János Sansterre

 

 

ÉPILOGUE

 

Le deuxième acte ne s’est pas terminé par le baisser du rideau, mais par l’obscurité soudaine et totale. Maintenant la lumière revient progressivement, jusqu’à atteindre la même intensité d’éclairage qui régnait lors de la dernière scène du prologue. Les personnages du prologue se retrouvent assis dans la même pose où nous les avions. Encore dans le noir nous entendons la voix de János qui raconte : Pardon, a dit le détective en chef, et bien entendu il a rendu sa liberté à János. Maintenant il observe une petite pause. Les auteurs dramatiques se taisent un instant, c’est seulement l’ambiance qui permet de sentir que János a raconté le contenu des deux actes.

 

(Après la pause.)

 

BÁLINT : Rideau !

JÁNOS : Rideau.

SZÉKELY (enchanté, zélé) : C’est magnifique, magnifique ! Écoutez, c’est splendide !

BÁLINT (prudent) : C’est très intéressant !

ANTAL : Tout dépendra de la façon de la monter.

CÉKUS : Et le troisième acte ?

JÁNOS (après une courte réflexion) : Bon, en ce qui concerne le troisième acte… Messieurs, je voudrais d’abord savoir si je ne vous ai pas ennuyés.

SZÉKELY : Au contraire, nous étions enchantés ! Comment pouvez-vous supposer une chose pareille ?

BÁLINT (toise Székely avec une colère retenue) : Absolument pas.

JÁNOS (sourit avec indulgence : Parce que s’il m’est permis de parler franchement…

CÉKUS : Parlez.

SZÉKELY : Une vue dans les secrets de l’atelier !

JÁNOS : Pour le troisième acte, je ne vois pour le moment que l’idée, je n’ai pas encore élaboré l’intrigue. Cela dépendra…

SZÉKELY : De quoi ? (Les auteurs dramatiques échangent des regards furieux à cause de la "participation" intempestive de Székely, qui monopolise la parole.)

JÁNOS (c’est justement pour cela qu’il se tourne aimablement vers Székely, comme pour signaler qu’il est prêt à discuter avec lui) : Cela dépend, avez-vous aimé les deux premiers actes ?

SZÉKELY (flatteur) : Moi ?

JÁNOS : Naturellement. L’opinion de l’homme intelligent et du bon médecin…

SZÉKELY (modeste) : Seulement dentiste.

JÁNOS : Raison de plus. L’opinion d’un bon dentiste qui a l’habitude de regarder dans la bouche des gens… (Les auteurs, complices, rient dans leur barbe, mais János garde son sérieux.)… et constate en quelques instants quelle dent est bonne, laquelle mauvaise, laquelle peut être réparée, laquelle exige une extraction impitoyable…

SZÉKELY (vivement) : Oh oui ! Vous avez raison de dire qu’il y a une parenté entre tous les métiers. Tenez par exemple, un dentiste moderne travaille aujourd’hui avec des méthodes nouvelles, il n’est plus rare qu’on enlève la dent, on la plombe et on la replace dans la bouche.

BÁLINT (ironique) : C’est fascinant.

SZÉKELY (rayonne de fierté) : N’est-ce pas ? C’est pareil qu’écrire du théâtre.

ANTAL (bilieux) : Exactement pareil.

SZÉKELY : Écoutez, j’imagine qu’un bon auteur dramatique fabrique d’abord des personnages avec leurs caractères, ensuite il leur invente une histoire. (À János.) Vous, Maître, comment procédez-vous ? D’abord les personnages et ensuite l’histoire, ou d’abord l’histoire et ensuite les caractères ?

BÁLINT (à Székely, glacial) : Me permettez-vous de poser moi aussi une question au Maître ?

SZÉKELY (rayonne) : Faites donc !

BÁLINT (à János) : À propos du troisième acte. Ce János, ce mystérieux étranger, dont nous avons appris qu’il appartient au milieu… ou tout au moins il lui est lié, restera naturellement dans la maison du banquier à ce qu’il me semble ?

JÁNOS : Naturellement. Ce serait l’essence-même du troisième acte. János reste dans la maison. Au début les parents sont réticents à propos de ce mariage. Mais Lucie s’entête et construit son œuvre déjà commencée, avec une foi inébranlable. Ils partent à Paris où János étudie, se cultive. En quelques années il devient un parfait gentleman. Ils pourront se présenter aux parents comme deux êtres égaux. La réconciliation ne pourra pas tarder. Bref, (légèrement) une sorte de happy end.

BÁLINT (prudent) : Oui, hum, mais il me paraît évident (il fixe János) que pour que cette fin heureuse soit crédible, il faut que ce János, le gentleman, exerce une profession et un travail, ait une vocation. En somme, qu’est-ce qu’il deviendra ?

JÁNOS : Très juste. J’y ai pensé moi-même. C’est obligé. Qu’en pensez-vous ?

BÁLINT (échange un regard avec Antal) : Ben…

ANTAL (échange un regard avec Bálint) : Mon Dieu…

BÁLINT : Peut-être…

JÁNOS (il les fixe en souriant ; d’un ton naturel et léger) : J’ai eu l’idée d’en faire un auteur dramatique célèbre. Au troisième acte.

SZÉKELY (applaudit, enchanté) : C’est magnifique ! Une idée brillante ! Alors là ! Elle ne me serait pas venue à l’esprit en cent ans ! C’est génial ! Écoutez ! (Aux auteurs) Qu’en dites-vous ? Un auteur dramatique !

BÁLINT (veut anéantir Székely du regard. À János) : Vous pensez ?

JÁNOS (sourit) : Pourquoi pas ? À Paris il vit bien, il fréquente les théâtres, il apprend le métier. (À partir de ce moment et jusqu’à la scène du portefeuille, la conversation sera acerbe, tendue, presque comme un duel ou un interrogatoire que János supporte calmement, souriant, gaiement, avec des ripostes naturelles.)

ANTAL : Il s’avérera, je présume, qu’il était bel et bien cet écrivain américain, ce Sandy Boon, incognito.

JÁNOS : Pas du tout. N’avez-vous pas remarqué ? Ce n’était qu’une idée fixe de Lucie. D’ailleurs János l’éclairera bientôt sur ce point. Lucie ne lui en tiendra pas rigueur.

ANTAL : Mais alors – excusez-moi, c’est János.

JÁNOS : Ne comprenez-vous pas ? János a tout dit franchement, ouvertement à Lucie.

ANTAL : Qu’il était cambrioleur ?

JÁNOS : Qu’à vrai dire il n’était pas exactement un cambrioleur…

BÁLINT : Mais quoi ?

JÁNOS : Mon Dieu, une sorte d’intermédiaire étrange entre l’artiste et la canaille. Qui sait, peut-être le rejeton encanaillé, dégénéré d’une bonne famille. Il était intéressé par les bas-fonds, par ce mode de vie combatif, particulier. Personnellement il n’a participé à rien. Il n’a jamais rien fait contre la loi. Mais il vivait parmi eux.

BÁLINT : Parmi les voleurs, les tricheurs de tripot, les pickpockets ?

SZÉKELY : Écoutez, comme dans les Jack London.

JÁNOS : Comme une sorte d’amateur initié. Ils l’ont aimé et respecté. Ils ont senti en lui le talent. Ils allaient le voir, ils le consultaient pour leurs problèmes professionnels, personnels, les questions d’honneur. Il était le Maître.

ANTAL : Dans les questions d’honneur ? Les brigands ?

JÁNOS : Vous n’avez jamais entendu parler de l’honneur des brigands ? Il a ses codes. Le déshonneur des brigands ne l’intéressait pas. Il n’avait le sens que de leur honneur. Et le sens des hommes. Il avait un admirateur dans ce milieu, un homme qui le comprenait.

BÁLINT : Ah oui… Chapon…

JÁNOS : Très juste. Chapon. Dans ce personnage sombre, l’agent des bandits, on retrouve une étincelle fugitive de ce respect béat et fertilisant du talent avec lequel Mécène a aidé Horace, César Borgia Michel-Ange, à devenir Horace et Michel-Ange.

ANTAL : Mais alors, pourquoi est-il tombé si bas au point d’être retrouvé en haillons au Bois de la Ville ?

JÁNOS (hausse les épaules) : Il a eu un différend avec Chapon. Ce gars intéressant, ce Chapon, s’est laissé un instant éblouir par la cupidité, il a voulu récolter les fruits de son travail, il ne s’est pas contenté de se délecter dans les délices de l’imagination.

BÁLINT : En somme, il voulait… que János…

JÁNOS : Il voulait que János fasse quelque chose. En personne. Qu’il se mouille, comme si on voulait contraindre un chef de guerre à tremper lui-même la baïonnette, il ne se contentait plus de se prélasser dans l’imagination. Là-dessus János les a sans mot dire laissés tomber. Et c’est parce qu’il ne voulait pas s’avilir comme les malfrats, qu’il s’est avili comme les mendiants.

BÁLINT : Et cette cassette à bijoux révélée, cette lettre envoyée à Chapon par laquelle il a lâché les cambrioleurs sur ses bienfaiteurs ?

JÁNOS (entêté) : Il ne les a nullement lâchés sur eux ! Il voulait simplement leur montrer, à eux et surtout à ce Chapon, que s’il ne participait pas à leur travail, ce n’est pas parce qu’il n’était pas à la hauteur, mais parce qu’il voulait leur montrer qu’en matière d’astuce, d’observation, de présence d’esprit et de courage il savait tenir tête à n’importe lequel d’entre eux. (Court silence.) D’ailleurs à la fin de la lettre dans laquelle il a dévoilé la cachette, il a écrit à Chapon de ne même pas tenter de cambrioler cet endroit, car ils le retrouveraient en face d’eux. (Court silence.) Chapon ne l’a pas cru. (Court silence.)

ANTAL (regarde Bálint) : Eh bien, c’est très intéressant.

BÁLINT (regarde Antal) : En effet, c’est peu ordinaire.

 

(János sourit calmement. Vers la fin de la conversation Székely n’intervient plus, il a l’air inquiet, il gigote, regarde partout, se tapote, se penche, tâte les joints du canapé, mais pour le moment personne ne s’en aperçoit.)

 

ANTAL : Eh bien, en ce qui concerne l’histoire, oui, c’est assez vraisemblable. Mais ces personnages…

JÁNOS (sourit) : Vous pensez aux trois cambrioleurs ?

ANTAL (vite) : Non, non, ceux-là sont assez réalistes, sauf peut-être Chou que j’ai du mal à imaginer sur scène.

BÁLINT (rejette d’un geste) : Chou, ça va. Pour moi c’est plutôt Veau qui paraît un peu artificiel, voire invraisemblable, je ne vois pas qui pourrait le jouer. Mais il ne s’agit pas d’eux.

JÁNOS : Mais de qui ?

BÁLINT : Du héros principal.

JÁNOS : De János ?

BÁLINT : Oui. Je ne le sens pas bien. Je ne sais pas si un tel personnage est crédible.

JÁNOS : Vous pensez qu’il n’est pas suffisamment dramatique ?

ANTAL : Oui, c’est ça, c’est quelque chose comme ça que je sens. Qu’il est un peu…

JÁNOS : Qu’il est un peu subjectif, allez, dites, il est un peu lyrique, c’est ça ?

BÁLINT (étonné) : Ben…

JÁNOS (sourit imperturbablement) : Alors c’est mauvais. Dans le drame je n’aime pas le lyrique. Je n’aime pas le genre conteur. Le lyrique, à mon sens, n’est pas autre chose… Le lyrique naît de ce que l’écrivain, n’ayant plus rien à dire, est contraint de dire la vérité.

 

(Antal et Bálint ne trouvent rien à répondre.)

 

JÁNOS (médite) : Peut-être que je ne terminerai pas cette pièce.

ANTAL (vite) : Il n’en est pas question ! Il faut l’écrire ! Absolument !

BÁLINT : Mais il faut l’écrire de façon que le public puisse le croire.

JÁNOS (hausse les épaules) : Le public ! Qui s’occupe du public ? Le public croit ce que je veux lui faire croire !... Ça lui est égal, au public, pourvu qu’il s’amuse !... Le public sert à ce que je musique l’argent de sa poche ! (À Székely.) Vous cherchez quelque chose ?

SZÉKELY (très gêné) : Excusez-moi… Je ne comprends pas… Ce n’est pas de ma faute.

JÁNOS : Qu’est-ce qui vous arrive ?

SZÉKELY (explose) : Écoutez… mon porte-monnaie… Mon porte-monnaie n’est plus dans ma poche…

 

(Antal et Bálint sursautent.)

 

JÁNOS (reste tranquillement assis) : Mon Dieu, celui qui a arraché tant de dents, pour une fois c’est à lui qu’on arrache.

ANTAL (surexcité) : Ce n’est pas normal… Je l’ai vu moi-même tout à l’heure… quand il a payé la voiture… Cherchez mieux…

SZÉKELY : Écoutez… ça fait dix minutes que je cherche… il n’est pas là…

BÁLINT : Là, ce n’est pas drôle… (Paniqué.) Messieurs.

ANTAL : On téléphone tout de suite à la police.

SZÉKELY (gémit) : Messieurs… Pardonnez-moi… Ce n’est pas de ma faute…

JÁNOS (se lève, fume sa cigarette, réfléchit) : Calmez-vous, Messieurs. (Tous le regardent.)

JÁNOS : Après tout nous nous trouvons dans un club privé, et non le dernier, du point de vue de la délicatesse et du bon goût.

ANTAL : Justement.

JÁNOS : Justement, on ne téléphone nulle part. C’est inutile.

BÁLINT : Mais ce monsieur (à part, furieux), le diable aurait mieux fait de l’emporter avant qu’il ne mette les pieds ici.

JÁNOS : Ce monsieur retrouvera son porte-monnaie.

SZÉKELY (soulagé, se force à rire) : Ah bon, je comprends… c’était encore un truc… (Il rigole.) Donc le Maître est au courant…

 

(Antal et Bálint se regardent stupéfaits.)

 

JÁNOS : Pas encore. Mais je serai au courant dans cinq minutes. Je prie ces messieurs d’accompagner Monsieur le dentiste dans la pièce voisine. Monsieur Cékus, s’il vous plaît, pour un instant…

CÉKUS (étonné) : Seulement moi ?

JÁNOS (poli mais ferme) : Oui, juste le temps de vous demander quelque chose.

BÁLINT (avec un sourire étrange) : Mais cher collègue…

JÁNOS : Messieurs, nous nous sommes mis d’accord qu’il s’agit là de l’honneur du club. La question se pose : qu’est-ce qui est plus urgent pour vous, retrouver le porte-monnaie ou le voleur ?

SZÉKELY (avide) : Le porte-monnaie ! Naturellement ! C’est le plus urgent !

JÁNOS : Dans ce cas (il se prosterne), au revoir, Messieurs. (Il regarde sa montre.) Dans exactement quinze minutes.

 

Székely et les auteurs dramatiques obéissent en traînant les pieds, étonnés, ils sortent tous sauf Cékus.

 

JÁNOS (vite, à Cékus) : Écoutez, je vous ai retenu pour vous demander qui dans le personnel du club est le plus ancien, dont on peut supposer le mieux connaître les autres.

CÉKUS : Eh bien, peut-être le portier.

JÁNOS : Très bien. Soyez gentil, descendez, priez le portier de monter ici, puis rejoignez ces messieurs.

CÉKUS (obéissant) : Entendu. (Il descend.)

 

(János fait les cent pas en sifflotant, regarde le mobilier, observe tout. Il s’arrête devant la cheminée. Il réfléchit. D’une idée soudaine il se baisse, veut scruter l’intérieur de la cheminée, mais il n’a pas le temps car…)

 

SCHWARCZ (en tenue de portier, il entre furtivement. Il boite fortement. Il remarque János dans sa position accroupie, d’abord cela l’étonne, puis il frappe dans ses mains et s’écrie involontairement) : Le Maître !

JÁNOS (alarmé, se retourne, lève des yeux effarés sur le portier, puis s’écrie lui aussi, surpris) : Qu’y a-t-il ? Mais c’est… Schwarcz !... Schwarcz l’exigeant !

SCHWARCZ (met un doigt sur sa bouche) : Pour l’amour de Dieu… (Il regarde alentour) Ici je m’appelle Sándor Priant.

JÁNOS : Mais qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?

SCHWARCZ : Je suis portier. Depuis six ans.

JÁNOS : Schwarcz l’exigeant est devenu Sándor Priant ?

SCHWARCZ (soupire) : Eh oui, cela fait longtemps que Schwarcz a cessé d’exiger. Il ne fait que prier. Humblement, la main tendue, un béret à côté du cordon. (Il montre.)

JÁNOS : Qu’est-il arrivé ?

SCHWARCZ (montre sa jambe) : Kaput !

JÁNOS : Ta jambe ?

SCHWARCZ : Ben oui. Ils ont joué de la flûte dans mon tibia. Ce salaud de Gyuri Kóser. Jusqu’au trognon là-dedans. Les tendons coupés, irréparable.

JÁNOS : Alors c’est pour ça ?

SCHWARCZ : Eh ! (Avec orgueil.) Comment voulez-vous que je bosse ? Parce qu’avec une jambe comme ça, il n’était plus possible d’exiger. J’ai pris congé de l’art. (Il soupire.) C’est comme ça !

JÁNOS (ému) : Schwarcz ! Schwarcz !

SCHWARCZ (ému) : Croyez-moi, je me morfonds beaucoup. Longtemps ça m’a fait mal d’être tombé si bas… Mais avec le temps ça se calme. D’autant plus que je lis souvent dans les journaux que vous, Maître…

JÁNOS (sourit) : Que moi aussi j’ai dit adieu à l’art – et je me suis fait artisan ?

SCHWARCZ : Mais vous étiez maître en tout ce que vous faisiez…

JÁNOS : Pas plus ?

SCHWARCZ : Pas moins.

JÁNOS (méditatif) : Que deviennent les gars ?

SCHWARCZ : J’ai rarement de leurs nouvelles… Veau a filé… Il dessine quelque part en Amérique du Sud… une nouvelle école… La taule pour Chou. Dix quintaux.

JÁNOS : Hum. Tu ne sais rien de Chapon ?

SCHWARCZ : Chapon ? Oh là – foutu ! Depuis l’an dernier, pour des broutilles…

JÁNOS (se mord les lèvres) : Chapon – est mort ?

SCHWARCZ (acquiesce) : Raide. Mais il était au courant de vos succès, Maître. Nous sommes allés ensemble voir votre célèbre pièce, au poulailler. Il pleurait, le vieux, quand on vous a ovationné devant le rideau. C’était mon élève – il a dit. Il a applaudi jusqu’au sang.

JÁNOS (visiblement remué, il fait les cent pas, soupire, s’arrête, se tourne brusquement vers Schwarcz) : Schwarcz, ça me donne une grande satisfaction de te retrouver comme portier de cet établissement. Il nous reste trois minutes.

SCHWARCZ : Qu’est-ce qui est arrivé ?

JÁNOS : Figure-toi, Schwarcz, un porte-monnaie a été chouravé dans la maison.

SCHWARCZ (électrisé) : Non !...

JÁNOS : Ça ne pouvait être qu’un membre du personnel. Tu connais tout le monde ici. Énumère !

SCHWARCZ : Ça ne sera pas long. Bogdán, le cuisinier.

JÁNOS : Il n’a pas tellement pu monter à l’étage. Antériorités ?

SCHWARCZ : Cuisinier navigant, garçon chef sur un train express – pas une grande carrière – dans ce métier  les promotions sont rares.

JÁNOS : Continue.

SCHWARCZ : Skurek, le garçon chef. Une grande famille.

JÁNOS : Skurek ?

SCHWARCZ : Son grand-père était déjà garçon chef.

JÁNOS : Où ?

SCHWARCZ : Au Café Pilvax. Monsieur Petőfi doit toujours trente noirs à sa famille.

JÁNOS : Mauvais, ça ! Un garçon chef ne pince pas dans une poche. Il pioche dans les portefeuilles qu’on lui tend ouverts. Continue.

SCHWARCZ (réfléchit) : Ben – sur le moment je ne vois pas.

JÁNOS : Qui était ce barbu qui m’a barré la route à mon arrivée ?

SCHWARCZ : Ah oui – Móni ! Une sorte de… laquais ici.

JÁNOS : Antériorités ?

SCHWARCZ : Ben, vous n’avez pas remarqué ?

JÁNOS : Qu’est-ce que j’aurais dû remarquer ?

SCHWARCZ : Ben, la façon de ces messieurs de s’adresser à lui…

JÁNOS : Ah ?

SCHWARCZ : Vous savez, Maître, si vous le regardez bien, il était autrefois auteur dramatique…

JÁNOS (vivement) : Auteur dramatique ? Tu es sûr ?

SCHWARCZ : On a même joué une de ses pièces il y a une trentaine d’années. Une sorte de drame historique.

JÁNOS (tout excité) : Et alors ?

SCHWARCZ : Eh bien, il est tombé bien bas, mais quelques vieux se souviennent encore de lui. Par clémence, pour lui éviter l’asile des vieillards, on l’a embauché ici, un peu laquais, un peu intendant.

JÁNOS (gaiement) : Stop ! C’est notre homme, Schwarcz ! (Il s’active.) Schwarcz, tu vas musiquer ici ce Móni, toi-même tu te planques derrière ce fauteuil et tu n’en sors que si je t’appelle.

SCHWARCZ : À vos ordres, Maître. (Au téléphone.) Allô, je demande Monsieur Móni. Monsieur Móni est demandé par Maître Sansterre. (Il repose le combiné et se dirige vers le fauteuil.)

JÁNOS : Schwarcz ! Une question !

SCHWARCZ : J’écoute.

JÁNOS : Tu ne te rappelles pas par hasard de quoi parlait ce drame historique que Móni a écrit ? Son titre, c’était quoi ?

SCHWARCZ : Alors là, je n’en sais rien.

JÁNOS : C’est bien, mon brave. (Il signale à Schwarcz par geste de déguerpir et celui-ci disparaît derrière le fauteuil.

MÓNI (visage hostile) : Vous m’avez appelé ?

JÁNOS (se dépêche à sa rencontre, il lui tend les deux bras, mielleux) : Mon cher collègue, permets-moi…

MÓNI (ahuri) : Pardon ?

JÁNOS : Mon Dieu, même si… à l’échelle sociale… nous naviguons… en apparence… sur des eaux différentes – (il appuie sur le mot) en art, n’est-ce pas, nous sommes deux collègues, pas vrai ?

MÓNI (totalement désarmé) : Oh, Maître, comme ça vous savez que moi, autrefois…

JÁNOS : Voyons, mon cher vieux !... Dans notre métier on garde en mémoire (avec insistance) les anciennes forces… D’autant plus que maintenant il se trouve que par hasard… j’ai besoin de toi…

MÓNI (fier) : Maître ! De quoi il s’agit ? Préparez-vous un drame pour lequel, peut-être, je pourrais…

JÁNOS : Précisément. Tu sais bien, tu connais mon genre. C’est un cas actuel dans lequel involontairement tu joues un rôle qui m’a conduit à l’idée de te parler de mon projet.

MÓNI (admiratif) : J’y joue un rôle ?

JÁNOS (légèrement) : Écoute bien. Tu te rends compte ? C’est bizarre, hein ? J’entre pour la première fois dans ce club, et dès la première heure j’attrape un voleur.

MÓNI (après un court silence) : Comment cela ?

JÁNOS (comme bavardant) : C’est intéressant, hein ? Qu’est-ce que tu en dis ? Il a même avoué. Il a volé un porte-monnaie.

MÓNI (tape des mains) : C’est terrible !

JÁNOS : N’est-ce pas ? La canaille ! Mais là il a trouvé plus fort que lui.

MÓNI : Mais c’est qui ?

JÁNOS : Eh bien, pour le moment, la discrétion s’impose.

MÓNI : Naturellement.

JÁNOS : C’est le portier, le claudiquant.

MÓNI : Quoi ? Et… à qui il a…

JÁNOS : À qui il a volé ? Tiens-toi bien, mon vieux, parce que je vois, comme je l’avais supposé, tu n’as pas la moindre idée qui peut être la victime.

MÓNI : Alors c’est qui ?

JÁNOS : Toi, mon vieux, c’est toi. Il a volé ton porte-monnaie bien planqué.

 

(D’un geste spontané Móni tourne la tête vers la cheminée)

 

JÁNOS (pousse un cri) : Schwarcz, à la cheminée ! Je m’en doutais. (Schwarcz jaillit de derrière le fauteuil et se rue sur la cheminée. Il y introduit son bras.)

           

(Móni pousse un cri d’étonnement, il se précipite aussi vers la cheminée, mais János le saisit par le col pendant que Schwarcz repêche le porte-monnaie de la cheminée.)

 

SCHWARCZ : Tenez. (Il tend le porte-monnaie à János qui le fourre tranquillement dans sa poche.)

JÁNOS : Merci.

 

            (Móni est pris de vertiges.)

 

JÁNOS (à Schwarcz) : C’est bien, mon vieux. Tu es un brave. Écoute, avant de te barrer, j’aimerais te demander de venir me voir de temps à autre. J’aurai besoin de rafraîchir un peu mes connaissances. Salut.

SCHWARCZ (rigole) : Je comprends, à vos ordres, Maître. (Il part et en passant devant Móni, il le toise d’un regard méprisant.) Pouah ! Vous, un artiste ?! Dans la cheminée !... Paumé ! Auteur dramatique !

MÓNI (tremble) : Cher… euh… Confrère… je ne comprends rien à tout ça…

JÁNOS (le toise) : Confrère ? Pour les autres peut-être, pas pour moi. À chacun son métier. Vous, volez plutôt des idées, pas des portefeuilles. Vous n’y connaissez rien.

MÓNI (tremble, tombe à genoux) : Oh, Monsieur…

JÁNOS (d’un air détaché) : Dites un peu, de quoi ça parlait, votre drame historique ? C’était quoi le titre ?

MÓNI (à genoux, en pleurs) : Mátyás, le juste…

JÁNOS (acquiesce) : Je m’en doutais… Bon, d’accord. Relevez-vous. Ne tremblez pas comme ça – je vous laisse courir. Écoutez-moi.

MÓNI (en pleurs) : Oui, Monsieur…

JÁNOS : Demain vous donnerez votre démission au club. Compris ? Ensuite, dans trois semaines, vous viendrez me voir – je vous embaucherai, j’aurai justement besoin de quelqu’un – pour encaisser l’argent dans des théâtres de province. Essayez de me voler de l’argent à moi – vous verrez.

MÓNI (se relève, s’essuie les yeux) : Merci, Patron. (Il veut lui baiser la main, mais János le repousse.)

JÁNOS (lui fait signe) : Partez.

           

(Móni part tout en se prosternant.)

(János reste seul, il sifflote, regarde devant lui, méditatif.)

(Les quinze minutes étant passées, les auteurs dramatiques entre les uns après les autres des deux côtés. Ils fixent leurs regards sur János.)

 

JÁNOS (semblait distrait, mais brusquement lève le regard, sourit) : Ah, ces Messieurs sont déjà là ?... Excusez-moi, j’étais un peu distrait. (Il scrute la compagnie.) Et Monsieur le dentiste ?

BÁLINT : Il attend en bas dans le hall.

JÁNOS (tend le porte-monnaie) : Tenez, rendez-le lui. (Stupéfaction, murmures.)

 

            (Antal prend le porte-monnaie avec réticence. Personne ne bouge.)

 

JÁNOS : Alors, Messieurs ?... Qu’y a-t-il ?... Ah bon !... Vous aimeriez aussi savoir comment je l’ai retrouvé et de qui. (Il regarde sa montre.) Oui, seulement il est onze heures et demie, l’opéra se termine, je dois aller chercher ma femme. Je vous raconterai cette histoire amusante la prochaine fois.

ANTAL (sourit péniblement, de façon appuyée, il cherche de l’encouragement) : Pardon -

JÁNOS : Vous souhaitez ?

BÁLINT : Rien de particulier… Seulement… n’est-ce pas… avant que vous ne nous quittiez… quand même… compte tenu des circonstances étranges… nous aimerions savoir comment ça s’est passé… avec ce porte-monnaie.

JÁNOS (d’un regard acéré mais calme) : Dois-je comprendre que sans cela je ne peux pas partir ?

BÁLINT : Pardonnez-nous, mais en réalité…

ANTAL (poursuit) : Nous ne vous connaissons même pas. Au club… c’est la première fois que nous avons l’honneur… Nous avons déjà vu votre portrait, mais les ressemblances…

JÁNOS : Ressemblance n’est pas identité. En effet. Et puis le portrait… qui peut en être sûr, n’est-ce pas ? Bref, vous ne me relâchez pas volontiers tant que je n’aurai pas prouvé que je suis vraiment János Sansterre.

BÁLINT : C’est cela. Avant tout.

JÁNOS : Deuxièmement, une fois que je l’aurai prouvé, je devrais encore justifier qui est vraiment ce János Sansterre.

ANTAL : Eh… (Des pas dans le couloir.)

JÁNOS : Entendu. Le premier point, que je sois János Sansterre, il se trouve que je peux le prouver. Voici ma femme qui arrive.

LUCIE (entre rapidement en tenue d’opéra) : Qu’est-ce qui se passe, János ? Pourquoi n’es-tu pas venu m’attendre ?

JÁNOS (sourit) : Messieurs, ma femme, (vers elle) voici Monsieur Antal… Monsieur Bálint… Monsieur Cékus

LUCIE : Oh, Messieurs, tant de célébrités réunies ! Un système solaire avec autant de soleils (Elle s’étonne, parce qu’elle ressent la tension.)

ANTAL (troublé) : Nous sommes enchantés… Nous comprenons désormais que le maître…

BÁLINT : N’a pas de mal à puiser de l’inspiration…

LUCIE (rit) : Pour ses pièces de cambrioleurs ? Merci !...

CÉKUS : Excusez-nous, Madame, ne le prenez pas mal, mais on était justement un peu…

JÁNOS (sourit) : L’atmosphère est un peu lourde, ma Chérie.

LUCIE (est étonnée. Les auteurs tressaillent.)

JÁNOS (sur un ton léger) : En effet, je venais de raconter à ces Messieurs mon projet de pièce.

LUCIE : Et alors ?

JÁNOS : Tu vois, ma Chérie, il n’a pas l’air de plaire à ces Messieurs.

ANTAL : Je proteste…

JÁNOS (hausse les épaules) : Ces Messieurs sont courtois, mais je vois bien ce qu’ils en pensent. À leur avis toute l’histoire est invraisemblable et pas même sympathique.

LUCIE : Pas sympathique ?

JÁNOS : Oui. C’est Messieurs sont d’avis que mes cambrioleurs sont cette fois, comment dire, mesquins.

LUCIE : Mesquins ? Mais comment devraient-ils être ?

JÁNOS : Selon ces Messieurs, ils manquent d’idéalisme. Il leur manque le romantisme de Sándor Rózsa ou de Rinaldo Rinaldini. Ces Messieurs pensent que mes cambrioleurs n’ont que les affaires en tête.

LUCIE : Qu’est-ce qu’ils devraient avoir d’autre en tête ?

JÁNOS : Mon Dieu, par exemple leur vocation.

LUCIE (rit) : La cambriole ? En tant qu’art magnanime ?

JÁNOS : Apparemment.

ANTAL : Écoutez, nous…

JÁNOS (l’arrête) : Quand tu es entrée j’en étais, tu sais, à la grande scène du cambriolage.

LUCIE : Oh, très intéressant ! À propos du vol des bijoux ?

JÁNOS (gaiement) : Tu as bien fait de venir, je commençais à devenir ennuyeux. Je voulais justement expliquer à ces Messieurs que cette scène dans le deuxième acte a en réalité une certaine signification générale, non seulement concernant les cambrioleurs ni seulement les théâtres, mais les deux pareillement – et comment ! Elle concerne peut-être toute la grande comédie que les peuples jouent de nos jours sur cette petite scène tournante de forme sphérique, sous les cintres de la voûte céleste, d’où des cambrioleurs à succès ont arraché le lustre d’éclairage afin de cambrioler des bijouteries dans le noir. – Ici, il y a quelques années, dans l’obscurité fatale il y a eu un grand cambriolage, une explosion, la Terre en gronde encore, et on ne sait toujours pas si ce sont ces cambrioleurs à succès du monde qui ont profité de l’obscurité pour commettre leur acte, ou si l’obscurité dure toujours parce qu’ils nous ont cambriolés.

BÁLINT : Cela va peut-être un peu trop loin et sort un peu du sujet…

JÁNOS : Pourquoi ? Je parle des drames. Du destin des hommes. Peut-être un peu différemment que ceux qui extirpent la vraie moralité et la remplacent par des histoires empruntées et des poncifs sans âme. Trafiquants ! Marchands de thèmes !... C’est vous qui me soupçonnez ?... C’est vous qui m’accusez de ne pas connaître la vie ?! Moi j’ai parcouru les profondeurs. Se débattre pour en remonter à la surface ce n’est ni le sort ni la destinée qui y aident, mais notre propre hardiesse, notre talent et nos dix ongles… J’ai parcouru ce chemin avant de me trouver ici !... Est-ce que moi aussi je cours après le succès ? Bien sûr ! Je veux du succès, mais pas avec vos moyens. Vous avez raison quand vous dites qu’aujourd’hui on a du mal à récolter un succès même mérité. Alors il faut utiliser les acquis de la technique moderne pour le contraindre : des menaces, ou même la violence s’il le faut…

BÁLINT : Il reste à savoir s’ils craignent la violence.

JÁNOS : Très juste – cette question reste ouverte. Mais je vous affirme que de nos jours chacun prend peur et effraye plus facilement qu’autrefois. Le monde s’est secoué, tous les insectes ont fui, se sont mêlés, chacun là où il a pu. – Nous ne nous connaissons pas, nous ignorons ce qui habite le voisin. Nous ignorons même si notre propre frère ne dissimule pas une maladie nerveuse – le souvenir d’un cataclysme, d’une grande secousse, qui brusquement refait surface ! Ici nous sommes des gentlemen, des citoyens raisonnables, n’est-ce pas ? Et pourtant… si ici, maintenant, l’un de nous brandissait un revolver et criait : haut les mains !... Je crois qu’instinctivement tout le monde lèverait les mains, parce qu’on ne pourrait pas savoir avec certitude si la personne plaisante, si elle a soudainement perdu l’esprit, ou si elle est effectivement un criminel qui se serait introduit parmi nous. – Personne n’aurait l’idée que l’homme en question est tout simplement innocent, qu’il a raison – et qu’il est contraint de se défendre contre des revolvers invisibles.

BÁLINT : Là, peut-être, vous exagérez… Comment pouvez-vous imaginer cela ?...

JÁNOS : Comment je peux l’imaginer ?... Comme cela. (Il brandit un revolver et il le pointe sur les auteurs dramatiques.) Haut les mains !... Eh bien, Messieurs, Auriez-vous l’amabilité de donner votre avis : ma prochaine aura-t-elle ou non du succès ?... Il me semble que vous rechignez à répondre… Au demeurant, en vérité, ce n’est pas à vous d’en décider, on verra le soir de la première. Là, si le public le veut bien, ou si je ne manque pas de courage… je n’extorquerai pas humblement, suppliant, comme ancien acteur, mais la tête haute, fier… comme ça : (Il pointe le public de son arme.) Eh, les mains, applaudissez !...

 

Rideau

 

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