Frigyes Karinthy : "Trucages"
proverbes balkaniques
Mon ami Henrik Horváth[1], brillant traducteur, transplanteur
génial des plus belles poésies hongroises, raconte.
Cela s’est passé pendant la
guerre.
Collaborateur hongrois d’une
prestigieuse revue littéraire allemande, pour laquelle il envoie
d’habitude à sa rédaction des traductions et des nouvelles
de la vie littéraire, il était assis un jour pensif dans un
café : son rédacteur attendait de lui un papier pour le
lendemain, mais par hasard il n’avait aucune idée.
Il lui revint à l’esprit que
dans sa dernière lettre son rédacteur l’avertissait :
le public s’intéressait de plus en plus ces temps-ci à des
sujets ethnologiques –
s’il pouvait trouver quelque chose dans ce genre, chants ou dictons
populaires régionaux, il serait ravi de les publier dans sa traduction
toujours brillante.
Mon Henrik, professeur érudit,
cultivé, est un familier de la littérature mondiale. Cette fois
néanmoins il n’avait pas eu le temps de collecter du
matériel, et il était pressé par la clôture du
journal.
Il se décida à plonger.
Il nota en haut de sa feuille
blanche :
"Proverbes balkaniques"
Ensuite il réfléchit un
temps, mâchonna son porte-plume, savoura son fameux sens du style,
comment pouvaient-ils bien sonner ces proverbes des peuples simples et
belliqueux, des Balkans ?
Et sa plume se mit à noircir son
papier :
"N’emprunte
pas la toque d’un galeux."
"Acheter
la maison, c’est acheter les punaises avec."
"Même
le riche ne sue pas de l’essence de rose. "
"À
femme coureuse, chien vagabond."
"Le
serf du roi est roi des serfs."
Et ainsi de suite, il inventa une bonne
vingtaine d’autres dictons "profondément" populaires, il
les traduisit en allemand et les posta.
Les proverbes parurent, accompagnés
d’une remarque du rédacteur qui souligna que même le lecteur
profane pouvait savourer dans ces adages, germés au tronc même du
sol ancestral, le fumet et la sagesse populaires authentiques et inimitables du
sang balkanique.
Plusieurs publications allemandes reprirent
les proverbes. Un éminent étymologiste et folkloriste fit
paraître un court essai dans une revue spécialisée,
insistant sur l’intérêt scientifique de ces trouvailles, la
persévérance du "collecteur" qui manifestement avait
parcouru tous les Balkans afin d’y dénicher in situ ces
précieuses données de l’expression de ces peuples à
l’âme simple.
Finalement les dictons parurent
également en traduction hongroise.
Il se trouve que mon Henrik débarqua
à notre table au café juste au moment où l’un de nos
folkloristes réputés était en train d’expliquer
à la tablée la force et l’élan qui résidaient
dans ces proverbes.
- Arrête, ces balivernes, dit
Henrik d’un air blasé, ce sont des sottises. N’importe qui
peut en inventer des centaines.
Le savant le rabroua vertement.
- Tu n’y connais rien !
Comment pourrais-tu ressentir avec ta tête "moderne" toute la
sagesse et toute la profondeur engrangées au cours des siècles, qui sourd de ces phrases à
travers ces mots naïfs et spontanés du peuple ?