Frigyes Karinthy et Tamás
Emőd[1]
le soldat vagabond
Histoire solennelle
(1912)
Personnages :
Madame Kovács, épouse du
cheminot mobilisé
Benjamin, adolescent niais, 19
ans
Juliska, 14 ans
et Jancsi, 10 ans, enfants de Madame Kovács
Ákos Bozóky, chef de
gare
Le vieux Péter, insurgé
Le soldat vagabond
Scène :
maison de garde-barrière, lieu de travail de Kovács parti à la guerre.
Équipement très pauvre, misérable : dans l’arrière-plan une minuscule
fenêtre, au milieu une porte ouvrant sur la voie enneigée, déserte. Un poêle de
fonte froid, une lampe à pétrole qui fume. Lampes de signalisation, panneaux
contre le mur. Une petite plaque au-dessus de la porte, avec dessus :
HOMME BROUILLARD
Équipement
En dessous, deux petits drapeaux rouges
croisés, leur tissu tendu ; entre la plaque et les deux drapeaux, une
lampe portable en tôle. Devant le mur latéral gauche un buffet simple, avec
dessus une casquette de cheminot, quelques bols vernissés, des assiettes et des
couverts sur les étagères. Chaque étagère est recouverte de papier bleu à bords
dentelés. Sur la table une cruche en terre, des verres simples. Quelques
chaises ; à droite un lit de fer recouvert. Sur la partie du mur entre
l’étagère et le public une porte solitaire. La porte s’ouvre vers l’extérieur
et à chaque ouverture le public aperçoit la voie ferrée et le sémaphore. Sur le
devant un tabouret. Le poêle se trouve dans le coin droit.
Nous sommes le soir, la lampe est allumée.
Jancsi et Benjamin se tiennent debout la
main dans la main derrière le tabouret, la petite fille se tient devant le
tabouret en face d’eux. Ton récitatif de voix chantantes.
JULISKA : Qui
êtes-vous, braves soldats ?
JANCSI : Nous
sommes le peuple de László Lengyel. (Il donne un coup de coude à Benjamin.)
Tu es stupide. Vas-y, dis-le.
BENJAMIN (en ricanant) : Bászló
Bengyel… Bászló Bengyel…
JANCSI : Ce que tu
es bête… László Lengyel… Allez, dis-le…
BENJAMIN (en ricanant) : Dis-le…
JULISKA : On
recommence… (D’une voix chantante.)
Qui êtes-vous, braves soldats ?
JANCSI : Nous
sommes le peuple de László Lengyel.
BENJAMIN (avidement) : Qui êtes-vous, braves
soldats ?
JANCSI : Ce que tu
es bête… Tu dois dire ce que je dis.
BENJAMIN (stupidement) : Oui, oui, tu es
stupide.
JULISKA : Que
faites-vous, braves soldats?
JANCSI : Nous
sommes des charpentiers, nous charpentons… (À
Benjamin.) Pourquoi tu ne le dis pas ?
BENJAMIN (plaintivement) : Je ne sais pas.
JANCSI : Pourquoi
tu ne le dis pas?
BENJAMIN : J’ai
faim, moi.
JANCSI, JULISKA (tournent en rond
autour de Benjamin) :
Aïe lapoula, lapoula,
Cocorico
lapoula,
Kikiriki patatras,
Hop
et hop, chez la voisine
Sur
le fourneau ma cousine,
You !
(Ils s’accroupissent, Benjamin
aussi.)
JANCSI : Pas toi,
pas toi ! Tu restes debout, toi !
BENJAMIN (plaintivement) : Si ! Je veux
jouer, moi aussi ! Je joue ! (Il
tourne.)
MADAME KOVÁCS (entre par la porte
du fond. Veste de cheminot, casquette. Un panneau de signalisation à la main
qu’elle déposera dans un coin. Elle frissonne) : Il fait froid ici
aussi. Benjamin ! As-tu attisé le feu ?
BENJAMIN (pleurniche) : J’ai faim, moi !
JANCSI (l’interrompt) : Oh, Maman, ce
Benjamin est vraiment stupide ! Je lui dis : László Lengyel, il répète : Bászló Bengyel. (Il se force
à rire.) Qu’est-ce qu’il est bête ! Bászló Bengyel, ça ne veut rien dire.
BENJAMIN (pleurniche) : J’ai faim, moi !
JANCSI (il le bouscule de coups de coude furieux) :
Arrête de répéter ça, imbécile !
MADAME KOVÁCS (s’approche du
poêle, essaye en vain d’attiser le feu. Elle répond d’une voix sourde, moitié
au poêle, moitié à Benjamin) : Qu’est-ce que je peux faire de
toi ? Je ne peux pas te nourrir si je n’ai pas de quoi.
BENJAMIN (en ricanant bêtement) : Le poêle
aussi a faim. Hi, h, hi ! On ne donne rien à manger au poêle. Hi, hi,
hi ! On ne donne pas à manger à Jancsi non plus ! (Il pleurniche.) Benjamin veut manger.
JANCSI (il le secoue, il chuchote) : Arrête
de l’embêter tout le temps, tu ne vois pas qu’elle a du chagrin ?
BENJAMIN (avec ruse) : Maman aussi a faim ?
JANCSI (explique) : C’est parce que la
Croix Rouge qu’on attend n’est pas arrivée. Tu comprends ?
BENJAMIN (stupidement) : La Croix
Rouge ? Pourquoi elle est rouge ?
JANCSI : Ce que tu
es bête ! Elle est rouge parce qu’elle est rouge. Le shako des hussards
aussi est rouge. Mais le shako de papa est bleu, parce qu’il n’est pas hussard,
mais cheminot national.
BENJAMIN : Et papa
n’a pas faim ?
JANCSI : Papa n’a
pas faim, parce qu’on l’a nourri après la bataille. À midi on ne se bat pas, à
midi les soldats doivent manger.
BENJAMIN (avidement) : qu’est-ce qu’il
mange ?
JANCSI : Ben… de
la viande. Du goulache avec plein de viande.
BENJAMIN (pleurniche) : J’en veux aussi. Je
veux du goulache avec plein de viande.
JANCSI (lui donne un coup de coude) :
Tais-toi, idiot !
MADAME KOVÁCS (s’éloigne du poêle,
se tourne amèrement vers les enfants.) : Laisse-le tranquille, ne le
fais pas pleurer. Oh ma tête, je n’en peux plus. (Vers Benjamin.) Où tu veux que j’en prenne ? Demande-leur de
t’en envoyer. Vas-y et demande-leur pourquoi ils ne t’en envoient pas. Ça fait
deux semaines qu’on ne reçoit plus de farine ni de charbon. Les fêtes
approchent, allez les enfants, dansez, ça vous réchauffera. (Elle s’affale sur une chaise, tend le poing.)
Votre père danse lui aussi près de la frontière… Il fait danser les Polonais.
Alors dansez, vous êtes des enfants de soldat !
JANCSI (s’approche de sa mère, la caresse.) :
Ne sois pas triste, Maman, il ne peut rien envoyer, justement à cause de la
fête, les trains ne circulent pas. Ça viendra demain. Et puis nous n’avons pas
si faim que ça. C’est seulement Benjamin qui pleurniche.
MADAME KOVÁCS (éclate en sanglots,
serre son fils contre elle.) : Mon pauvre chéri ! Je suis triste
qu’un soir de fête… je ne puisse pas même vous donner un peu de… (Sa voix se casse.)
JANCSI (la caresse.)
(On
frappe à la porte.)
MADAME KOVÁCS (sursaute, elle
essuie ses larmes, arrange ses cheveux.) : Entrez !
JANCSI (joyeusement) : Tu vois ! C’est
sûrement la Croix Rouge !
ÁKOS BOZÓKY (présentant bien
dans son uniforme élégant de chef de gare. Style hobereau de province, petite
moustache. Badin, pimpant et arrogant, ton légèrement sarcastique. ) :
Bonsoir !
MADAME KOVÁCS (troublée) :
Monsieur le chef de gare !
LES ENFANTS (tous en même temps) :
Bonjour, Monsieur !
BOZÓKY : Bonjour,
les enfants. (Il lance un regard
circulaire furtif et sournois. Il pose les questions officielles sur un ton
exagérément et significativement sévère, puis il s’adoucit progressivement, il
se met à faire les cent pas familièrement, il écoute les réponses de plus en
plus distraitement, avant de finir par s’asseoir à la table.)
MADAME KOVÁCS (se tient devant
lui, intimidée.)
BOZÓKY : Je suis
venu superviser la voie. Tout va bien ? Avez-vous balayé la voie ?
L’avez-vous correctement déneigée ?
MADAME KOVÁCS (timidement) :
Oui, Monsieur le chef de gare, nous avons entassé la neige le long du remblai.
BOZÓKY : Hum, ça
ne correspond pas aux dispositions du règlement. À supposer que vous
connaissiez le règlement… !
MADAME KOVÁCS (troublée) :
On a fait la même chose l’hiver dernier.
BOZÓKY : Vous avez
mal fait l’hiver dernier aussi. Hum. Les aiguillages, ça va ?
MADAME KOVÁCS : Oui, Monsieur le chef de gare.
BOZÓKY (fait les cent pas, ne regarde pas les yeux
de la femme) : Euh… Que voulais-je vous dire ? Le 527 rentre
quand ?
MADAME KOVÁCS : À onze heures vingt, Monsieur le chef de gare.
BOZÓKY : À onze
heures vingt. Bien sûr, la personne qui actionne le sémaphore ne peut pas se
coucher.
MADAME KOVÁCS : Je ne me coucherai pas, Monsieur le chef de gare.
BOZÓKY : Oui, bien
sûr… C’est comme ça, et puis on ferme les yeux. D’après le règlement une femme
ne peut pas être préposée à ce type de travail. Oui… Que voulais-je dire… (Il s’arrête brusquement et regarde la femme
en face. Sévèrement.) Et… Vous ne craignez pas de vous endormir ?
MADAME KOVÁCS (les yeux baissés) :
Non, Monsieur le chef de gare.
BOZÓKY (change brusquement de ton – avec une
légèreté forcée.) : C’est vrai… Une courageuse et jolie jeune femme
comme vous… (Il avale sa salive.)
Pourquoi souriez-vous ?
MADAME KOVÁCS : Je n’ai pas souri, Monsieur le chef de gare.
BOZÓKY (reprend nerveusement les cent pas.) :
On ne m’offre même pas de m’asseoir ici ? (Madame Kovács ne répond rien.) Il fait un peu froid ici. C’est
vrai, le charbon n’est pas arrivé.
MADAME KOVÁCS : Non…
BOZÓKY (tout à coup il s’approche d’elle, il la prend
par le bras. D’une voix éraillée, involontairement brutale.) : Eh
bien ?
MADAME KOVÁCS (recule en
tremblant.)
BOZÓKY (doucement, vite.) : Vous avez bien
réfléchi, ma jolie ?
MADAME KOVÁCS (secoue la tête.)
BOZÓKY (doucement, vite.) : Ce n’est vraiment
pas raisonnable, je ne comprends pas. Pourquoi voulez-vous geler comme ça, une
veille de fête ? Allons, une femme si belle, et intelligente. (Il s’approche d’elle.) Vous allez
coucher les enfants – moi je fais venir ici Tomka…
Vous mettez votre fichu et vous venez chez moi… Ça ne prendra que dix minutes…
J’attendrai dans ma chambre… Je mettrai l’abat-jour rouge… (Il avale sa salive.)… Ça vous va ?
MADAME KOVÁCS (recule vers la
porte.)
BOZÓKY (la suit avec insistance.) : Vous
pourriez au moins… m’écouter…
MADAME KOVÁCS (désespérée) :
Jancsi, pourquoi tu regardes bêtement ?
BOZÓKY (hausse les épaules.) : Les enfants,
ouste, vous passez dans l’autre pièce ! J’ai à parler avec votre mère.
JANCSI et JULISKA (reculent en
traînant timidement vers la porte).
BENJAMIN : Hi, hi,
hi ! Monsieur le chef va donner de l’argent à maman !
MADAME KOVÁCS : Oh, va-t’en ! (Jancsi, Juliska, Benjamin sortent.)
BOZÓKY (les suit, ferme la porte).
MADAME KOVÁCS : Laissez la porte, Monsieur le chef de gare… Je les
rappellerai dans un instant… Je voudrais juste vous dire… Après tout, on ne
peut pas se parler dehors, dans la neige… que je n’ai rien à faire avec vous…
Monsieur le chef de gare… et que… je vous ai déjà dit que…
BOZÓKY (vivement) : Ça n’a aucun sens. Vous
savez très bien que vous avez à faire avec moi.
MADAME KOVÁCS : Que voulez-vous dire ?
BOZÓKY (brutalement) : Vous savez
parfaitement que le règlement vous interdit de faire le travail à la place de
votre mari – et toucher son plein salaire… Je vous l’ai déjà expliqué.
MADAME KOVÁCS (s’obstine en
tremblant.) : Si… Je suis capable de tout faire… Il n’y a jamais eu de
problème… La direction ne peut pas… (Elle
sanglote.)… Ils savent que j’ai deux enfants… Et que c’est l’hiver… Où
voulez-vous que j’aille avec eux ?
BOZÓKY (s’approche d’elle, la fait asseoir, la
calme, se range derrière son dos et lui parle par-dessus son épaule.) :
Allons, allons, Madame Kovács – calmez-vous. J’ai dit ça juste comme ça. Je ne
veux pas vous faire de mal, mon petit cœur – bien au contraire ! Je veux (Il se penche plus près d’elle.)… que ce
soit bon pour vous… Vous ne comprenez pas ? (Avec vivacité.) Petite folle ! Qu’est-ce que vous
imaginez ? Vous aurez tout, si je vous le dis, ça ne dépend que de vous…
argent, pain, charbon… Le 527 passe l’aiguillage là,
chez moi… Nous montons dans le compartiment séparé… Nous fermons la porte… Vous
mettez les enfants au lit… À douze heures pile nous sommes à Pest… Vous
entendez, Madame Kovács… Nous nous offrons une nuit à Budapest…
MADAME KOVÁCS : Comment vous osez dire des choses pareilles ?
BOZÓKY (avide et suggestif) : Pourquoi
non ? Le matin on est de retour… À midi nous descendons à la Gare de
l’Ouest… Nous nous promenons une petite heure au Jardin d’Hiver… Vous n’avez
jamais vu un endroit pareil… Plein de lustres, d’argenterie… Des garçons en
queue-de-pie…
MADAME KOVÁCS (pleurniche.) :
Oh, laissez-moi… Jésus Marie… aidez-moi…
BOZÓKY (de plus en plus excité.) : Madame Scheba, danseuse du ventre… ensuite… nous irons dans le
salon privé… hein ? Et personne n’en saura jamais rien… Le matin, vous
serez revenue chez vous, vous vous coucherez… J’enverrai ici un remplaçant pour
demain…
MADAME KOVÁCS (implorante) :
Seigneur… Sainte Vierge !... (Elle
se signe.)
BOZÓKY (se penche tout près de son oreille..) :
Dans le salon privé, je retirerai votre voilette… Je vous verserai du vin…
hein ? Qu’en dites-vous ? Ce ne serait pas mal, hein ? de voir
un peu le monde !...
MADAME KOVÁCS : Saint-Esprit, aidez-moi !
BOZÓKY : … et nous
écouterons le chanteur… et je me pencherai… (Il veut lui étreindre le cou par-derrière.)
MADAME KOVÁCS (pousse un long cri
de désespoir.) : Doux Jésus ! Doux Jésus, aidez-moi !...
La
petite clochette suspendue au chambranle de la porte d’entrée retentit.
MADAME KOVÁCS (sursaute.)
BOZÓKY (troublé, lève son regard vers la porte.)
La
porte s’ouvre lentement et entre le soldat vagabond. À l’instant même où sa
silhouette s’encadre dans la porte, la chambre s’éclaire davantage. Le soldat
vagabond porte une cape de fantassin effilochée, il est sans arme, juste une
musette au côté. Un calot de fantassin chiffonné. Son visage est pâle, épuisé,
mais son expression reste douce et sereine. Sa barbe est noire. Il parle très
simplement, silencieusement, sans artifice.
LE SOLDAT : La porte n’est pas fermée à clé… Nous pouvons
entrer…
MADAME KOVÁCS (est incapable de
réagir)
BOZÓKY (surpris) : Qu’est-ce que
c’est ? Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
LE SOLDAT (n’en tient pas
compte.) : Père Péter ! Venez donc, c’est bien ici. (Vers Madame Kovács, respectueusement.)
Bonsoir, Madame.
Le VIEUX PÉTER (Une énorme barbe blanche, presque comique,
hirsute. En cape d’insurgé, également sans armes. D’une bonhomie sympathique,
au parler populaire : un peu édenté, l’onctuosité et le zézaiement avec lesquels il parle, et les images
bibliques qu’il aime citer ne sont pas sermonneuses, mais plutôt populaires. Il
ôte son calot.) : Frappez et l’on vous ouvrira.
BOZÓKY : Qu’est-ce
qui se passe ici ? Que voulez-vous ?
LE VIEUX PÉTER : Dieu vous
donne le pain, le vin et la paix. Dieu vous bénisse tous !
BOZÓKY (se met en colère.) : Qu’est-ce qui
se passe, vous êtes muets ? Que diable venez-vous faire ici ? Comment
osez-vous faire irruption chez les gens sans prévenir ?
Le VIEUX PÉTER (vexé) : Je vous demande bien pardon,
Monsieur, j’ignore qui vous êtes, Monsieur, mais ne dites pas, Monsieur que
nous avons fait irruption – et encore moins sans prévenir, car ceux qui ont des
oreilles entendent – ceux qui ont des yeux voient.
BOZÓKY (impatiemment) : Ça va, ça va, mon
vieux. D’accord, puisque vous êtes ici, crachez ce que vous voulez.
Le VIEUX PÉTER (se fâche) : Eh bé dites donc –
aurions-nous peut-être l’air de mendiants ? Là vous allez trop loin,
Monsieur…
LE SOLDAT (souriant, pose sa
main sur le bras de Péter.) : Calmez-vous, Père Péter ! Laissons
les mendiants tranquilles. Voyons les choses dans l’ordre. (Vers Madame Kovács.) N’êtes-vous pas
l’épouse de András Kovács, Madame ?
MADAME KOVÁCS : C’est bien moi.
LE SOLDAT : Je sers au même régiment que votre mari.
MADAME KOVÁCS (elle approche une
chaise, l’essuie, devient toute excitée.) : Asseyez-vous…
Asseyez-vous, mon brave… Que pourrais-je vous offrir ? Je n’ai rien, mais…
LE SOLDAT (s’assoit.) :
Nous n’avons besoin de rien, sinon prendre un peu de repos avant de poursuivre
la route. Nous sommes un peu fatigués – n’est-ce pas Père Péter ?
Le VIEUX PÉTER (boudeur) : J’arrive encore à
marcher – aussi longtemps que mes jambes me portent, je ne demande rien à
personne.
MADAME KOVÁCS (approche une
deuxième chaise.) : Asseyez-vous, Père Péter – ne grommelez pas, on va
tout faire pour le mieux.
Le VIEUX PÉTER (se calme, prend son temps pour s’asseoir,
suspend son bâton noueux au dossier de la chaise.)
BOZÓKY (se mordille les lèvres devant l’étagère, bat
nerveusement la semelle.) : Vous arrivez du front du Nord ?
LE SOLDAT : Nous y sommes passés aussi – n’est-ce pas, Père
Péter ?
Le VIEUX PÉTER : Nous
sommes passés à beaucoup d’endroits. Au Nord, au Sud, partout.
MADAME KOVÁCS : Il y a des ennemis partout ?
LE SOLDAT (doucement) :
Beaucoup d’incroyants.
Le VIEUX PÉTER : Du Nord,
du Sud, ils nous envahissent de toutes parts ! Les méchants.
LE SOLDAT (doucement) :
Péter, Péter !
Le VIEUX PÉTER (avec emportement) : J’ai beau essayer
de m’y faire – je suis trop vieux pour ça. Pourquoi veulent-ils faire du mal au
bon peuple qui n’a péché contre personne ? Ils se ruent sur nous avec du
feu, des flammes, comme des diables !
LE SOLDAT : Ils ne savent pas ce qu’ils font.
MADAME KOVÁCS : Vous êtes passés par la route ?
LE SOLDAT (désigne le jardin) :
Par là-bas.
MADAME KOVÁCS : Oh mon Dieu – qu’avez-vous là à la main ? Vous
êtes blessé ?
LE SOLDAT : Ce n’est rien… C’est déjà cicatrisé.
MADAME KOVÁCS : Sainte Vierge ! Ça avait entièrement traversé…
Ça ne fait pas mal ?
LE SOLDAT (sourit.) :
Ça n’a jamais fait mal.
BOZÓKY (sarcastique) : Ah oui – la main
transpercée par un balle ! (Avec
légèreté.) On dit que beaucoup lèvent le bras depuis les tranchées pour se
faire toucher par une balle et être renvoyés chez eux.
LE SOLDAT (doucement) :
Ce n’est pas une balle, c’est un clou. (Il
montre ses deux mains.)
MADAME KOVÁCS : Seigneur ! Les deux mains ?
BOZÓKY (ironiquement) : C’est passablement
cicatrisé. Ça pourrait dater d’avant la guerre, non ?
Le VIEUX PÉTER : Ne vous
appelez-vous pas Thomas, Monsieur ?
BOZÓKY : Pourquoi
devrais-je m’appeler Thomas ?
Le VIEUX PÉTER : J’ai dit
ça comme ça.
MADAME KOVÁCS : Ce doit être terrible quand on est attaqué. On dit
que les soldats ne sont jamais tranquilles, même la nuit.
LE SOLDAT : Il faut veiller et surveiller. Les méchants nous
guettent partout.
Le VIEUX PÉTER (vivement) : Il faut les abattre
tous comme des chiens… Si au moins on nous laissait faire !
LE SOLDAT (doucement) :
Père Péter ! Vous recommencez !
Le VIEUX PÉTER (radouci) : Bon, bon… Seulement
j’avais du mal à le voir sauver sa peau…
LE SOLDAT : Sa peau peut-être, mais vous lui avez tout de même
coupé l’oreille, Père Péter.
MADAME KOVÁCS : De quoi parlez-vous ?
Le VIEUX PÉTER (fâché) : Rien… un méchant soldat
avec une lance voulait attraper mon patron que voici… et moi je l’ai étalé par
terre… il y aurait sûrement laissé ses dents si mon patron n’était pas
intervenu…
LE SOLDAT : Pour l’oreille, vous n’auriez pas dû.
Le VIEUX PÉTER : Il avait
de si grandes oreilles… Une seule lui suffira.
BOZÓKY (avec un air supérieur) : Eh bien,
des histoires de soldats, on en entend beaucoup ces temps-ci. Ces messieurs les
héros ne nous en privent pas. Je dirais même qu’on en a par-dessus la tête… On
n’entend plus que ça. (Vers Madame
Kovács.) Vous savez, même à la ville on en a assez de ces correspondances
de guerre… Moi, je ne lis même plus les journaux – on a assez de soucis comme
ça. Si je vais quelque part, je veux m’y amuser, pour oublier.
MADAME KOVÁCS : Moi, je ne peux pas oublier…
Le VIEUX PÉTER : Il est
vrai que quand on vit sa vie dehors sur le champ de bataille, on a l’impression
qu’il n’y a rien d’aussi grandiose au monde.
LE SOLDAT : Il est écrit : N’étant ni froid, ni chaud,
mais tiède, je te vomirai par ma bouche.
Le VIEUX PÉTER : Que ceux
qui ont des yeux voient, que ceux qui ont des oreilles entendent.
BOZÓKY (se mord les lèvres.)
MADAME KOVÁCS : Ce doit être horrible…
Le VIEUX PÉTER : Ce n’est
pas un amusement pour les femmes.
BOZÓKY (provocateur) : Et dites-moi – la
femme ne manque-t-elle pas au soldat ? Prend-il quelquefois son plaisir
quand l’armée occupe une ville ?
Le VIEUX PÉTER : Ils ont
chacun leur femme chez eux.
BOZÓKY : Allons,
allons… Et quand ils ne peuvent pas la voir pendant trois ou quatre mois ?
Le soldat n’est pas de bois.
Le VIEUX PÉTER : La femme
l’attend à la maison, le soldat le sait.
BOZÓKY : Mon
vieux, je veux bien croire que cette attente ne vous pèse plus trop lourd… Mais
ce n’est pas pareil pour la jeune femme qui attend à la maison. Puis il y a les
deux ou trois misérables qui sont restés au village… On ne peut pas reprocher
cela à la femme. Elle doit même penser que c’est mieux si son mari, à son
retour, la trouve fraîche et gaie, en bonne santé. Or cette chose fait partie
de la santé de la femme… (Vers le soldat.)
N’est-ce pas, Monsieur le soldat ?
LE SOLDAT (doucement) :
Il était une fois un homme qui a confié son trésor à son domestique, en
disant : garde cela pour moi jusqu’à ce que je revienne le chercher. Et au
milieu de la nuit arriva le tentateur et il proposa de partager ce trésor.
L’autre répondit : comment pourrais-je ? Ce trésor est entier, si je
le partage en deux, aucune moitié ne vaudra rien. Et lorsque le tentateur
voulut le lui prendre de force, il pria à haute voix le Seigneur.
BOZÓKY : Bon, bon…
Je ne voulais pas… (Se ressaisit.)
Toutefois…
LE SOLDAT : Et moi je dis : celui qui regarde une femme
avec concupiscence est digne des feux de la géhenne.
Le VIEUX PÉTER : Que ceux
qui ont des oreilles entendent.
BOZÓKY (ironiquement) : Je vois que nous ne
pourrons pas nous entendre. Pourtant il existe des tentateurs braves et bons
qui disent : en échange de ton trésor je te donnerai quelque chose d’aussi
beau, sans prendre ce qui t’appartient. Et une fois que le maître sera revenu,
tu lui diras : vois-tu, j’ai été bonne commerçante, je n’ai pas enfoui le
talent que tu m’as donné, mais je l’ai multiplié. (Vers le soldat.) Vous voyez, moi aussi je connais des paraboles de
l’Évangile.
LE SOLDAT (doucement) :
Mais si le bon domestique dit : je ne veux pas ce que tu me proposes, car
tu ne l’as pas acquis par une voie droite, et on me le reprendrait…
BOZÓKY (incompréhensif) : Comment
entendez-vous cela ?
LE SOLDAT : J’ai entendu rapporter l’exemple d’un homme qui, au
milieu de la nuit, est allé chez le commerçant pour voler sa marchandise dans
sa boutique ; le lendemain il retourna chez le commerçant et lui
dit : voici ce que je t’ai apporté pour te le vendre contre de l’or. Comme
je vous le dis, il voulait vendre au commerçant sa propre marchandise, pour de
l’or.
BOZÓKY (relève la tête, regarde le soldat avec
étonnement. D’une voix retenue.) : Hum. Je ne comprends pas cela.
Le VIEUX PÉTER : Que ceux qui
ont des yeux voient.
BOZÓKY (négligemment, vers Madame Kovács) :
Ah oui, c’est vrai, Madame Kovács… J’ai failli oublier… Un colis est arrivé
pour vous, de la Croix Rouge… Ça fait deux jours que ça traîne chez moi… J’ai
oublié de vous en parler…
MADAME KOVÁCS (joyeusement) :
Enfin ! Ils l’ont tout de même envoyé ! Nous nous en sortirons, ce
mois-ci.
BOZÓKY (vers le soldat) : Vous avez dû en
voir du pays, Monsieur le soldat… Je vois que vous avez parlé avec beaucoup de
gens… Vous vous êtes informé. Vous êtes un homme qui aime s’informer… qui aime
interroger les gens… hein ?
LE SOLDAT (doucement) :
J’ai beaucoup roulé ma bosse, j’ai parlé avec beaucoup d’hommes – ça me permet
de rapporter des exemples et des histoires. Les hommes aiment se raconter une
fois qu’on a ouvert leur cœur. Ceux qui souffrent et ceux qui sont innocents se
parlent, mais il faut d’abord aller les chercher – car il y a des méchants dans
les palais et des hommes vrais dans les cachots. L’autre jour j’ai parlé avec
un prisonnier, qui a été condamné pour avoir causé la mort de beaucoup
d’hommes. Eh bien moi je vous dis qu’il était plus innocent qu’un agneau qui
vient de naître. Des trains grondaient quelque
part ; un train par erreur a pris la voie d’un autre…
BOZÓKY (frissonne).
LE SOLDAT (continue) :
Pleurs et grincements de dents… Beaucoup périrent… Un procès fut intenté contre cet homme pour
imprudence… C’est lui qui conduisait la locomotive… L’accident s’est produit
dans un tunnel… Il s’est défendu en disant qu’il n’était pas responsable, on
n’avait pas signalé l’arrivée de l’autre…
BOZÓKY (vivement) : Bien sûr qu’on l’avait
signalé ! (Il se rend compte qu’il
vient de se trahir, il continue, gêné.) Je veux dire que ce n’est pas
possible que ce n’ait pas été signalé. Tous les passages de convois sont notés
à la gare.
LE SOLDAT : Il a dit que la notification a été faite a
posteriori ; le coupable avait falsifié le registre…
BOZÓKY : Ça
n’existe pas… Ce n’est pas possible…
LE SOLDAT : On ne l’a jamais écouté… Pourtant il possédait
la preuve… Il avait mis le grappin sur l’original…
BOZÓKY : C’est ce
qu’il prétend.
LE SOLDAT : Il me l’a montré.
BOZÓKY (sursaute) : Ça m’est égal… Je dois
m’en aller… Adieu, Madame Kovács… Envoyez quelqu’un chercher le colis… (Pause. Soudainement, vers le soldat.)
Écoutez… J’aimerais vous parler… Passez me voir à la gare si vous avez le
temps… J’aimerais vous poser une question…
LE SOLDAT : Je suis pressé. Je pars d’ici dans l’autre
direction.
BOZÓKY : Alors
tant pis… (Il hésite. Puis il se force à
sourire et tend la main.) Bon, vous n’êtes quand même pas fâché contre moi,
hein ?
LE SOLDAT (n’accepte pas la
main).
BOZÓKY (avec légèreté) : Dieu vous garde…
Je suis pressé… Madame Kovács, faites attention au 527… Brrr, qu’il fait froid
ici… (Il sort par la porte du fond.)
LES ENFANTS (sortent leur tête) :
Il est parti, Monsieur le chef de gare ?
MADAME KOVÁCS : Venez, venez…
BENJAMIN (pleurniche) : On a attendu
longtemps.
MADAME KOVÁCS (vers le soldat) :
Voici mes enfants : János…
LE SOLDAT (caresse la tête de
Jancsi en souriant) : János ? Joli nom. Un de mes anciens amis,
un très cher ami, s’appelait ainsi – n’est-ce pas, Père Péter ?
Le VIEUX PÉTER (acquiesce sans rien dire).
MADAME KOVÁCS : Lui, c’est Benjamin – un parent pauvre à nous – sa
tête est un peu faible, mais ce n’est pas un mauvais bougre…
LE SOLDAT : Heureux sont les simples d’esprit, car le
royaume des cieux est à eux. Approche, Benjamin.
BENJAMIN (s’approche de lui) : Mais… Il me
semble vous connaître, Monsieur… Je vous ai vu sur une image… sur une grande
image (Il montre comment.)
Les
deux soldats se lèvent de la table comme s’ils s’apprêtaient à partir ;
Madame Kovács fait un geste pour les retenir.
MADAME KOVÁCS : Non… Ne partez pas. Je n’ai même pas pu encore vous
remercier pour votre gentillesse. Vous avez pu enfin le chasser !...
LE SOLDAT : Reposons-nous encore un peu. Ne nous pressons
pas tant, Père Péter.
MADAME KOVÁCS (déplace les chaises) :
Tenez. Asseyez-vous encore un peu. Je vous en prie.
LE SOLDAT : Merci, brave femme.
Le VIEUX PÉTER (s’approche des enfants ; il s’assoit
par terre, à même le sol, sur le devant de la scène) : Nous allons
jouer un peu. Venez ici mes petits agneaux. Venez ici, Jancsi
et Juliska. Viens, Benjamin.
Les
enfants se donnent la main, petit à petit ils avancent, curieux et timides,
depuis le coin du fond.
BENJAMIN (en rigolant) : Il a dit : mes
petits agneaux. Il a dit ça, hi, hi, hi… Agneau Benjamin… qu’il a dit…
LE SOLDAT : Péter, Péter. (Il hoche la tête). Tu n’es qu’un… grand enfant.
Le VIEUX PÉTER (penche la tête sournoisement ; il
affiche un sourire faussement indigné.) : Ne m’as-tu pas dit toi-même
que je dois les aimer ? L’as-tu oublié, patron ?...
En
guise de réponse le soldat secoue la tête silencieusement, comme par
réprimande.
MADAME KOVÁCS (tout excitée) :
Mon Dieu, je n’ai même pas de quoi vous faire dîner. Vous devez pourtant avoir
faim. Mais je n’ai pas un gramme de viande à la maison. Tout est si cher. Et
puis, les pauvres comme nous qui habitons loin des yeux du Seigneur, personne
ne s’occupe de nous…
LE SOLDAT (avec sérieux et
simplicité) : Personne n’habite loin des yeux du Seigneur. Il se tient
là, juste derrière votre dos, brave femme.
Le VIEUX PÉTER (rassemble les enfants autour de lui.) :
Venez, mes petits agneaux. (D’une voix
berceuse.) Qui est sage j’aimerai, qui est vilain taperai.
LE SOLDAT : Allons, allons, Père Péter, vous
recommencez ?!... Qui est vilain, je l’aimerai aussi.
Le VIEUX PÉTER (rentre la tête avec une peur affectée) :
Pardon ! Grâce !
MADAME KOVÁCS (sort un petit
morceau de pain du tiroir) : Eh bien, vous devrez vous contenter de ce
petit morceau de pain…
LE SOLDAT (assis face aux
spectateurs, sans se retourner) : Cherchez bien, brave femme. Qui
sait, vous trouverez peut-être encore quelque chose. Au fond du buffet.
MADAME KOVÁCS (soupire) :
Que voulez-vous que je trouve ? Je le sais mieux. Il n’y a rien là.
LE SOLDAT (avec un accent
convaincant) : Et moi je vous dis : allez voir, brave femme. Il y
aura quelque chose au fond du buffet.
(Madame
Kovács incrédule et incertaine, obéit
tout de même et s’approche du buffet. Elle se met à genoux. Elle ouvre les
portes les unes après les autres. Elle fouille, cherche.)
BENJAMIN (touche la barbe de Péter) :
Qu’est-ce qu’il a, qu’est-ce qu’il a…
Le VIEUX PÉTER : Miam, je
te mange !...
BENJAMIN (retire sa main.)
JANCSI : Maman…
Benjamin a touché à sa barbe…
JULISKA (à Benjamin) : Tu n’as pas
honte !
JANCSI : Quand
j’aurai une barbe longue comme ça, je ne te permettrai pas de la toucher.
Le VIEUX PÉTER : Écoutez,
mes petits agneaux. Chantez après moi. Vous voulez bien, mes agneaux ?
LE SOLDAT (sans se retourner) :
Cherchez bien brave femme. Vous y trouverez quelque chose.
On
voit Madame Kovács s’étonner. Elle frappe dans ses mains. Elle prend dans son
tablier des choses qu’elle trouve dans le buffet.
MADAME KOVÁCS (d’une voix
étouffée, de plus en plus réjouie et émerveillée) : Seigneur
Dieu ! Un pain tout frais !... Des pommes de terre cuites… Du jambon…
Du fromage… Du beurre… Du sucre… Mon Dieu !
Le VIEUX PÉTER (assis par terre, les jambes allongées, tape
le rythme avec ses vieux doigts) :
Un
ange est descendu du ciel,
Brillant,
léger, nimbé de gloire,
Debout
bergers, c’est le réveil,
Debout,
venez dans la nuit noire…
JANCSI, JULISKA (répètent doucement
après lui) :
Debout,
venez dans la nuit noire…
LE SOLDAT (silencieusement,
mais sévèrement) : Père Péter ! Vous chantez encore ? Je
vais vous envoyer au coin !...
MADAME KOVÁCS (avance, le tabler
relevé, chargé d’aliments ; elle dépose tout sur la table ; heureuse.) :
J’ai trouvé !... Tenez. Du pain… Du beurre… Des patates… Tenez… Du jambon…
Du sucre ! (Avec une grande
respiration.) Si je savais d’où tout cela a pu arriver d’un coup !?
Quand je suis allée voir dehors le 406, le buffet était encore vide. (Elle les encourage à s’attabler.) Venez,
Monsieur Péter ! Servez-vous ! Profitez-en.
LE SOLDAT : Mangez, brave femme. Vous en avez davantage
besoin. Péter n’a pas faim, lui.
BENJAMIN : Péter
n’a pas faim. Benjamin a faim.
MADAME KOVÁCS (s’assoit, mange.
Benjamin se glisse près d’elle. Il chipe des bouchées sur la table.) :
Vous avez froid, n’est-ce pas ? Pourtant nous n’avons pas un seul boulet
de charbon. Les chemins de fer nous ont
promis du charbon pour le premier du mois.
LE SOLDAT : Ça ne fait rien. Le feu partira peut-être, il
suffira de l’attiser un peu.
Il se
lève, il s’approche lentement du poêle, il grattouille la grille. Le dos vers
le public, il referme la porte du poêle. Quand il se relève, on voit que dans
le poêle un feu incandescent flambe joyeusement.
Le VIEUX PÉTER :
Les
fleurs du ciel viennent d’éclore,
Dieu
a envoyé l’aurore
Dieu
vous donne la santé
À
vous, à vos enfants ; plus ne vous tourmentez
Dans
le jardin fleuri, viennent des brins de rose
Dedans
l’armée des saints, que les vôtres reposent
Dans son armée, dans son
ange,
Sur sa table bien garnie,
Dans sa bougie allumée,
Dans son verre plein de
vin.
BENJAMIN (la bouche pleine) :
Anus, quantum, cubitus,
Tantes, quantum, pyrites.
Le VIEUX PÉTER (repêche une petite pipe dans sa
musette ; il l’allume lentement, avec componction.)
MADAME KOVÁCS (aperçoit le
feu ; se lève ; dit au soldat qui revient vers la table.) :
Seigneur Dieu, vous avez des doigts de magicien ! Où avez-vous appris à
allumer le feu ainsi, Monsieur le soldat ?... Comme il flambe ! Moi
je m’y essayais depuis ce matin et pourtant je n’ai pas réussi à lui insuffler
une âme !
Le VIEUX PÉTER (s’assoit à sa place précédente.) :
Allumé sans qu’on allume, s’endormira sans qu’on l’éteigne. Car ce feu est
comme l’amour. Solide comme la chaîne, dur comme le cercueil, éclaire comme le
buisson-ardent.
MADAME KOVÁCS (s’assoit) :
Comme vous parlez bien. N’avez-vous pas été prêtre ? Ou alors, que
sais-je, notre député ?...
Le VIEUX PÉTER : C’est ça,
votre représentant.
JANCSI, JULISKA (chantent doucement) :
Dans son armée, dans son ange,
Sur sa table bien garnie,
Dans sa bougie allumée,
Dans son verre plein de
vin.
BENJAMIN (il sautille autour du poêle avec une joie
béate) : Chouette, chouette, il fait chaud !... Chouette,
chouette, il fait chaud !...
MADAME KOVÁCS : Si j’avais un peu de vin je vous en offrirais bien
volontiers. Mais le vin coûte aussi cher de nos jours que les médicaments à la
pharmacie. Je ne peux vous offrir qu’un peu d’eau fraîche. L’eau, on nous la
donne gratis…
LE SOLDAT (verse de la cruche
dans son verre ; le touche de ses lèvres.) : C’est aussi bon que
le vin. Buvez, ma sœur. (Il en verse pour
elle aussi. Madame Kovács tend son verre face à la lampe, l’observe. Elle le
goûte, surprise. Les enfants fredonnent la même mélodie.)
Le VIEUX PÉTER : C’est ça,
c’est ça, mes petits agneaux, mes anges blancs… (Il fredonne avec eux, d’un doigt il bat la mesure.)
MADAME KOVÁCS (très vivement, sous
le choc de l’émotion) : Mais… c’est du vin !... Cette eau est
comme si elle était du vin !... Du vin doux.
LE SOLDAT : Prenez et buvez.
BENJAMIN (en pleurnichant) : Il me faut du
vin. Il m’en faut. Du vin ! Je veux aussi du vin !... (Il bouscule le poids de la pendule. Le poids
se balance.)
MADAME KOVÁCS (le gronde
gentiment.) : Fais attention, fiston. Tu vas faire tomber cette
vieille pendule. Déjà qu’elle ne marche pas. Son mécanisme s’est arrêté.
LE SOLDAT : Elle ne marche pas ? (Il se lève et s’approche de la pendule.)
MADAME KOVÁCS : Elle est cassée. Depuis l’année dernière.
LE SOLDAT (touche le cadran de
la pendule du bout de ses doigts. Le coucou sort et se met gentiment à chanter.)
MADAME KOVÁCS : Que lui avez-vous fait ?!! Mais elle
marche ! Elle marche, la pendule !
BENJAMIN (applaudit.) : Elle marche, elle
marche ! Elle marche, la pendule ! Il marche, le bébé !
LE SOLDAT (s’assoit.) :
Il faut s’y connaître aux pendules… Elle a aussi sa vie.
MADAME KOVÁCS : Si mon bon mari était ici avec nous, comme il
serait heureux ! Il a essayé de la réparer lui aussi, mais sans y arriver.
Il serait content ! Et puis il pourrait trinquer avec nous. Il aime
beaucoup le vin. (Elle soupire.) Mais
lui… Où il peut être ?… Qui sait où il est maintenant…
LE SOLDAT : C’est dur de l’attendre, n’est-ce pas, brave
femme ? Rassurez-vous, il reviendra. Ne craignez rien. Je vous dis qu’il
reviendra…
Le VIEUX PÉTER (range sa pipe. Il fait une ronde avec Jancsi et Juliska. Ils dansent.)
Aïe lapoula, lapoula,
Cocorico lapoula,
Kikiriki
patatras,
Hop et hop, chez la
voisine
Sur le fourneau ma
cousine,
You !
Ils
s’accroupissent, ils rient.
BENJAMIN (se fait une place dans la ronde) :
Moi aussi ! Je veux aussi m’accroupir !... (Il s’accroche à Péter.)
Le VIEUX PÉTER : Attendez
un peu, mes petits anges. (Il s’arrête,
essoufflé.) Un vieux garçon comme moi est vite essoufflé !... (Il s’assoit sur le tabouret. Benjamin, Jancsi et Juliska s’installent
par terre autour de lui.)
MADAME KOVÁCS : Vous retournerez au régiment en partant
d’ici ? – Parlez-moi de lui. L’avez-vous vu ?
LE SOLDAT : Nous l’avons vu. Nous y retournerons. Ma place
est toujours là où on a besoin d’aide. Je suis toujours là derrière eux.
JANCSI : Alors
vous devez être brancardier.
MADAME KOVÁCS : Vous êtes un homme bon. Un brancardier qui a du
cœur. Alors, vous irez, n’est-ce pas, voir mon mari, quand vous retournerez au
campement ? J’aimerais tant avoir des nouvelles de lui. N’avez-vous pas
dit que vous l’avez vu ?
LE SOLDAT : Il va bien. Je vous assure qu’il va bien.
MADAME KOVÁCS : Oh, si ça pouvait être vrai !
LE SOLDAT : Tu peux dire quelque chose de lui,
Péter ? (Il se corrige.) Vous
savez quelque chose, Père Péter ? (Péter
fouille dans sa musette et en sort des lunettes et un grand livre à couverture
noire. Il ajuste ses lunettes, ouvre le livre et tourne les pages.)
LE SOLDAT : Le Père Péter y retournera avant moi. Il ira
le voir. J’ai d’abord à faire sur la mer. Je dois aussi monter vers le nord et
jeter un coup d’œil dans une ville. C’est indispensable. On y a fouetté à mort
un vieux Juif malade. Je veux absolument aller le voir. Je ne peux retourner au
front qu’ensuite.
MADAME KOVÁCS (les mains jointes) :
Mon Dieu, vous avez tant de choses à faire…
Le VIEUX PÉTER (pointe du doigt sur une page du livre.) :
Tiens, c’est là. Soldat de deuxième classe János Kovács. Premier régiment
d’infanterie, deuxième compagnie, troisième section, quatrième peloton. Voici
aussi sa fiche personnelle. Bon soldat. Homme bon. N’a pas été blessé. Vivant.
LE SOLDAT : Il n’a pas été blessé. (Comme s’il regardait très loin.) Oui, je le vois maintenant. Il est
là. Deuxième classe János Kovács. Il a été blessé à la main droite. C’est moi
qui l’ai soigné.
Le VIEUX PÉTER : Il n’a
fait que le toucher et le sang s’est arrêté de couler. Il l’a pansé le soir, la plaie s’est cicatrisée pendant la nuit et
le matin il n’y avait plus aucune trace.
Les
enfants regardent bouche bée le soldat vagabond qui est assis face au public,
ils s’approchent de lui. Péter reste assis sur le tabouret et continue de
tourner les pages du livre. Jancsi et Juliska s’assoient des deux côtés du soldat vagabond.
Benjamin s’accroupit par terre à ses pieds. Madame Kovács est accoudée à la
table.
LE SOLDAT (est assis,
immobile, la tête levée, il regarde devant lui et parle doucement, d’une voix
calme.) : cette nuit il dort sur un sac de paille. Hier il a dormi
dehors dans une tempête de neige. Je l’ai vu. La neige tombait abondamment,
elle l’a presque recouvert. Mais lui, il dormait, heureux, comme un bébé. Il serrait le fer de sa baïonnette contre son cœur. Comme une
croix. – Plus loin, dans la forêt, le vent sifflait et des loups hurlaient.
Lui, il rêvait de Jancsi, Juliska
et Benjamin. Je me suis penché sur lui. J’ai vu le sourire sur ses lèvres.
MADAME KOVÁCS (laisse descendre sa
tête sur son coude. On voit que ses enfants aussi ont sommeil. Ils ne bâillent
pas, c’est seulement leur tête qui penche petit à petit sur le côté, et pendant
que le soldat continue de parler, leur respiration devient régulière, ils
s’endorment.)
LE SOLDAT : Ils dorment tous comme ça. Ils s’allongent à
même la terre labourée, le blanc des flancs de montagne ou dans la pénombre des
denses forêts de sapins. Leurs doigts figés serrent le fer, le vent du Nord
pellette de la neige sur eux, les meutes de loups hurlent autour d’eux, et ils
dorment. Ils dorment le sourire aux lèvres, doucement, comme les pauvres enfants
qui la veille de Noël placent leurs souliers éculés devant la cheminée...
Péter
s’endort aussi.
LE SOLDAT : Beaucoup de soldats sont morts dans la forêt.
Ceux qui sont restés en vie, ont creusé des fossés profonds et ont enterré les
morts. Ils ont élevé des monticules au-dessus des cadavres. J’étais là, je me
suis reposé sur la colline. Le vent a soufflé de la neige toute la nuit. Le
matin la colline était recouverte de violettes odorantes. Chacun a emporté un
brin de violette…
La
famille dort.
LE SOLDAT : Je suis allé partout. J’ai partout enjambé des
monticules tout frais. Ils étaient tous recouverts de chaux… Tu te rappelles,
Péter ? – Ils ressemblaient à autant de cercueils passés à la chaux. Une
vue belle, mais recelant les cadavres des morts… (Pause. Le soldat ne remue pas sa tête. Sa voix est pénétrante.)
Réveille-toi, Péter !
Le VIEUX PÉTER (relève la tête.) : Que se
passe-t-il ?
LE SOLDAT : Ils dorment, mes enfants.
Le VIEUX PÉTER : Heureux
ceux qui dorment.
LE SOLDAT : N’est-ce pas, Péter, qu’ils sont
heureux ?
Le VIEUX PÉTER : Tu l’as
dit, Seigneur.
LE SOLDAT (distraitement) :
Et maintenant nous reprenons la route, Péter.
Le VIEUX PÉTER : Où
irons-nous ?
LE SOLDAT (se tait.)
Le VIEUX PÉTER : Ta
blessure ne te fait pas souffrir, Seigneur ?
LE SOLDAT : Pas en ce moment.
Le VIEUX PÉTER : Seigneur,
jusqu’à quand vont-ils encore s’entre-tuer ?
LE SOLDAT : Plus longtemps, Péter.
Le VIEUX PÉTER : Tu l’as
dit.
Bruits
lointains, grondement d’un train qui s’approche.
Le VIEUX PÉTER : Qu’est-ce
que c’est ?
LE SOLDAT : Le train qui s’approche…
Le VIEUX PÉTER : Alors…
LE SOLDAT : Chut… Ne les réveille pas… Je m’occuperai de
l’aiguillage…
Il se
lève, prend garde de ne réveiller personne, part dans la direction de la porte.
Péter sort de sa musette des noix d’or, des pommes, des objets brillants et les
dispose sur la table. Dès que le soldat atteint la porte, celle-ci s’ouvre
d’elle-même et le courant d’air éteint la lampe. Le paysage enneigé éclaire
l’extérieur. Le soldat va jusqu’au sémaphore, actionne l’aiguillage, puis lève
la lampe et la balance. On entend le grondement du train de tout près ; il
est aussi puissant qu’une musique d’orgue. Le soldat se tient debout dans la
lumière et balance sa lampe.
Rideau