Frigyes Karinthy :  "Trucages"

 

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le prophÈte du passÉ

 

Comment pourriez-vous ne pas le connaître, l’ange descendu sur terre, l’Ange Rebelle, du roman célèbre d’Anatole France que Dieu a exilé chez nous afin de châtier nos péchés – le Prophète du passé qui avait tout prévu, mais n’a rien dit.

Il existe, tout le monde le connaît, il apparaît toujours dans les heures difficiles de notre vie, ce Destin a posteriori. Ce héros croassant du "Corbeau" de Poe, mais lui, il ne dit pas "Jamais plus" mais "Jamais encore", après qu’il est arrivé un peu en retard, quand la catastrophe s’est déjà produite, alors que de toute évidence on aurait pu l’éviter, si lui, qui l’avait prédite, te l’avait dit franchement, les yeux dans les yeux.

Il est un Mene Tekel Upharsin, le cachet sur le document justificatif postérieur d’un événement passé. Un événement écoulé n’est pas aussi sûr de s’être écoulé qu’il est sûr lui qu’il l’avait prédit.

Tu ne le rencontres pas toujours personnellement. Il jaillit derrière ton dos, tu apprends par ouï-dire que c’est lui que tu aurais dû consulter avant de commettre ou de ne pas commettre ceci ou cela qui a mal tourné.

Soyons justes, il prend part aussi à tes joies, pas seulement à tes peines, bien sûr là aussi avec la réserve modeste mais décisive que lui, il l’avait prédit.

En fin de compte il a raison, puisque tôt ou tard le soleil est toujours suivi de nuages, et réciproquement. Sauf que les braves gens ordinaires trouvent cela naturel, et qu’il fasse froid en hiver et chaud en été et que l’on pouvait à peu près s’en douter, on ne déduit pas qu’on est un prophète Isaïe. Notre prophète, oui.

Et c’est ce qui lui prête d’une part son amour-propre, d’autre part sa patience. Qu’à la fin il a toujours raison.

Car mettons, notre prophète rencontre par exemple Joséphine de Beauharnais vers l’an mille huit cent, en compagnie d’un petit officier morveux, appelé Bonaparte. Que lui dira-t-il ? Il lui dira, écoutez, Joséphine, vous êtes une femme intelligente, ne vous compromettez pas avec ce blanc-bec qui tôt ou tard, soit vous abandonnera, soit sera jeté en prison pour dettes – vous avez vraiment besoin de cela ? Regardez en revanche ce brave général Barras, homme établi et respectable – il est quelqu’un, il est sûr, et il vous fait la cour.

Après cette scène notre prophète aura quitté Paris et durant quinze années ne reverra pas Joséphine. Quelques petits événements se sont produits entre-temps, Bonaparte est devenu Napoléon, il a envahi le monde, néanmoins Waterloo et Sainte-Hélène sont intervenus.

Quinze ans plus tard, notre prophète rencontre Joséphine. Quel sera donc son premier mot ?

Ce premier mot sera trompeté victorieusement : Bon, qu’est-ce que je vous avais dit ? Vous l’avez oublié ? Il y a quinze ans, ici même, à Paris. Je vous ai bien dit de laisser tomber ce petit officier. J’ai même ajouté que ça se terminera mal, il se fera enfermer. J’avais tout prévu.

C’est indéniable, il l’avait prévu. Il avait prévu la fin, mais pas le milieu.

Or, d’une façon générale ce qui intéresse les gens ce n’est pas la fin mais le milieu. Pas le début non plus. Pas la naissance et pas la mort. Mais ce qui se passe entre les deux. La Vie.

Mais là, le prophète du passé est incompétent.

 

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