moi ?

AMÉLIE : Je suis descendante d’une très ancienne famille huguenote… Quand j’avais dix-sept ans…

JÁNOS : C’est arrivé… Je devine le reste… Laissons plutôt cela, d’accord ?

AMÉLIE : Oh là  !

LUCIE (descend rapidement l’escalier) : Me voici. (À Amélie.) Bonne nuit, ma chérie.

AMÉLIE : Je crois que…

LUCIE : Je crois que vous êtes terriblement fatiguée, ma chère Amélie. (À János.) Vous ne trouvez pas ? Elle est impatiente de se trouver au lit… Nous ne la retenons pas… Bonne nuit.

AMÉLIE (triste) : Bonsoir, Monsieur János. (Elle sort.)

LUCIE (le visage rayonnant) : Qui commence ? Vous ou moi ?... Comme c’est intéressant ! D’accord, je commence !

JÁNOS : D’accord, parce que moi…

LUCIE : Parce que nous deux…

JÁNOS : Moi, j’attends depuis trois semaines.

LUCIE : Vous m’attendiez ?... Vous m’attendiez beaucoup ?

JÁNOS : J’ai attendu.

LUCIE : Moi ?

JÁNOS : Vous aussi… Et aussi de savoir…

LUCIE : Quoi ?

JÁNOS : Pourquoi vous êtes partie.

LUCIE : Allez, devinez.

JÁNOS : Peut-être pour quelqu’un.

LUCIE : On ne s’en va que pour quelque chose, vous le savez. On revient plutôt… pour quelqu’un…

JÁNOS (troublé) : Qui est-ce ?

LUCIE : Mais c’est justement ce que vous devez deviner, qui est cette personne.

JÁNOS : Et alors ?

LUCIE : Et alors ?

JÁNOS : Laissons ces devinettes… Cela fait trois semaines que j’attends… J’ai cru que j’arriverais à le deviner tout seul… Mais non… Je donne ma langue au chat… Dites-moi enfin avec qui vous m’avez confondu – sacré nom !

LUCIE (le menace) : Holà ! Je crois que c’est vous qui me confondez avec le chauffeur. Allez-vous me parler bien gentiment, comme il faut ? – Je le mérite ! Vous le croyez ?

JÁNOS : Si vous le dites.

LUCIE : Je ne suis pas comme vous… (elle rit) qui confondez la caisse avec votre propre tête.

JÁNOS (frémit) : La caisse ?

LUCIE : Vous ne vous rappelez pas votre rêve ? Quand je vous ai marché sur la tête.

JÁNOS (ébahi) : Mais si…

LUCIE : Eh bien… Je veux seulement vous dire que ce rêve est maintenant déchiffré !... Je sais désormais ce que signifiait la caisse.

JÁNOS (ébahi) : Vous le savez ?...

LUCIE : Eh oui, je sais… János – János Sansterre… J’ai tout appris sur votre compte.

JÁNOS (baisse les yeux) : Tout ?

LUCIE : Tout… (de façon significative.) J’ai parlé avec l’éditeur…

JÁNOS (la fixe) : Avec l’éditeur ?

LUCIE : Oui, mon János ! Qu’est-ce que vous croyez, quel genre de manager je vais être ? J’ai parlé avec l’éditeur… Il m’a dit où est la caisse pour vous.

JÁNOS (brisé) : Et… vous m’adressez encore la parole…

LUCIE : Pourquoi non ? Gros bêta ! Je suis fière de vous ! Je sais tout – l’avenir est à nous !

JÁNOS (ébahi) : L’avenir !

LUCIE (de façon appuyée) : Non seulement je me suis entretenu avec lui – nous avons signé le contrat !

JÁNOS : Le contrat ?

LUCIE : Précisément. Vous allez gagner une fortune, mon ami.

JÁNOS : La tête me tourne… Moi je gagnerai une fortune… et vous… m’y aiderez… vous… avec moi… avec moi…

LUCIE (étonnée mais émue) : Oui… avec vous… Je disais que vous êtes un gros bêta… Vous vous étonnez que… quelqu’un à cause de vous…

JÁNOS : Pas du tout… mais je n’aurais pas pensé… qu’une jeune fille belle… riche… de bonne famille… à cause de moi… contre ses propres parents…

LUCIE (très étonnée) : Pourquoi contre mes parents ? Ils seront heureux d’apprendre que c’est moi qui avais raison.

JÁNOS (bêtement) : Ils seront heureux… ? J’ai la tête qui tourne… (Il explose.) Qu’est-ce qui se passe ici ? Où suis-je ?

LUCIE : Écoutez-moi, János. Comprenez bien que vous ne rêvez plus… J’ai parlé avec l’éditeur… Il était enchanté de mon idée d’avoir enquêté sur vous… et que vous vous trouviez chez nous… et que vous travailliez déjà… et que vous utilisiez la documentation que vous avez collectée parmi les cambrioleurs… Il m’a dit que vous aviez un grand talent… plus que ce que je pensais… mais, pardonnez-moi, il a dit que vous manquiez de culture. Il m’a félicité pour mon idée de vous mettre à la lecture… Et à la fin, en votre nom, nous avons signé le contrat… Vous écrirez une pièce de théâtre, mon ami Sandy Boon, vous comprenez ?

            (János est médusé, incapable de répondre.)

LUCIE (enthousiaste) : L’éditeur fera adapter la pièce pour le cinéma, pour un film parlant… Succès garanti… Beaucoup d’argent… Une pièce à caisse !... Vous resterez chez nous, c’est ici que vous travaillerez, je veillerai à ce que vous ne soyez pas dérangé… et quand vous aurez terminé, nous irons voir mon père… nous lui dirons… que nous deux… qui avons accompli cela ensemble… nous sommes désormais égaux devant la société… (Inquiète.) Pourquoi vous me regardez comme ça ?

 

            (János n’entend plus la fin de ce discours, inquiet, il flaire autour de lui.)

 

LUCIE : Que se passe-t-il ? Vous cherchez quelque chose ?

JÁNOS (sur un tout autre ton, presque brutal) : Mademoiselle Lucie, sortez d’ici maintenant, d’accord ?

LUCIE (angoissée) : Pourquoi ?

JÁNOS : Je n’ai pas le temps de vous expliquer…

LUCIE (vexée) : Ça vous a déplu, ce que je vous ai raconté ?

JÁNOS (amer) : Mais non, pas du tout !

LUCIE : Vous m’avez à peine écoutée.

JÁNOS (hausse violemment les épaules) : J’ai écouté.

LUCIE : Mais vous n’avez pas compris.

JÁNOS (violemment) : Bien sûr, je comprends, vous avez dit clairement que moi, János – pardon, Sandy Boon – scribouillard, j’écrirai des comédies, puis vous m’aiderez, puis il y aura de l’argent, du succès, succès de caisse – et nous irons devant papa…

LUCIE : Oui, mais pourquoi dites-vous cela sur un ton aussi étrange ?

JÁNOS (rire éraillé) : Ben, comme ça…

LUCIE : C’est le genre qui vous déplaît ?

JÁNOS : Mais si, il me plaît, comment diable pourrait-il ne pas me plaire ! C’est la seule chose qui me plaît, c’est ce que je bouffe sans arrêt depuis trois semaines, chaque nuit.

LUCIE : C’est magnifique, comme si vous l’aviez pressenti.

JÁNOS : Quoi ? Qu’à ceux qui font cela, seule la caisse compte.

LUCIE : La caisse ?

JÁNOS : Mais oui… Dans chaque pièce digne de ce nom il y a un grand bazar… un meurtre… des personnages secondaires, un premier assassin, un deuxième assassin, un gros boum, boucan, illumination, mais à quoi ça sert ? C’est leur unique but.

LUCIE : Quoi ?

JÁNOS : La caisse ! Tout ce que dans les comédies de voleurs les personnages secondaires cherchent à extorquer à un seul gus, les cent mille dollars, un auteur de comédie veut les musiquer de cent mille têtes de spectateurs, un dollar chaque.

LUCIE : Pour l’amour du ciel, ce n’est tout de même pas la même chose. Un auteur dramatique écrit des destins humains et des passions sacrées… Des intrigues dans lesquelles se manifeste le destin… Des malentendus qui…

JÁNOS (l’interrompt) : Assez de malentendus ! Destin, sort, complications !... Erreurs ! La vie n’est pas celle des demoiselles délicates que le faiseur de comédies envoie dans des complications ; pas celles des nègres qu’un intrigant imbécile conduit par le bout du nez avec un mouchoir baveux. La vie n’est pas non plus la tragédie des moutons conduits à l’abattoir. Elle est celle des hommes, ceux qui savent voir, observer, étudier, ceux qui savent éviter les pièges tendus, observer les imbéciles, les faire tomber dans leur traquenard, retourner le couteau pointé sur leur poitrine. Destin ! Seuls les imbéciles et les lâches ont un destin, les intelligents, les malins et les courageux, eux…

LUCIE (l’écoutait bouche bée, puis dit d’une voix étouffée) : Dites… continuez… les intelligents et les courageux…

JÁNOS (dresse l’oreille parce qu’on entend constamment des bruits suspects, on lime, on frappe) : Partez maintenant…

LUCIE : Non… Dites d’abord ce que vous voulez.

JÁNOS : Je voulais enfin dire que… (Il entend de nouveau les bruits.) Pas maintenant, plus tard… Partez maintenant…

LUCIE : Qu’est-ce que vous écoutez ? Je vous vois très concentré. (Brusquement.) Je comprends, vous imaginez déjà votre comédie, vous vous la fabriquez…

JÁNOS (doucement, tout en écoutant) : Elle se fabrique toute seule.

LUCIE : Et nous deux, nous serons dedans ?

JÁNOS (la regarde, sourit) : Nous ferons peut-être une apparition, mais on verra d’abord les personnages secondaires. (Il écoute encore, puis brusquement.) Maintenant disparaissez, mais vite. (Il la saisit par le bras.) Partez, si je vous le dis.

LUCIE (sursaute) : Aïe !

JÁNOS (fiévreux, presque suppliant) : Pardonnez-moi… maintenant je ne peux faire autrement… Je vous expliquerai tout un jour, mais maintenant partez, disparaissez !

LUCIE (gentiment) : Je ne veux surtout pas vous déranger si vous travaillez. (Elle part.) Je sais qu’il faut vous laisser seul dans ces moments-là. Vous imaginez l’intrigue… l’arrivée des personnages secondaires…

JÁNOS : Oui, ils arrivent.

LUCIE : Comme par magie. Je m’en vais, je vous laisse travailler, je ne veux pas vous déranger. (Elle monte l’escalier.)

 

(János la suit du regard, puis se jette vite par terre, il se cache derrière le rideau, il tend le bras et il éteint la lumière au tableau électrique. Silence. Pause.)

 

(La porte vitrée de la cheminée tombe vers l’avant en grand fracas, il en sort une lumière prudente, puis apparaît Veau avec sa puissante lanterne – joué par le même comédien qui a joué l’auteur dramatique Bálint dans le prologue.)

 

Il convient de noter que les trois cambrioleurs que nous reverrons, bien qu’ils soient joués par les mêmes comédiens que les trois auteurs dramatiques du prologue, n’ont rien d’autre en commun avec ceux-ci. Pas une minute pendant la pièce le public ne doit vivre dans la fausse hypothèse que les trois cambrioleurs seraient les trois auteurs dramatiques, cette identité étant purement symbolique et conforme à la bizarrerie de la logique onirique. Pour que cette erreur ne puisse pas se produire, chacun de ces comédiens ferait bien de maquiller fortement le personnage du cambrioleur, son visage, son costume, sa voix et ses manières, si bien qu’au premier instant, le public ne puisse même pas remarquer que les deux rôles sont joués par le même comédien. Ainsi par exemple, le comédien qui joue Veau, et qui était rasé en tant que Bálint, l’auteur dramatique, est moustachu dans l’autre rôle. Il porte une "tenue de travail" passablement élimée, un béret, des lunettes ; aussitôt après être sorti de la cheminée et ayant posé sur le linteau son élégante petite trousse, un étui de cuir longiligne, il sort ses lunettes de sa poche et les chausse d’un geste professoral. Ensuite, après avoir porté un regard circulaire par en dessous, il ne perd plus une seconde : il pose sa lanterne sourde sur un tabouret bas, par conséquent la pénombre règne, on distingue néanmoins les silhouettes, et la cheminée elle-même luit du reflet de la lanterne. Alors Veau ouvre la trousse et en sort les outils avec autant de prudence et d’affection qu’un médecin ses instruments ; il les dispose sur le tabouret à côté de la lampe, pour les avoir sous la main. Il en prend même un, le lève devant ses yeux, le retourne, l’époussette. Puis, un autre outil à la main il se penche vers la cheminée. Il en examine la surface. Il opine intelligemment de la tête, et se met à scier en silence. Il en découpe un morceau quadrangulaire. Il choisit un autre instrument, pour soulever le carré découpé. Il enfonce un bras dans l’ouverture, il hoche la tête après avoir farfouillé dedans d’une main experte, tel un chirurgien dans un ventre ouvert. Il va à ses instruments. Il choisit un chalumeau de soudure autogène. Il l’allume, il installe un petit trépied, il dirige le chalumeau vers l’ouverture. Pendant que travaille ce chalumeau de soudage automatique tournant, il dispose de quelques minutes de liberté. Il attend patiemment, il regarde distraitement alentour, il découvre les livres posés sur le linteau de la cheminée, il en prend un, il le feuillette distraitement. Juste pendant ce temps-là le tapis enroulé et posé près de la cheminée se met gentiment à bouger en silence. Il roule vers l’avant comme une pâte feuilletée sur sa planche ou un rouleau de papyrus qui se déroule. Une fois complètement déroulé, le type couché, Chou, qui était caché dans le tapis se dresse sur ses pieds, s’étire, baille, se frotte les yeux, puis se penche pour ramasser son cartable. C’est seulement ensuite qu’il regarde autour de lui.

Chou est un grand échalas avec une pomme d’Adam proéminente. Il a une apparence plus redoutable, mieux conforme au romantisme de cambriolage que Veau. Il porte un petit masque. Il s’étonne pourtant quand il aperçoit Veau au repos, qui feuillette paisiblement un bouquin sans s’inquiéter de rien. Il n’arrive d’ailleurs pas à dissimuler sa surprise, il émet un bruit de gorge étrange, comme un hoquet. À ce bruit Veau se retourne à la vitesse de l’éclair, enfonce sa main dans la poche de son pantalon et saisit son revolver, mais à la vue du masque, sa main retombe aussitôt. Veau se tient de façon telle que la lampe éclaire bien son visage. Chou le reconnaît sur-le-champ. Sa voix est un étrange contraire de son aspect redoutable ; dans cette voix haut perchée, douce, pleine de reproches vibre cette fois la surprise et la déception, mais aussi une certaine reconnaissance jalouse.

 

VEAU : Silence, tiens ta gueule… (Il lève une main menaçante.) Pas obligé de réveiller les poulets.

CHOU (plus doucement) : Quel cafouillage ! Moi, précédé par Veau !

VEAU : Parce que Monsieur Chou n’a jamais été doublé ? Mais si tu veux savoir, la surprise de te voir me suivre est non moins grande pour moi. Comment t’as fait pour entrer dans la baraque ?

 

            (D’un geste pathétique, Chou désigne le tapis déroulé.)

 

VEAU (acquiesce en expert avec un léger mépris) : Transport de tapis, en direct du dépôt, doublure douillette… Pas mal. Pas nouveau, mais confortable. Aujourd’hui on préfère casser. L’école autrichienne en est revenue au casse.

CHOU : Je n’en reviens pas qu’au même moment… Qu’à la même minute…

VEAU : C’est parce que t’es un gus dispos. Moi j’ai moins sifflé de toi, pourtant dès le premier instant j’ai entrevu le talon. La seule chose qui me fâche est que je n’ai pas deviné à l’avance, puisque c’était clair comme le jour, c’est pas la première fois que le minable nous le sert.

CHOU : Qui ça ?

VEAU : Qui ça, quoi ?... Mais Chapon qui t’a attribué le boulot.

CHOU (étonné) : Oui, c’était lui. Mais comment tu sais ?

VEAU : Je le sais, parce que moi aussi.

CHOU (indigné) : Saloperie !

VEAU : C’est pas nouveau, mon pote. Rien ne compte pour ces salauds. Il avait flairé le nounours, puis il en a missionné deux à la fois. Il s’est dit si un rate, l’autre aboutira. Seulement apparemment il a des trous de mémoire, le vieux, il a organisé les deux le même jour.

CHOU : Ce n’était pas possible autrement. Moi je voulais déjà pour la semaine dernière, mais il m’a dit d’attendre, il veut un bon pourcentage.

VEAU (rigole) : Là je te crois sur parole.

CHOU (flaire en direction de la lampe) : Y en a ?

VEAU : Oui, peut-être aussi de la merde. Tu savais pas, peut-être ?

CHOU : On m’a seulement filé un plan.

VEAU : J’te dis que Chapon est sénile.

CHOU (se racle la gorge) : Qu’est-ce qu’on fait alors ?

VEAU : Quoi ? On exécute en duo.

CHOU (lui tape l’épaule, ému) : T’es un brave, Veau. T’as toujours eu un grand cœur.

VEAU (marmonne) : J’allais pas faire un scandale. Bon, assez causé. Au boulot.

CHOU (un peu hésitant, timoré, presque pudique) : Moitié-moitié ?

VEAU : Clair, on partage. Je dis que tu le mérites. Mais assez causé !

CHOU (électrisé) : Où il est, ce nounours ?

VEAU (se remet au travail, scrute l’ouverture) : Regarde, ça a ramolli. (Il tourne la flamme et dit vers l’arrière.) Tu me les passes ! Ça y est, je tiens !

 

            (Chou jette son pardessus, se met à travailler diligemment. Ils travaillent pendant deux minutes à la manière d’un professeur de chirurgie et son assistant. Sans se retourner, Veau tend un bras vers l’arrière et indique l’instrument qu’il désire : « pince », « Lisette », « Mathilde », « poulain », « bouquet » etc. Pendant ce temps le chalumeau s’agite dans sa main, il fouille l’intérieur avec sa main, il essaye des clés, il tâte. Petite pause dans le travail rapide.)

 

CHOU : Y aura pas de musique !

VEAU : Non. J’ai coupé le fil.

 

     (Pause.)

 

VEAU : Tu t’en sors comment avec ta chatte ?

CHOU : Eh, elle me donne du fil à retordre.

VEAU : Fais-la valser.

CHOU : Je l’ai fait. Elle est restée au pieu pendant quinze jours.

VEAU : Le problème que ça commence à durer.

CHOU : Sûr. Elle sait tout.

 

            (Pause. Ils travaillent. L’œuvre approche de son achèvement, ils se penchent tous les deux en avant avec curiosité. Veau éteint la flamme du chalumeau. Il enfonce sa main. Il tire sur quelque chose.)

 

CHOU : Heu !

VEAU : Je le tiens. (Il extrait de l’ouverture une boîte en tôle. Il la pose sur le linteau. Il est rapide, énergique.) Va à la fenêtre, jette un œil.

 

Il s’apprête à ouvrir la boîte. Chou ne bouge pas, il retient son souffle, concentre son regard sur la boîte.

Mais à ce moment-là dans leur dos, au milieu de la scène, apparaît le deus ex machina.

Une trappe carrée dans le plancher.

Cette trappe se soulève et une figure sort de la profondeur avec des craquements.

Le troisième.

Il sort calmement, avec flegme. Les deux cambrioleurs sont trop occupés pour l’apercevoir, même la faible lumière émanant de la trappe, dont la source est probablement une bougie ou une lanterne sourde.

Le troisième larron n’est nullement étonné. Il les regarde un temps, les mains dans les poches, satisfait, tel un contremaître bienveillant mais sévère. Il peut attendre, il a le temps. Les deux autres saisissent la boîte, se retournent pour l’approcher de leur lanterne et se trouvent nez à nez avec le troisième. Les deux portent aussitôt la main à leur revolver, avant de  s’écrier, surpris, comme pour dire : « Trop c’est trop ! ».

 

VEAU et CHOU (ensemble) : Schwarcz l’exigeant !

SCHWARCZ : Non, la Greta Garbo, la Lilian Gish ! Vous feriez bons poulets de me reconnaître comme ça.

CHOU : D’où vous sortez comme ça ?

SCHWARCZ : Figure-toi, petit, on m’a invité pour dîner. Des gens très aimables.

CHOU : Mais d’où vous sortez, tombé du ciel ?

SCHWARCZ : Allons, petit. Tu ne sais pas à quoi sert le ticket de transfert souterrain ?

VEAU (aperçoit la trappe, se tape la tête) : Évidemment ! Je l’ai complètement oubliée ! Tout le quartier des villas est miné ! À chaque cave conduit un tunnel ! Entrée libre !

SCHWARCZ (modeste) : Tout doux. (Il désigne la trappe.) Schwarcz a quand même dû donner un peu du sien.

CHOU : Dites, Schwarcz, vous aussi vous avez été missionné par ce salaud de Chapon ?

SCHWARCZ : Mon petit, je t’invite à plus de respect, sans quoi ça pourrait être ta fête. Un voyou d’un certain âge est censé savoir ça. On ne missionne pas Schwarcz n’importe comment.

VEAU (amer) : Non. Schwarcz l’Exigeant sait tout seul où il apparaît et quand.

SCHWARCZ (digne) : J’aime mieux.

VEAU : À la dernière minute. Toujours à la dernière minute. Quand Monsieur est servi.

SCHWARCZ : Schwarcz est un garçon discret. Il ne se salit pas les mains au boulot. Mais il ne le dérange pas non plus.

VEAU : Il attend que le voyou se crève, soit prêt – alors il vient et il exige. Sa part de la gratte.

SCHWARCZ : Tout doux. Je ne tends peut-être pas ma peau pour qu’on la troue ? J’aurais pu vous accueillir dehors, au bar. Je suis venu exprès pour vous montrer : Schwarcz ne fait pas dans son froc.

CHOU (aigre) : C’est juste. Il voulait voir de près, pour ne pas être au pied du mur. Facile pour vous – avec votre transfert souterrain.

SCHWARCZ : Ça pourrait encore vous être utile. (Il examine tout autour.) Apparemment vous n’avez rien prévu pour la sortie.

VEAU : Dites-moi, Schwarcz, de quel droit ?

CHOU : Oui, c’est vrai, de quel droit ?

SCHWARCZ (généreux) : De quel droit, vous demandez, mes agneaux ? Parce que vous avez peut-être une licence du chef des poulets ? Du droit que (Il se touche le nez. Les deux autres reculent.) Bon. Vous connaissez le reste.

CHOU (envieux) : Bon, bon. Nous savons que vous êtes un costaud, avec ce jiu-jitsu. C’est un peu facile. C’est toujours ça que  vous amenez.

SCHWARCZ (rigole) : Vous avez votre colt.

CHOU (renonce) : Plaisantez pas. C’est trop facile. C’est violent.

SCHWARCZ : Comment peux-tu dire ça, mon agneau ? Schwarcz est violent ? Est-ce que j’ai déjà assommé quelqu’un par-derrière ? Ou même de profil ? Je ne travaille qu’en face, de droite, direct dans la tronche ! (il montre) Il pouvait toujours bien me voir, celui que j’ai assommé. Où est la violence ici, mon agneau ?

CHOU : On n’a pas le droit de faire travailler gratis un honnête voyou.

VEAU : Que se passerait-il si on ne partageait pas ?

CHOU (avide) : Il a raison – que se passerait-il ?

SCHWARCZ (encore calme, mais s’approche, devient menaçant) : Alors là, camarade…

CHOU (recule) : Tout doux…

VEAU (reste en place mais déboutonne son pardessus au cas où : c’est un geste instinctif du cambrioleur au cas où il faut sortir les couteaux, pour que la lame glisse dessus) : Dites donc, Schwarcz.

CHOU : Fais gaffe !

SCHWARCZ (brutal, éraillé) : C’est bon déguerpissez, avant que je me fâche ! (Il s’approche, menaçant, avec l’avant-bras tendu qui semble contenir quelque chose. Les deux cambrioleurs reculent. Schwarcz atteint la boîte, pose la main dessus.)

CHOU (désespéré) : Veau… La lui laisse pas ! (Il saute vers la boîte.)

VEAU (furieux) : Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

 

(Schwarcz lève le bras pour lancer la boîte à la tête de Chou. L’instant suivant il tombe à la renverse avec un grand bruit. C’est János qui se tient à sa place, il avait glissé en une seconde entre les deux jambes écartées de Schwarcz, il s’est redressé assez vite pour soulever Schwarcz en l’air, puis celui-ci est retombé des épaules de János par terre sur le dos, tel un hanneton tombé d’un arbre. János se tient directement sous le lustre, d’un geste il tire une ficelle qui allume le lustre. Chou et Veau rigolent. Schwarcz, le hanneton, gigote, se retourne, mais reste par terre bouche bée.)

 

JÁNOS (doucement, à Schwarcz) : Bonjour, Schwarcz ! Vous êtes encore au lit ? Levez-vous, le soleil brille.

SCHWARCZ (s’assoit avec un rictus, tapote son dos) : Bien le bonjour, Patron ! J’ai tout de suite deviné que ça ne pouvait être que vous.

CHOU et VEAU (ensemble, avec respect) : Le patron !

JÁNOS : Salut Veau, salut Chou ! Quoi de neuf ?

CHOU (avec un rictus, zélé car son chef s’adresse à lui) : Ben, on bosse, on bosse…

JÁNOS (à Veau, avec reconnaissance) : Du bon boulot, Veau. J’ai tout vu.

VEAU (modeste) : Oh, Patron – j’aime suivre les vieilles règles de l’art… rien de spécial.

JÁNOS (regarde la cheminée forcée) : Si. C’est tout de même intéressant que même cet acier de Sollingen ne vaille pas tripette.

VEAU (zélé) : Le nouveau poulain le traverse comme qui rigole, une tartine de beurre. Regardez. (Il montre.)

JÁNOS (approuve) : Pour sûr ! (À Chou.) L’idée du tapis – c’était toi ?

CHOU : En partie. L’idée du dépôt était originale. Pour le reste, les Allemands connaissent.

JÁNOS : Les Allemands sont sur leur déclin par les temps qui courent.

VEAU (avec respect) : Ils sont toujours bons en dessin. Et dans la finesse des détails. Mais pas pour composer l’ensemble.

CHOU : Le casse est en baisse. Rien de notable depuis Reitweser.

JÁNOS : Il a été pendu, le Reitweser ?

VEAU : Pendu.

JÁNOS : Il a craché ?

VEAU : Craché.

JÁNOS (à Chou) : Et toi – c’est Chapon qui t’a engagé ?

CHOU : Oui.

JÁNOS : Hum. Bien sûr – il a quand même flairé. (À lui-même.) Je n’aurais pas cru… qu’il ne prendrait pas l’avertissement au sérieux… tant pis.

VEAU (comprend aussitôt la phrase – acquiesce intelligemment, reconnaissant, il se tape le front) : Ah bon… je comprends… (À Chou.) Ouvre tes esgourdes, paumé. Chapon, c’est du Patron qu’il a eu le tuyau… le salaud… le voyou…

JÁNOS (après une courte pause) : Bon, les enfants – tout ça est très bien – congratulations. Mais y a un os quand même. Il va falloir remettre le butin.

CHOU : Remettre ?

JÁNOS : Remettre, mon petit, le remettre, parce que ce butin est malheureusement nécessaire (il se retourne soudainement, sans la moindre surprise) à ce Monsieur-là ! (Il désigne la galerie, où depuis une longue minute déjà, Monsieur Wenck tremble de tout son corps, en pyjama, tenant un revolver qui danse dans sa main.)

MONSIEUR WENCK (avec les dents qui claquent, d’une voix étrange, glapissante) : Haut les… Haut les… Haut les… (Il n’arrive pas à achever.)

JÁNOS (bienveillant, fort, presque didactique) : Vous voulez dire : Haut les mains, n’est-ce pas ?

 

            (Pour Wenck c’est trop, au premier mot il perd tous ses moyens, ferme les yeux et lève les deux bras, même celui qui tient le revolver.)

 

JÁNOS (éclate de rire) : Ce n’est pas grave, venez, descendez, Monsieur le Directeur, n’ayez pas peur, ici personne ne vous veut du mal.

 

            (Les bras toujours levés, tremblant de tout son corps, les yeux fermés, Wenck descend les marches en titubant. Il rate la dernière marche, il tombe presque en avant.)

 

JÁNOS (saute, le rattrape) : Qu’y a-t-il, pourquoi vous n’ouvrez pas les yeux ?

MONSIEUR WENCK (gémissant, de la même voix de tête) : Emportez, emportez tout ce que vous voulez…

JÁNOS (le soutient) : Mais voyons, Monsieur le Directeur, ils n’emportent rien… On en discutera… (Il conduit Wenck jusqu’au fauteuil, les bras toujours en l’air, les yeux obstinément fermés, il le fait asseoir.) Allons, asseyez-vous là. (Wenck s’assoit, les bras toujours en l’air.) Allons, baissez les bras ! (Il appuie dessus pour les baisser.)

MONSIEUR WENCK (hystérique) : Je ne les baisserai pas, on m’a dit : mains en l’air.

JÁNOS : Mais, Monsieur le Directeur, vous n’avez rien à craindre. (Il regarde vers le haut vers la galerie où Madame Wenck arrive, morte de peur, également en chemise de nuit. – János s’adresse à elle.) Chère Madame, descendez, essayez de rassurer Monsieur le Directeur.

MONSIEUR WENCK (hystérique) : Non, non, emportez Maman aussi, je m’en fiche, quoi qu’il arrive… Emportez la maman aussi – je paierai la rançon – peut-être…

MADAME WENCK (crie) : Robi !... Jésus Marie !... Qu’est-ce qui se passe ici – Jésus Marie… Qu’est-ce qui se passe ici ?... (Elle descend les marches en titubant.) Ciel… Des cambrioleurs…

JÁNOS (l’aide à descendre) : Chut… ne criez pas… du calme…

MADAME WENCK : Mais qui c’est, ceux-là ?... (Elle s’accroche à János.) Est-ce que vous garantissez… notre sécurité ?

JÁNOS (la rassure) : Je vous garantis tout… sous réserve que vous ne criiez pas… Asseyez-vous… Tout se passera bien… Monsieur le Directeur, ouvrez les yeux… Vous les avez ouverts ? Bon, regardez – vos bijoux sont ici. (Il lui tend la boîte.) Il n’y manque rien. (Il la pose devant Wenck.) Il vaut mieux ne pas les ranger à des endroits secrets, car c’est là qu’on les retrouve le plus facilement… Vous demandez qui sont ces messieurs ? Des visiteurs… Ne nous préoccupons pas des formalités qui n’ont pas été bien respectées, qu’ils soient venus sans avoir été invités… Supposons qu’il s’agisse d’une petite fête.

MONSIEUR WENCK (ouvre les yeux, répète mécaniquement) : Une petite fête… Une petite fête… (Nouvelle crise de désespoir.) Tout va bien, János, tout va bien ?

JÁNOS : Tout va bien, si je vous le dis, ne craignez rien.

MONSIEUR WENCK : Qui sont ces gens ?

JÁNOS : Euh… des voyous… c’est leur métier…

MONSIEUR WENCK : Des voyous… Ah oui…

JÁNOS (explique) : Ils sont dans les affaires – vous comprenez…

MONSIEUR WENCK : Oui, bien sûr… Je comprends… Absolument… J’ai toujours été un libéral… Un homme éclairé… cultivé… De nos jours… on lit des choses comme ça dans les livres… Écoutez, la criminalistique… est très intéressante… Je vous en prie, continuez…

 

            (Les cambrioleurs échangent des regards.)

 

JÁNOS : Mais non, pas du tout… N’ayez plus peur… Prenez exemple sur Madame.

MADAME WENCK (elle tire la boîte vers elle-même) : Robi, si lui se porte garant… (À János.) Il est un peu troublé… par la présence de ces messieurs inconnus.

JÁNOS : Oh pardon, permettez-moi de vous les présenter… Voici Veau, un authentique savant ès cambriolages… Une énorme érudition – des mains sûres… exécutions habiles – pas très original…

VEAU (se prosterne, murmure) : Très heureux…

MONSIEUR WENCK : Prenez place, asseyez-vous (Veau s’assoit.)

JÁNOS : Lui, c’est Chou – un bon garçon – ne vous fiez pas aux apparences… il est un peu timbré… un poteau sur lequel on peut s’appuyer…

MONSIEUR WENCK : Je comprends… un poteau…

JÁNOS : Ce mot signifie un associé – dans une coopération… quelque chose comme Baugarten et Weiszmüller. Ou Weber et Hennequin.

MONSIEUR WENCK (reprend un peu courage, rit de bon cœur) : C’est excellent… c’est drôle… vraiment charmant… j’ai bien l’honneur. (Il lui tend la main qui tient encore le revolver.)

CHOU (lui reprend prudemment le revolver de la main et le pose sur la table) : Peut-être… me permettrez-vous ?

MONSIEUR WENCK : Oh pardon, je vous en prie.

 

            Chou s’assoit.

 

JÁNOS (à Schwarcz qui est toujours assis par terre) : Levez-vous, Schwarcz. Celui-ci, c’est Schwarcz II, l’exigeant… Son truc c’est de débarquer en fin de coup, pour la distribution.

SCHWARCZ (murmure) : Pas assez dingue pour me salir les mains.

MONSIEUR WENCK : Prenez place, je vous en prie. (Schwarcz s’assoit, Madame Wenck tire instinctivement la boîte à bijoux plus près d’elle. Courte pause.) Ces Messieurs… euh… sont arrivés ensemble ?

 

            Veau et les autres échangent des regards.

 

MONSIEUR WENCK : Ces Messieurs, enfin… si je peux m’exprimer ainsi…

SCHWARCZ : Vous pouvez, allez-y.

MADAME WENCK : C’est intéressant. Ce n’est pas comme ça que je m’étais imaginé les cambrioleurs.

SCHWARCZ : Maman croyait que nous venions en queue-de-pie…

MONSIEUR WENCK (nerveux) : Mais, ma Chérie ! Tu t’imagines toujours des choses. Tu vois toujours tout autrement. Il ne faut pas offenser ces Messieurs. Donc, si je peux me permettre… Comment vont les affaires ces temps-ci. Vous avez du… du travail ?

CHOU : Y en a.

MONSIEUR WENCK : Et… Si je peux me permettre… bien sûr c’est un beau résultat quand une telle affaire est couronnée de succès. Vous savez… je lis la criminalistique moderne. Sous un angle tout à fait libéral… À mon avis, Lombroso n’a plus cours aujourd’hui…

CHOU : Vous avez dit : couronné de succès ?

MONSIEUR WENCK : Oui, en quelque sorte.

CHOU : Ben, ça dépend dans quel pays on travaille. La devise, ça compte.

MONSIEUR WENCK (en expert) : Bien sûr, ça pèse sur le résultat… dans une industrie d’une telle envergure…

CHOU : Ouais. Il faut réévaluer. La monnaie. Un boulot plus grand à Pest rapporte parfois moins qu’une petite râpe, disons, à Berlin. La devise, ça compte tout de même. Ou une bonne idée – par exemple celle des tunnels. Ou celle du tapis.

MONSIEUR WENCK : Quel tapis ?

CHOU (modeste) : Ben, ma façon d’entrer ici.

MONSIEUR WENCK (jette un regard sur le tapis et comprend tout.) : Sacré nom, bien sûr ! Vous êtes entrés dans ce tapis ! C’est génial !

CHOU : Je vous dis, ça dépend où ça boume.

MONSIEUR WENCK : Ça boume ! C’est génial, ces termes techniques ! Bref, ça gagne bien, n’est-ce pas ?

CHOU : Si ça marche. Des marks à Berlin, des livres à Londres, des dollars à New-York.

SCHWARCZ : Des zlotys à Varsovie.

MONSIEUR WENCK (tape des mains) : Des dollars, des marks, des shillings… toute une fortune !

VEAU (murmure) : Ouais. Si ça gazait toujours nickel.

MONSIEUR WENCK (se tourne vers lui) : Pardon, je n’ai pas compris.

VEAU : Je dis que ça ne marche pas toujours aussi bien.

MONSIEUR WENCK : Tenez, on lit dans le journal que… vous permettez… comment on vous appelle dans le civil ?

VEAU : Guriga. Ferenc Guriga.

MONSIEUR WENCK : … Le célèbre Guriga ?

JÁNOS : Pour sûr, lui-même.

MONSIEUR WENCK : Mais ce nom remplissait les pages des journaux, voilà quatre ans… Une affaire passionnante.

VEAU (de mauvaise humeur) : Ah, les journalistes ! Qu’est-ce qu’ils en savent !

MONSIEUR WENCK : Ça alors !... Je suis troublé… mais vraiment… de me trouver en face du célèbre Guriga. Quelle affaire brillante c’était ! En plein jour, la voiture postale… Écoutez, les journaux en étaient pleins !

VEAU (dédaigneux) : Sottises, qu’est-ce qu’ils en savent ?

MONSIEUR WENCK : Je me rappelle, il a posté un mandat à lui-même… Quelle idée grandiose !

VEAU (fraîchement) : Là, excusez, ce n’était pas moi. C’était Papkoszta.

MONSIEUR WENCK : Pardon. Écoutez, j’ai le trac. Je me sens en plein milieu d’un roman de Wallace ! Écoutez, un Leblanc, un Conan Doyle. (À Veau.) Dites, qu’est-ce que vous pensez de Wallace ? C’est génial, n’est-ce pas ?

VEAU : C’est qui ?

MONSIEUR WENCK : Ah, vous ne le savez pas ? Impossible ! Celui qui a écrit ces fameux romans policiers.

VEAU (méprisant) : Un pote aux flics ! Il ne montre que le beau, jamais le laid. Ça, nous, on sait mieux. (Chou rigole.) Qu’est-ce que t’as à rigoler, idiot ?

CHOU : Tu n’as pas à te plaindre.

VEAU : Pourquoi ? Le monde n’entend parler que des rares casses qui par hasard ont abouti… les autres, nous aurions beaucoup à en dire…

SCHWARCZ : Eh oui, on se casse les reins, comme maintenant… (Il regarde la boîte à bijoux.)

JÁNOS (menaçant) : Schwarcz !

            (Schwarcz marmonne.)

JÁNOS : Non mais !

VEAU : Et d’une façon générale… Croyez-moi, avec autant d’endurance, de prise de risque, d’habileté, les gens réussissent mieux. Toutes les angoisses, la responsabilité… tous ces poulets qui ne font qu’attendre de réussir à mes dépens, pour été promus… Combien de fois on renonce aux plats presque servis parce que la musique se fait entendre.

MONSIEUR WENCK : Partout il y a des problèmes… Les gens se plaignent… la dépression est profonde… (fataliste) la bourse va mal – Dites-moi… on lit tout de même tant de choses de vous – selon mes calculs il doit s’agir de valeurs conséquentes. (Il calcule.) De montants très élevés. Dites-moi : cette affaire, n’est-elle pas organisée ?

CHOU : Bien sûr qu’elle l’est…

MONSIEUR WENCK : Comment ?

VEAU : C’est là que le bât blesse… on s’efforce, on trime, mais on est exploité, vient l’usurier, l’intermédiaire.

CHOU : Le diable les emporte, le receleur.

VEAU : Et l’agent.

MONSIEUR WENCK : Vous travaillez avec un agent ?

VEAU : Évidemment, faut bien quelqu’un pour écrémer.

MONSIEUR WENCK : Combien il touche, cet agent ?

VEAU : Trente pour cent.

MONSIEUR WENCK : Trente ?... Sur le brut ?... Inouï !... C’est illégal !... Tu entends ça, Maman ?

MADAME WENCK : Ce qui me surprend, moi… j’avais imaginé ces messieurs très différemment… au fond de la société – face à la société, comme le loup des forêts… En train de se faufiler, la nuit, dans les ruelles morbides, couteau à la main.

VEAU : Le travail, c’est le travail.

MADAME WENCK : Et là-dessus nous nous trouvons face à des hommes intelligents, civilisés… Monsieur Veau, ne m’en veuillez pas, vous me rappelez le chef d’agence de mon mari… N’est-ce pas, Robert ? C’est tout à fait Káldor ! N’est-ce pas qu’il lui ressemble ? Monsieur Chou, lui, ressemblerait davantage à ce que j’avais imaginé, mettez-vous un peu de profil ?... Oui, comme Conrad Veidt, dans ce drame de cambriolage... Mais Monsieur Veau, c’est tout à fait Káldor.

MONSIEUR WENCK : Cesse enfin avec tes ressemblances. Pour toi tout le monde est obligé de ressembler à quelqu’un pour que tu admettes qu’il existe.

JÁNOS : C’est comment on les imagine dans les illustrés qui cloche.

MADAME WENCK : Vous voulez dire qu’ils ont un air différent dès que ça devient sérieux, dès qu’il s’agit de leur vie ou de leur liberté ?

MONSIEUR WENCK : Arrête… Enfin, vous l’avez vu tout à l’heure ! Excusez-moi, quand je suis arrivé ici avec un revolver à la main, je l’ai pointé sur eux, ce moment devait être terrible pour eux, les pauvres : mains en l’air ! Et ils ont gardé leur calme – vraiment ! Je vous félicite ! Pas l’ombre d’un frémissement. (Les voyous sourient entre eux.)

JÁNOS (sourit aussi, poliment) : Oui, sans doute… Je ne voudrais pas vous faire de la peine, Monsieur le Directeur, mais ce n’était peut-être pas le vrai.

MONSIEUR WENCK : Alors c’est quoi, le vrai ?

 

            (Sifflement strident à l’extérieur, János hausse les sourcils, s’adresse aux cambrioleurs.)

 

JÁNOS : Les gars, je crois que le vrai, il est là !

SCHWARCZ (saute sur ses pieds) : Assez discouru. (À. Veau.) Voyou stupide ! Tu es tombé dans le piège ! Mais je ne l’ai pas fait pour ça. (Il tend le bras vers la boîte.) Il reste assez de temps ! Je veux ma part ! (Il tente de prendre la boîte.)

VEAU : Qu’est-ce qu’il y a ?

SCHWARCZ (se lève) : Il y a que ça presse.

CHOU : Il commence.

SCHWARCZ : Bien sûr que je commence… Si vous vous laissez rouler dans la farine, moi pas… (À Veau.) Stupide voyou, tu casses et tu rends ? (Il essaye de prendre la boîte.) Je veux ma part.

MADAME WENCK : Jésus Marie !

            (János saisit la main tendue de Schwarcz.)

SCHWARCZ (il retire brusquement sa main et saute au milieu, furieux) : Piège ! Vous êtes aveugles ? – Ils nous font perdre du temps jusqu’à ce que la maison se réveille… Il faut les finir !

MONSIEUR WENCK (paniqué) : S’il vous plaît, s’il vous plaît, Maman, donne-la !

SCHWARCZ : Faut les finir ! (Il s’accroupit et ramasse le couteau qu’il avait laissé tomber.)

JÁNOS : Holà !

SCHWARCZ (en direction de János) : C’est d’abord celui-là qu’il faut finir ! Il les protège – un traître ! Tire-toi !... Aboule, ou bien… !

 

            (Veau et Chou se lèvent aussi, ils regardent János qui se tourne face à Schwarcz, le dos à la table, il passe sa main droite derrière son dos, il saisit le revolver sur la table, puis)

 

JÁNOS (avance au milieu, fait face à Schwarcz) : Ça va, Schwarcz, allons-y !

 

            (Schwarcz s’est redressé, il tient toujours le couteau dans sa main droite derrière son dos, il se penche en avant afin de prendre un élan pour se jeter sur János.)

 

LUCIE (on n’a même pas remarqué qu’elle observait toute la scène depuis la galerie comme d’une loge, maintenant elle pousse un cri) : János, faites attention, il a un couteau !

 

            (Schwarcz se tourne vers elle, mais à ce moment des pas rapides de l’extérieur, des portes claquent, des coups de sifflet des deux côtés.)

 

JÁNOS (à Veau et Chou, avec calme et un peu de compassion) : On est fait, les gars !

 

            (Les deux portes s’ouvrent brusquement, des policiers, armes à feu pointées, envahissent la scène des deux côtés. À leur tête Kákus, chef des détectives. Le chauffeur et le personnel regardent, ébahis, la scène depuis la porte et la galerie.)

 

KÁKUS (tonne) : Haut les mains !

 

            (Les trois cambrioleurs lèvent les bras, disciplinés.)

 

KÁKUS (à l’un de ses policiers) : Ramasse les armes !

 

            (Le policier zélé saute vers les trois malfrats, il les tâte d’un geste professionnel, ramasse tous les revolvers les uns après les autres et les tend à Kákus.)

 

KÁKUS (s’approche, revolver haut levé. Il aperçoit János debout au milieu de la pièce, avec un revolver dans sa main baissée. Kákus sursaute.) : Eh ben !

 

            (János affiche un sourire détendu.)

 

KÁKUS : Mais c’est le grand manitou ! Pour une prise, c’est une prise ! Je suis verni ! (À monsieur et Madame Wenck.) On a du bol, Monsieur le Directeur, c’est le doyen de la cambriole, le spiritus rector, le grand chef qu’on n’a jamais pu attraper parce qu’il n’a jamais participé personnellement à quoi que ce soit ! Ce soir enfin on le tient avec sa bande, qui plus est l’arme à la main.

 

            (Avec un grand calme, János dépose son arme sur la table.)

 

KÁKUS (à János) : Toi, mains en l’air ! (À un policier.) Menotte-le !

 

            (Mais cela ne pourra pas se faire. Schwarcz, ayant reculé jusqu’au lustre, profite de la position levée de son bras tendu et d’un geste fais tomber le lustre. Obscurité totale, fracas. Dans le noir, des revolvers tirent, bruits de lutte et de chutes, des cris…)

 

- Eh, attrape-le !

- Fais gaffe, crétin !

- Je suis un policier !

- Tire pas, animal !

- Ça m’a glissé de la main !

- Où il est ?

- Englouti.

- Arrête !

- Vite au compteur… Il est là… Allumez… Il y a des lampes sur les murs aussi.

- Surtout veillez au grand manitou !... Le lâchez pas !

 

            (Les cris de Madame Wenck se mêlent à tout cela.)

 

            (Cela dure une minute. Puis s’allument les quatre lampes au plafond. Les trois cambrioleurs ainsi que János ont disparu. Ils ont même refermé la trappe derrière eux. Les autres personnes restent médusées.)

 

KÁKUS (son chapeau est tombé, une manche de son pardessus est à demi arrachée, il a du sang sur le visage. Il dit aux policiers) : Dans la rue ! Suivez-les ! Sur le toit ! Bloquez la porte de la cave !

 

(Les policiers sortent en courant, Kákus à leur suite. Il ne reste dans la pièce que Wenck, Madame Wenck et Lucie.)

 

MONSIEUR WENCK (tremble) : Maman… tu es blessée ?

MADAME WENCK : Non… et toi ?

MONSIEUR WENCK : Moi non plus… Où sont les bijoux ?

MADAME WENCK (serre la boîte sur sa poitrine) : Je les ai.

MONSIEUR WENCK : Viens, apporte-les dans notre chambre, parce qu’ici on va encore tirer. (Il court vers l’escalier, Madame Wenck le suit, une fois en haut de l’escalier, il s’adresse à Lucie.) Lucie, va immédiatement dans ta chambre et ferme la porte… Was für eine Nacht ! (Ils disparaissent dans leur chambre.)

 

            (Lucie, pensive, déçue, reste là. János s’avance de derrière le paravent.)

 

LUCIE (tressaille, mais est courageuse) : Vous êtes là ? C’était donc vos types…

JÁNOS (boude) : Oui…

LUCIE : Et c’est votre histoire ?

JÁNOS : Oui.

LUCIE (hostile) : Sauvez-vous, policiers vont revenir dans une minute.

JÁNOS : Je m’en fiche.

LUCIE (impatiente) : Pourquoi vous ne partez pas ?

JÁNOS : Vous voulez vous débarrasser de moi… Je suis resté jusqu’ici pour vous faire plaisir, je vais rester encore, pour mon plaisir à moi ! Évidemment si j’étais celui que vous vous êtes imaginé, une célébrité, cela vous amuserait et vous me parleriez différemment, pourtant vous ne savez même pas qui je suis.

LUCIE (ironique) : Vous êtes leur grand manitou.

JÁNOS : Et alors ?... Est-ce que j’ai prétendu autre chose ?... Ai-je menti ?... Est-ce que c’est ma faute si vous avez imaginé autre chose ?

LUCIE : Je regrette de vous avoir causé des ennuis.

JÁNOS : C’est mon problème, pas le vôtre !... Et ne me plaignez pas… Cela vous dépasse… Vous êtes trop gâtée pour savoir ce que c’est… plaindre quelqu’un… le soutenir… mais pas à la façon que vous pensez, … comme les pauvres parias savent soutenir quelqu’un, même si c’est un assassin… Mais il ne s’agit pas de cela. J’ai des comptes à régler…

LUCIE : Avec moi ?

JÁNOS : Avec vous (Il va tout près d’elle.) Parce qu’à la fin il faut toujours rendre des comptes. (Il la regarde dans les yeux.) Avouez que c’est vous qui avez appelé la police ! (Lucie baisse la tête.)

JÁNOS (incandescent) : Vous en savez le prix ?... Un coup de couteau dans le cœur !... Je le mérite !... (Des tirs à l’extérieur.) Parce que si ce misérable voyou risque sa peau, c’est son affaire, mais que ce soir il reçoive une balle… ça, je ne supporte pas… Ils ne le méritent pas de ma part… parce que… ils ont toujours été bons pour moi, et si l’un d’eux mange les pissenlits par la racine à cause de moi, alors je risque de tuer !

LUCIE (apeurée, mais émue) : János !

JÁNOS (regarde la porte) : Bien, le poulet est là, dénoncez-moi !...

KÁKUS (entre avec un policier) : Ils se sont tous sauvés ! (Il aperçoit János.) J’en aurai au moins un, celui-là ! (Il le pointe de son revolver.) Alors, le mec, mains en l’air ! Tu es sourd ? J’ai dit, mains en l’air ou je tire !

 

            (Un instant très tendu, János ne lève pas les bras, il garde son calme.)

 

LUCIE (calme, mais tendue à l’intérieur) : Baissez votre pistolet, Monsieur le Détective en Chef ! (Kákus la regarde, ébahi.) Baissez votre pistolet, parce que cet homme n’est nullement le chef des cambrioleurs… Il leur a tenu tête, il a sauvé nos biens, nous sommes tous témoins, mon père, ma mère et moi…

KÁKUS : Mais, il était parmi eux !

LUCIE : J’ai ses papiers, si vous souhaitez les voir, des copies certifiées qui prouvent que ce monsieur est Sandy Boon… le célèbre écrivain qui vivait parmi eux afin de mieux les étudier.

 

            (Kákus paraît incrédule.)

 

HECSEY (enfonce la porte dans une tenue incomplète, débraillée) : Attaque blusquée ?... On m’a téléphoné du commissaliat centlal… J’ai coulu aussi vite que j’ai pu… Exposez les faits, Monsieur le Détective en chef ! (Il aperçoit János.) Ah, salut, tu es là ? (À Kákus.) Alols pas besoin de nous.

KÁKUS (abaisse son revolver) : Vous le connaissez, Monsieur le Conseiller ?

HECSEY : Bien sûr… J’ai cet honneul… (Il se tourne vers János en intime.) Comment ça s’est passé ? Par un tlansfelt soutellain ?... Ils ont fait danser la tlayeuse, allaché le butin ?... Mais tu l’as sauvé, bien sûr ! (Au détective.) Un expelt de plemier oldle (À Lucie.) Il est toujouls l’invité de la maison ?

LUCIE (avec sérieux, du fond du cœur) : Il va le rester, j’espère. (À Hecsey.) Il est exactement celui que j’avais imaginé. Il est même devenu beaucoup plus !

 

            (János regarde Lucie avec sérieux, les yeux voilés.)

 

KÁKUS (sourit) : Alors je vous demande pardon !

 

Rideau

 

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