Frigyes Karinthy : "Trucages"
babel
C’est affreux,
ces langues. Je suis persuadé que la cause de la plupart des
misères et des malheurs du monde est la confusion des langues et le
plurilinguisme de l’humanité – c’est ce qui rend
impossible la conciliation de la plupart des hostilités pouvant conduire
au pire. Des races, des peuples, des nations ont parfois été
soudées en une unité parfaite par une famille linguistique fondue
avec bonheur au cours de l’histoire – pendant que des races
parentes pouvaient être dressées l’une contre l’autre,
déchirées par des dialectes. Il y aurait bien
l’espéranto qui pourrait racheter le monde, mais combien de
siècles passeront avant que les gouvernements des peuples reconnaissent
la nécessité absolue d’une langue auxiliaire commune
obligatoire en plus de la langue maternelle ? Aussi longtemps que nous
vivrons dans ce Babel d’aujourd’hui, même l’arme la
plus brillante, la plus géniale de la culture et de la civilisation sera
inopérante : l’intention de la technique de faire du globe
terrestre une chambre commune où, rejetant les frontières du
temps et de l’espace, deux terriens de n’importe où pourront
se parler et se voir quand bon leur semblera. La possibilité grandiose
issue de la cinématographie et de la radio encourageant les fils de
demain en les rapprochant est vouée à l’échec :
comment leur rencontre physique peut-elle favoriser qu’ils se
reconnaissent l’un dans l’autre s’ils ne se comprennent pas
entre eux ? Ces deux inventions divines ont été offertes
trop tôt en cadeau à l’enfant gâté qui
n’est pas assez mûr pour les utiliser.
Pour l’heure nous sommes asservis
à des interprètes, et c’est encore heureux si leur
truchement est serviable et de bonne foi.
Mais que se passe-t-il si c’est avec
l’interprète que nous nous trouvons en opposition – comment
arranger nos affaires avec celui dont nous ne pouvons pas nous passer ?
Voici ce qui s’est passé
récemment dans notre famille.
Ma belle-sœur a fait un raffut de tous
les diables, ayant appris quelque chose sur le compte de la préceptrice
allemande. Elle a fait irruption dans sa chambre et lui a signifié son
congé, en ajoutant qu’il valait mieux qu’elle plie
sur-le-champ armes et bagages.
Le ramdam fut énorme, la
préceptrice n’avait nullement l’intention de se laisser
faire, elle se défendait et attaquait en même temps. Il ne
manquait plus à ma belle-sœur que l’autre ose
répliquer, elle s’est fâchée définitivement,
les noms d’oiseau fusaient, elle déclara ne pas
tolérer la préceptrice une minute de plus dans
Ma belle-sœur : Sie haben nichts einzuwenden. Sie sind ein ganz gewöhnliches
Geschöpf, Sie sind eine… eine… eine… na, wie sagt man
das deutsch: un personnage sans vergogne ? (Vous n’avez rien à
répondre. Vous êtes une créature quelconque. Vous
êtes une… une… ah, comment dit-on déjà en
allemand : un personnage sans vergogne ?)
La prÉceptrice allemande (en pleurant) : Ein unverschämtes Ding. (un personnage
sans vergogne)
Ma belle-sœur : Jawohl, das sind Sie ein
unverschämtes Ding und packen Sie Ihre Sachen und verlassen Sie das Haus
im Augenblick. (C’est
ça, vous êtes un personnage sans vergogne ; vous faites vos
valises et vous quittez la maison sur le champ.)