Frigyes
Karinthy : "Trucages"
"À N’IMPORTE QUEL PRIX ACCEPTABLE"
C’est
peut-être le chant du cygne.
Dans la vitrine de l’ancien marbrier
florissant, tel un drapeau de détresse écarlate hissé au
sommet du mât du navire en perdition avant qu’il ne
s’abîme dans les flots, le brassard de deuil que l’on
connaît bien.
Ce commerce est en liquidation.
Nous soldons le stock à vil prix.
Des pierres tombales à
n’importe quel prix acceptable.
Je connaissais ce magasin, Horatio –
cela fait trente ans qu’il propose, modestement avec une noble
dignité, loin du marché vaniteux de la publicité, sa
chaleureuse marchandise – le dernier cadeau
désintéressé que l’on peut offrir à ses
proches.
Dans ce magasin on n’a pas
l’habitude de marchander, on n’objecte jamais que l’article
est trop cher et pourtant on sanglote pour payer – ce magasin n’a
jamais distribué de prospectus, n’a jamais pressé
l’acheteur, il attendait qu’il vienne de lui-même Il
n’avait rien contre la concurrence : au contraire, c’est
justement la concurrence qu’il aurait aimé servir en premier,
même gratuitement, en marchandise appropriée.
Que s’est-il donc passé, pour
l’amour de Dieu ?
Les familles
n’achèteraient-elles plus de pierres tombales ? Même
payées à tempérament ?
Les gens auraient-ils perdu la confiance
les uns dans les autres ? Craindraient-ils que personne
n’achète une pierre pour eux le moment venu ?
Adopteraient-ils l’attitude du vieux
mendiant : « schenckt mir jemand ?[1] »
Ou bien ils perçoivent trop proche
le jour du jugement dernier, lorsque, de toute façon, même le
marbre le plus cher deviendra superflu – ils ont le même sentiment
que le voyageur de jadis qui, apercevant un temple païen construit en
l’an un avant Jésus-Christ, s’est dit : alors
là, ce n’est pas bien rentable.
Ou alors, le patron se serait-il
lancé dans des spéculations hasardeuses, sciant la branche sur
laquelle il était assis : se serait-il associé en secret
avec un fabricant de berceaux et un commerce de layette, afin d’être
couvert si Vie et Espoir, la Confiance dans l’avenir redevenaient
à la mode ?
Ô temps, ô mœurs !
Il ne faut pas s’étonner
désormais si les licenciements se multiplient, même dans cette
branche. Et les offres les plus farfelues risquent d’affluer.
Pierres tombales peu usagées, en bon
état.
Pierres tombales en location-vente, faibles
mensualités.
Loue pierre tombale
à des gens de passage, pour quelques heures.
Pierres tombales, avec garantie de vingt
ans.
Pierres tombales avec entretien –
pour cataleptiques, remboursement intégral en cas de
résurrection.
Fortes réductions pour hommes
moralement finis.