Frigyes Karinthy :  "Trucages"

 

afficher le texte en hongrois

Gaz[1]

 

Non, rien que de lire ça c’est terrible – dit l’Inconnu en rejetant son journal.

Au premier coup d’œil je remarque immédiatement que cet article qu’il lit c’est le même qui m’a indigné l’instant précédent. Moi, incorrigible idéaliste, je suis sur le champ pris pour lui d’une sympathie enthousiaste.

- N’est-ce pas ? – je lui réponds – N’est-ce pas, c’est révoltant ? Ce cynisme avec lequel on en parle !

- Exactement. Ils ne songent même pas qu’ils ruinent les gens.

- Les gens, l’Homme, vous le dites fort bien – Il m’en faut moins que ça pour m’échauffer dans une conversation – Je vois que vous avez une même vue classique de l’évolution de l’histoire que Madách et Wells, eux qui ont incarné l’aventure et la descente aux enfers de notre espèce sur cette Terre par la traversée de la vie d’un spécimen idéalisé de la race humaine. Oui, c’est effroyable cette idée de guerre des gaz ; et rien qu’à la lecture, la supériorité cruelle et indifférente de cet expert ou je-ne-sais-quoi militaire qui signe l’article ! Comme s’il s’agissait simplement de chimie ou de physique et non pas du fait qu’avec ces gaz il serait possible d’anéantir toute la population d’une ville en l’espace d’une demi-heure.

L’Inconnu tape sur la table.

- De quel droit ? Ridicule ! Et aux conséquences ils n’y pensent même pas ?

- Très juste. Pour que la vie puisse renaître sous les ruines, il faut que son germe n’ait pas été lui aussi détruit par la force dévastatrice ; une averse cela peut purifier, mais le feu, lui, consume tout.

- Le germe, c’est ça, le germe – crie-t-il, enthousiaste – puisqu’ils anéantissent même le germe, jusqu’à la racine, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi.

- Je vous en prie.

- Et de quoi vivrons-nous alors, si vous me permettez ?

- Vivre ? Si vivre veut encore dire quelque chose… C’est précisément la question qui se pose : y aura-t-il un homme pour survivre à un génocide universel de cette dimension ? « restera-t-il quelqu’un pour dire cette horreur ? » comme l’écrit Petőfi dans son dernier poème.

Il fait un geste de réprobation.

- Je ne m’inquiète pas pour les gens… Ils trouveront bien le moyen de se cacher quelque part, ils mettront des masques à gaz, ils s’en sortiront comme je les connais…

J’ouvre de grands yeux.

- Vous n’avez pas peur pour les hommes ? Vous avez peur pour qui ?

- Pour qui ? Pour les punaises, Monsieur, pour les punaises ! Car un nuage de cyanogène détruit tout en une demi-heure et pour toujours. La pauvre punaise, elle n’a pas de masque à gaz pour se protéger.

Effaré, je tâte derrière moi pour sortir à reculons dans la direction d’un téléphone. Puis je suis pris d’un soupçon.

- Au fait, à qui ai-je l’honneur ?

- Vous ne me connaissez pas ? Ça m’étonne. Tarkovi, insecticides en tous genres, je vous débarrasse des punaises. Mais c’est ce que je me tue à vous expliquer depuis le début : de quel droit la direction militaire d’un état peut-elle mener à la faillite le commerce d’un paisible  citoyen ? Concurrence déloyale, rien que de la concurrence déloyale. Et il n’est même pas sûr qu’il nous soit permis à la fin de porter plainte contre l’autorité militaire.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions Viviane Hamy dans le recueil "Je dénonce l’humanité".