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Frigyes Karinthy et Tamás Emő­­­­­­­­­­­d[1] 

 

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le soldat vagabond

Histoire solennelle

(1912)

 

Personnages :

 

Madame Kovács, épouse du cheminot mobilisé

Benjamin, adolescent niais, 19 ans

Juliska, 14 ans

et Jancsi, 10 ans, enfants de Madame Kovács

Ákos Bozóky, chef de gare

Le vieux Péter, insurgé

Le soldat vagabond

Scène : maison de garde-barrière, lieu de travail de Kovács parti à la guerre. Équipement très pauvre, misérable : dans l’arrière-plan une minuscule fenêtre, au milieu une porte ouvrant sur la voie enneigée, déserte. Un poêle de fonte froid, une lampe à pétrole qui fume. Lampes de signalisation, panneaux contre le mur. Une petite plaque au-dessus de la porte, avec dessus :

 

HOMME BROUILLARD

Équipement

 

En dessous, deux petits drapeaux rouges croisés, leur tissu tendu ; entre la plaque et les deux drapeaux, une lampe portable en tôle. Devant le mur latéral gauche un buffet simple, avec dessus une casquette de cheminot, quelques bols vernissés, des assiettes et des couverts sur les étagères. Chaque étagère est recouverte de papier bleu à bords dentelés. Sur la table une cruche en terre, des verres simples. Quelques chaises ; à droite un lit de fer recouvert. Sur la partie du mur entre l’étagère et le public une porte solitaire. La porte s’ouvre vers l’extérieur et à chaque ouverture le public aperçoit la voie ferrée et le sémaphore. Sur le devant un tabouret. Le poêle se trouve dans le coin droit.

 

Nous sommes le soir, la lampe est allumée.

 

Jancsi et Benjamin se tiennent debout la main dans la main derrière le tabouret, la petite fille se tient devant le tabouret en face d’eux. Ton récitatif de voix chantantes.

 

JULISKA : Qui êtes-vous, braves soldats ?

JANCSI : Nous sommes le peuple de László Lengyel. (Il donne un coup de coude à Benjamin.) Tu es stupide. Vas-y, dis-le.

BENJAMIN (en ricanant) : Bászló BengyelBászló Bengyel

JANCSI : Ce que tu es bête… László Lengyel… Allez, dis-le…

BENJAMIN (en ricanant) : Dis-le…

JULISKA : On recommence… (D’une voix chantante.) Qui êtes-vous, braves soldats ?

JANCSI : Nous sommes le peuple de László Lengyel.

BENJAMIN (avidement) : Qui êtes-vous, braves soldats ?

JANCSI : Ce que tu es bête… Tu dois dire ce que je dis.

BENJAMIN (stupidement) : Oui, oui, tu es stupide.

JULISKA : Que faites-vous, braves soldats?

JANCSI : Nous sommes des charpentiers, nous charpentons… (À Benjamin.) Pourquoi tu ne le dis pas ?

BENJAMIN (plaintivement) : Je ne sais pas.

JANCSI : Pourquoi tu ne le dis pas?

BENJAMIN : J’ai faim, moi.

JANCSI, JULISKA (tournent en rond autour de Benjamin) :

 

                                                           Aïe lapoula, lapoula,

                                                           Cocorico lapoula,

                                                           Kikiriki patatras,

                                                           Hop et hop, chez la voisine

                                                           Sur le fourneau ma cousine,

                                                           You !

(Ils s’accroupissent, Benjamin aussi.)

JANCSI : Pas toi, pas toi ! Tu restes debout, toi !

BENJAMIN (plaintivement) : Si ! Je veux jouer, moi aussi ! Je joue ! (Il tourne.)

MADAME KOVÁCS (entre par la porte du fond. Veste de cheminot, casquette. Un panneau de signalisation à la main qu’elle déposera dans un coin. Elle frissonne) : Il fait froid ici aussi. Benjamin ! As-tu attisé le feu ?

BENJAMIN (pleurniche) : J’ai faim, moi !

JANCSI (l’interrompt) : Oh, Maman, ce Benjamin est vraiment stupide ! Je lui dis : László Lengyel, il répète : Bászló Bengyel. (Il se force à rire.) Qu’est-ce qu’il est bête ! Bászló Bengyel, ça ne veut rien dire.

BENJAMIN (pleurniche) : J’ai faim, moi !

JANCSI (il le bouscule de coups de coude furieux) : Arrête de répéter ça, imbécile !

MADAME KOVÁCS (s’approche du poêle, essaye en vain d’attiser le feu. Elle répond d’une voix sourde, moitié au poêle, moitié à Benjamin) : Qu’est-ce que je peux faire de toi ? Je ne peux pas te nourrir si je n’ai pas de quoi.

BENJAMIN (en ricanant bêtement) : Le poêle aussi a faim. Hi, h, hi ! On ne donne rien à manger au poêle. Hi, hi, hi ! On ne donne pas à manger à Jancsi non plus ! (Il pleurniche.) Benjamin veut manger.

JANCSI (il le secoue, il chuchote) : Arrête de l’embêter tout le temps, tu ne vois pas qu’elle a du chagrin ?

BENJAMIN (avec ruse) : Maman aussi a faim ?

JANCSI (explique) : C’est parce que la Croix Rouge qu’on attend n’est pas arrivée. Tu comprends ?

BENJAMIN (stupidement) : La Croix Rouge ? Pourquoi elle est rouge ?

JANCSI : Ce que tu es bête ! Elle est rouge parce qu’elle est rouge. Le shako des hussards aussi est rouge. Mais le shako de papa est bleu, parce qu’il n’est pas hussard, mais cheminot national.

BENJAMIN : Et papa n’a pas faim ?

JANCSI : Papa n’a pas faim, parce qu’on l’a nourri après la bataille. À midi on ne se bat pas, à midi les soldats doivent manger.

BENJAMIN (avidement) : qu’est-ce qu’il mange ?

JANCSI : Ben… de la viande. Du goulache avec plein de viande.

BENJAMIN (pleurniche) : J’en veux aussi. Je veux du goulache avec plein de viande.

JANCSI (lui donne un coup de coude) : Tais-toi, idiot !

MADAME KOVÁCS (s’éloigne du poêle, se tourne amèrement vers les enfants.) : Laisse-le tranquille, ne le fais pas pleurer. Oh ma tête, je n’en peux plus. (Vers Benjamin.) Où tu veux que j’en prenne ? Demande-leur de t’en envoyer. Vas-y et demande-leur pourquoi ils ne t’en envoient pas. Ça fait deux semaines qu’on ne reçoit plus de farine ni de charbon. Les fêtes approchent, allez les enfants, dansez, ça vous réchauffera. (Elle s’affale sur une chaise, tend le poing.) Votre père danse lui aussi près de la frontière… Il fait danser les Polonais. Alors dansez, vous êtes des enfants de soldat !

JANCSI (s’approche de sa mère, la caresse.) : Ne sois pas triste, Maman, il ne peut rien envoyer, justement à cause de la fête, les trains ne circulent pas. Ça viendra demain. Et puis nous n’avons pas si faim que ça. C’est seulement Benjamin qui pleurniche.

MADAME KOVÁCS (éclate en sanglots, serre son fils contre elle.) : Mon pauvre chéri ! Je suis triste qu’un soir de fête… je ne puisse pas même vous donner un peu de… (Sa voix se casse.)

JANCSI (la caresse.)

 

(On frappe à la porte.)

 

MADAME KOVÁCS (sursaute, elle essuie ses larmes, arrange ses cheveux.) : Entrez !

JANCSI (joyeusement) : Tu vois ! C’est sûrement la Croix Rouge !

ÁKOS BOZÓKY (présentant bien dans son uniforme élégant de chef de gare. Style hobereau de province, petite moustache. Badin, pimpant et arrogant, ton légèrement sarcastique. ) : Bonsoir !

MADAME KOVÁCS (troublée) : Monsieur le chef de gare !

LES ENFANTS (tous en même temps) : Bonjour, Monsieur !

BOZÓKY : Bonjour, les enfants. (Il lance un regard circulaire furtif et sournois. Il pose les questions officielles sur un ton exagérément et significativement sévère, puis il s’adoucit progressivement, il se met à faire les cent pas familièrement, il écoute les réponses de plus en plus distraitement, avant de finir par s’asseoir à la table.)

MADAME KOVÁCS (se tient devant lui, intimidée.)

BOZÓKY : Je suis venu superviser la voie. Tout va bien ? Avez-vous balayé la voie ? L’avez-vous correctement déneigée ?

MADAME KOVÁCS (timidement) : Oui, Monsieur le chef de gare, nous avons entassé la neige le long du remblai.

BOZÓKY : Hum, ça ne correspond pas aux dispositions du règlement. À supposer que vous connaissiez le règlement… !  

MADAME KOVÁCS (troublée) : On a fait la même chose l’hiver dernier.

BOZÓKY : Vous avez mal fait l’hiver dernier aussi. Hum. Les aiguillages, ça va ?

MADAME KOVÁCS : Oui, Monsieur le chef de gare.

BOZÓKY (fait les cent pas, ne regarde pas les yeux de la femme) : Euh… Que voulais-je vous dire ? Le 527 rentre quand ?

MADAME KOVÁCS : À onze heures vingt, Monsieur le chef de gare.

BOZÓKY : À onze heures vingt. Bien sûr, la personne qui actionne le sémaphore ne peut pas se coucher.

MADAME KOVÁCS : Je ne me coucherai pas, Monsieur le chef de gare.

BOZÓKY : Oui, bien sûr… C’est comme ça, et puis on ferme les yeux. D’après le règlement une femme ne peut pas être préposée à ce type de travail. Oui… Que voulais-je dire… (Il s’arrête brusquement et regarde la femme en face. Sévèrement.) Et… Vous ne craignez pas de vous endormir ?

MADAME KOVÁCS (les yeux baissés) : Non, Monsieur le chef de gare.

BOZÓKY (change brusquement de ton – avec une légèreté forcée.) : C’est vrai… Une courageuse et jolie jeune femme comme vous… (Il avale sa salive.) Pourquoi souriez-vous ?

MADAME KOVÁCS : Je n’ai pas souri, Monsieur le chef de gare.

BOZÓKY (reprend nerveusement les cent pas.) : On ne m’offre même pas de m’asseoir ici ? (Madame Kovács ne répond rien.) Il fait un peu froid ici. C’est vrai, le charbon n’est pas arrivé.

MADAME KOVÁCS : Non…

BOZÓKY (tout à coup il s’approche d’elle, il la prend par le bras. D’une voix éraillée, involontairement brutale.) : Eh bien ?

MADAME KOVÁCS (recule en tremblant.)

BOZÓKY (doucement, vite.) : Vous avez bien réfléchi, ma jolie ?

MADAME KOVÁCS (secoue la tête.)

BOZÓKY (doucement, vite.) : Ce n’est vraiment pas raisonnable, je ne comprends pas. Pourquoi voulez-vous geler comme ça, une veille de fête ? Allons, une femme si belle, et intelligente. (Il s’approche d’elle.) Vous allez coucher les enfants – moi je fais venir ici Tomka… Vous mettez votre fichu et vous venez chez moi… Ça ne prendra que dix minutes… J’attendrai dans ma chambre… Je mettrai l’abat-jour rouge… (Il avale sa salive.)… Ça vous va ?

MADAME KOVÁCS (recule vers la porte.

BOZÓKY (la suit avec insistance.) : Vous pourriez au moins… m’écouter…

MADAME KOVÁCS (désespérée) : Jancsi, pourquoi tu regardes bêtement ?

BOZÓKY (hausse les épaules.) : Les enfants, ouste, vous passez dans l’autre pièce ! J’ai à parler avec votre mère.

JANCSI et JULISKA (reculent en traînant timidement vers la porte).

BENJAMIN : Hi, hi, hi ! Monsieur le chef va donner de l’argent à maman !

MADAME KOVÁCS : Oh, va-t’en ! (Jancsi, Juliska, Benjamin sortent.)

BOZÓKY (les suit, ferme la porte).

MADAME KOVÁCS : Laissez la porte, Monsieur le chef de gare… Je les rappellerai dans un instant… Je voudrais juste vous dire… Après tout, on ne peut pas se parler dehors, dans la neige… que je n’ai rien à faire avec vous… Monsieur le chef de gare… et que… je vous ai déjà dit que…

BOZÓKY (vivement) : Ça n’a aucun sens. Vous savez très bien que vous avez à faire avec moi.

MADAME KOVÁCS : Que voulez-vous dire ?

BOZÓKY (brutalement) : Vous savez parfaitement que le règlement vous interdit de faire le travail à la place de votre mari – et toucher son plein salaire… Je vous l’ai déjà expliqué.

MADAME KOVÁCS (s’obstine en tremblant.) : Si… Je suis capable de tout faire… Il n’y a jamais eu de problème… La direction ne peut pas… (Elle sanglote.)… Ils savent que j’ai deux enfants… Et que c’est l’hiver… Où voulez-vous que j’aille avec eux ?

BOZÓKY (s’approche d’elle, la fait asseoir, la calme, se range derrière son dos et lui parle par-dessus son épaule.) : Allons, allons, Madame Kovács – calmez-vous. J’ai dit ça juste comme ça. Je ne veux pas vous faire de mal, mon petit cœur – bien au contraire ! Je veux (Il se penche plus près d’elle.)… que ce soit bon pour vous… Vous ne comprenez pas ? (Avec vivacité.) Petite folle ! Qu’est-ce que vous imaginez ? Vous aurez tout, si je vous le dis, ça ne dépend que de vous… argent, pain, charbon… Le 527 passe l’aiguillage là, chez moi… Nous montons dans le compartiment séparé… Nous fermons la porte… Vous mettez les enfants au lit… À douze heures pile nous sommes à Pest… Vous entendez, Madame Kovács… Nous nous offrons une nuit à Budapest…

MADAME KOVÁCS : Comment vous osez dire des choses pareilles ?

BOZÓKY (avide et suggestif) : Pourquoi non ? Le matin on est de retour… À midi nous descendons à la Gare de l’Ouest… Nous nous promenons une petite heure au Jardin d’Hiver… Vous n’avez jamais vu un endroit pareil… Plein de lustres, d’argenterie… Des garçons en queue-de-pie…

MADAME KOVÁCS (pleurniche.) : Oh, laissez-moi… Jésus Marie… aidez-moi…

BOZÓKY (de plus en plus excité.) : Madame Scheba, danseuse du ventre… ensuite… nous irons dans le salon privé… hein ? Et personne n’en saura jamais rien… Le matin, vous serez revenue chez vous, vous vous coucherez… J’enverrai ici un remplaçant pour demain…

MADAME KOVÁCS (implorante) : Seigneur… Sainte Vierge !... (Elle se signe.)

BOZÓKY (se penche tout près de son oreille..) : Dans le salon privé, je retirerai votre voilette… Je vous verserai du vin… hein ? Qu’en dites-vous ? Ce ne serait pas mal, hein ? de voir un peu le monde !...

MADAME KOVÁCS : Saint-Esprit, aidez-moi !

BOZÓKY : … et nous écouterons le chanteur… et je me pencherai… (Il veut lui étreindre le cou par-derrière.)

MADAME KOVÁCS (pousse un long cri de désespoir.) : Doux Jésus ! Doux Jésus, aidez-moi !...

 

La petite clochette suspendue au chambranle de la porte d’entrée retentit.

 

MADAME KOVÁCS (sursaute.)

BOZÓKY (troublé, lève son regard vers la porte.)

 

La porte s’ouvre lentement et entre le soldat vagabond. À l’instant même où sa silhouette s’encadre dans la porte, la chambre s’éclaire davantage. Le soldat vagabond porte une cape de fantassin effilochée, il est sans arme, juste une musette au côté. Un calot de fantassin chiffonné. Son visage est pâle, épuisé, mais son expression reste douce et sereine. Sa barbe est noire. Il parle très simplement, silencieusement, sans artifice.

 

LE SOLDAT : La porte n’est pas fermée à clé… Nous pouvons entrer…

MADAME KOVÁCS (est incapable de réagir)

BOZÓKY (surpris) : Qu’est-ce que c’est ? Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

LE SOLDAT (n’en tient pas compte.) : Père Péter ! Venez donc, c’est bien ici. (Vers Madame Kovács, respectueusement.) Bonsoir, Madame.

Le VIEUX PÉTER (Une énorme barbe blanche, presque comique, hirsute. En cape d’insurgé, également sans armes. D’une bonhomie sympathique, au parler populaire : un peu édenté, l’onctuosité et le zézaiement  avec lesquels il parle, et les images bibliques qu’il aime citer ne sont pas sermonneuses, mais plutôt populaires. Il ôte son calot.) : Frappez et l’on vous ouvrira.

BOZÓKY : Qu’est-ce qui se passe ici ? Que voulez-vous ?

LE VIEUX PÉTER : Dieu vous donne le pain, le vin et la paix. Dieu vous bénisse tous !

BOZÓKY (se met en colère.) : Qu’est-ce qui se passe, vous êtes muets ? Que diable venez-vous faire ici ? Comment osez-vous faire irruption chez les gens sans prévenir ?

Le VIEUX PÉTER (vexé) : Je vous demande bien pardon, Monsieur, j’ignore qui vous êtes, Monsieur, mais ne dites pas, Monsieur que nous avons fait irruption – et encore moins sans prévenir, car ceux qui ont des oreilles entendent – ceux qui ont des yeux voient.

BOZÓKY (impatiemment) : Ça va, ça va, mon vieux. D’accord, puisque vous êtes ici, crachez ce que vous voulez.

Le VIEUX PÉTER (se fâche) : Eh bé dites donc – aurions-nous peut-être l’air de mendiants ? Là vous allez trop loin, Monsieur…

LE SOLDAT (souriant, pose sa main sur le bras de Péter.) : Calmez-vous, Père Péter ! Laissons les mendiants tranquilles. Voyons les choses dans l’ordre. (Vers Madame Kovács.) N’êtes-vous pas l’épouse de András Kovács, Madame ?

MADAME KOVÁCS : C’est bien moi.

LE SOLDAT : Je sers au même régiment que votre mari.

MADAME KOVÁCS (elle approche une chaise, l’essuie, devient toute excitée.) : Asseyez-vous… Asseyez-vous, mon brave… Que pourrais-je vous offrir ? Je n’ai rien, mais…

LE SOLDAT (s’assoit.) : Nous n’avons besoin de rien, sinon prendre un peu de repos avant de poursuivre la route. Nous sommes un peu fatigués – n’est-ce pas Père Péter ?

Le VIEUX PÉTER (boudeur) : J’arrive encore à marcher – aussi longtemps que mes jambes me portent, je ne demande rien à personne.

MADAME KOVÁCS (approche une deuxième chaise.) : Asseyez-vous, Père Péter – ne grommelez pas, on va tout faire pour le mieux.

Le VIEUX PÉTER (se calme, prend son temps pour s’asseoir, suspend son bâton noueux au dossier de la chaise.)

BOZÓKY (se mordille les lèvres devant l’étagère, bat nerveusement la semelle.) : Vous arrivez du front du Nord ?

LE SOLDAT : Nous y sommes passés aussi – n’est-ce pas, Père Péter ?

Le VIEUX PÉTER : Nous sommes passés à beaucoup d’endroits. Au Nord, au Sud, partout.

MADAME KOVÁCS : Il y a des ennemis partout ?

LE SOLDAT (doucement) : Beaucoup d’incroyants.

Le VIEUX PÉTER : Du Nord, du Sud, ils nous envahissent de toutes parts ! Les méchants.

LE SOLDAT (doucement) : Péter, Péter !

Le VIEUX PÉTER (avec emportement) : J’ai beau essayer de m’y faire – je suis trop vieux pour ça. Pourquoi veulent-ils faire du mal au bon peuple qui n’a péché contre personne ? Ils se ruent sur nous avec du feu, des flammes, comme des diables !

LE SOLDAT : Ils ne savent pas ce qu’ils font.

MADAME KOVÁCS : Vous êtes passés par la route ?

LE SOLDAT (désigne le jardin) : Par là-bas.

MADAME KOVÁCS : Oh mon Dieu – qu’avez-vous là à la main ? Vous êtes blessé ?

LE SOLDAT : Ce n’est rien… C’est déjà cicatrisé.

MADAME KOVÁCS : Sainte Vierge ! Ça avait entièrement traversé… Ça ne fait pas mal ?

LE SOLDAT (sourit.) : Ça n’a jamais fait mal.

BOZÓKY (sarcastique) : Ah oui – la main transpercée par un balle ! (Avec légèreté.) On dit que beaucoup lèvent le bras depuis les tranchées pour se faire toucher par une balle et être renvoyés chez eux.

LE SOLDAT (doucement) : Ce n’est pas une balle, c’est un clou. (Il montre ses deux mains.)

MADAME KOVÁCS : Seigneur ! Les deux mains ?

BOZÓKY (ironiquement) : C’est passablement cicatrisé. Ça pourrait dater d’avant la guerre, non ?

Le VIEUX PÉTER : Ne vous appelez-vous pas Thomas, Monsieur ?

BOZÓKY : Pourquoi devrais-je m’appeler Thomas ?

Le VIEUX PÉTER : J’ai dit ça comme ça.

MADAME KOVÁCS : Ce doit être terrible quand on est attaqué. On dit que les soldats ne sont jamais tranquilles, même la nuit.

LE SOLDAT : Il faut veiller et surveiller. Les méchants nous guettent partout.

Le VIEUX PÉTER (vivement) : Il faut les abattre tous comme des chiens… Si au moins on nous laissait faire !

LE SOLDAT (doucement) : Père Péter ! Vous recommencez !

Le VIEUX PÉTER (radouci) : Bon, bon… Seulement j’avais du mal à le voir sauver sa peau…

LE SOLDAT : Sa peau peut-être, mais vous lui avez tout de même coupé l’oreille, Père Péter.

MADAME KOVÁCS : De quoi parlez-vous ?

Le VIEUX PÉTER (fâché) : Rien… un méchant soldat avec une lance voulait attraper mon patron que voici… et moi je l’ai étalé par terre… il y aurait sûrement laissé ses dents si mon patron n’était pas intervenu…

LE SOLDAT : Pour l’oreille, vous n’auriez pas dû.

Le VIEUX PÉTER : Il avait de si grandes oreilles… Une seule lui suffira.

BOZÓKY (avec un air supérieur) : Eh bien, des histoires de soldats, on en entend beaucoup ces temps-ci. Ces messieurs les héros ne nous en privent pas. Je dirais même qu’on en a par-dessus la tête… On n’entend plus que ça. (Vers Madame Kovács.) Vous savez, même à la ville on en a assez de ces correspondances de guerre… Moi, je ne lis même plus les journaux – on a assez de soucis comme ça. Si je vais quelque part, je veux m’y amuser, pour oublier.

MADAME KOVÁCS : Moi, je ne peux pas oublier…

Le VIEUX PÉTER : Il est vrai que quand on vit sa vie dehors sur le champ de bataille, on a l’impression qu’il n’y a rien d’aussi grandiose au monde.

LE SOLDAT : Il est écrit : N’étant ni froid, ni chaud, mais tiède, je te vomirai par ma bouche.

Le VIEUX PÉTER : Que ceux qui ont des yeux voient, que ceux qui ont des oreilles entendent.

BOZÓKY (se mord les lèvres.)

MADAME KOVÁCS : Ce doit être horrible…

Le VIEUX PÉTER : Ce n’est pas un amusement pour les femmes.

BOZÓKY (provocateur) : Et dites-moi – la femme ne manque-t-elle pas au soldat ? Prend-il quelquefois son plaisir quand l’armée occupe une ville ?

Le VIEUX PÉTER : Ils ont chacun leur femme chez eux.

BOZÓKY : Allons, allons… Et quand ils ne peuvent pas la voir pendant trois ou quatre mois ? Le soldat n’est pas de bois.

Le VIEUX PÉTER : La femme l’attend à la maison, le soldat le sait.

BOZÓKY : Mon vieux, je veux bien croire que cette attente ne vous pèse plus trop lourd… Mais ce n’est pas pareil pour la jeune femme qui attend à la maison. Puis il y a les deux ou trois misérables qui sont restés au village… On ne peut pas reprocher cela à la femme. Elle doit même penser que c’est mieux si son mari, à son retour, la trouve fraîche et gaie, en bonne santé. Or cette chose fait partie de la santé de la femme… (Vers le soldat.) N’est-ce pas, Monsieur le soldat ?

LE SOLDAT (doucement) : Il était une fois un homme qui a confié son trésor à son domestique, en disant : garde cela pour moi jusqu’à ce que je revienne le chercher. Et au milieu de la nuit arriva le tentateur et il proposa de partager ce trésor. L’autre répondit : comment pourrais-je ? Ce trésor est entier, si je le partage en deux, aucune moitié ne vaudra rien. Et lorsque le tentateur voulut le lui prendre de force, il pria à haute voix le Seigneur.

BOZÓKY : Bon, bon… Je ne voulais pas… (Se ressaisit.) Toutefois…

LE SOLDAT : Et moi je dis : celui qui regarde une femme avec concupiscence est digne des feux de la géhenne.

Le VIEUX PÉTER : Que ceux qui ont des oreilles entendent.

BOZÓKY (ironiquement) : Je vois que nous ne pourrons pas nous entendre. Pourtant il existe des tentateurs braves et bons qui disent : en échange de ton trésor je te donnerai quelque chose d’aussi beau, sans prendre ce qui t’appartient. Et une fois que le maître sera revenu, tu lui diras : vois-tu, j’ai été bonne commerçante, je n’ai pas enfoui le talent que tu m’as donné, mais je l’ai multiplié. (Vers le soldat.) Vous voyez, moi aussi je connais des paraboles de l’Évangile.

LE SOLDAT (doucement) : Mais si le bon domestique dit : je ne veux pas ce que tu me proposes, car tu ne l’as pas acquis par une voie droite, et on me le reprendrait…

BOZÓKY (incompréhensif) : Comment entendez-vous cela ?

LE SOLDAT : J’ai entendu rapporter l’exemple d’un homme qui, au milieu de la nuit, est allé chez le commerçant pour voler sa marchandise dans sa boutique ; le lendemain il retourna chez le commerçant et lui dit : voici ce que je t’ai apporté pour te le vendre contre de l’or. Comme je vous le dis, il voulait vendre au commerçant sa propre marchandise, pour de l’or.

BOZÓKY (relève la tête, regarde le soldat avec étonnement. D’une voix retenue.) : Hum. Je ne comprends pas cela.

Le VIEUX PÉTER : Que ceux qui ont des yeux voient.

BOZÓKY (négligemment, vers Madame Kovács) : Ah oui, c’est vrai, Madame Kovács… J’ai failli oublier… Un colis est arrivé pour vous, de la Croix Rouge… Ça fait deux jours que ça traîne chez moi… J’ai oublié de vous en parler…

MADAME KOVÁCS (joyeusement) : Enfin ! Ils l’ont tout de même envoyé ! Nous nous en sortirons, ce mois-ci.

BOZÓKY (vers le soldat) : Vous avez dû en voir du pays, Monsieur le soldat… Je vois que vous avez parlé avec beaucoup de gens… Vous vous êtes informé. Vous êtes un homme qui aime s’informer… qui aime interroger les gens… hein ?

LE SOLDAT (doucement) : J’ai beaucoup roulé ma bosse, j’ai parlé avec beaucoup d’hommes – ça me permet de rapporter des exemples et des histoires. Les hommes aiment se raconter une fois qu’on a ouvert leur cœur. Ceux qui souffrent et ceux qui sont innocents se parlent, mais il faut d’abord aller les chercher – car il y a des méchants dans les palais et des hommes vrais dans les cachots. L’autre jour j’ai parlé avec un prisonnier, qui a été condamné pour avoir causé la mort de beaucoup d’hommes. Eh bien moi je vous dis qu’il était plus innocent qu’un agneau qui vient de naître. Des trains grondaient quelque  part ; un train par erreur a pris la voie d’un autre…

BOZÓKY (frissonne). 

LE SOLDAT (continue) : Pleurs et grincements de dents… Beaucoup périrent…  Un procès fut intenté contre cet homme pour imprudence… C’est lui qui conduisait la locomotive… L’accident s’est produit dans un tunnel… Il s’est défendu en disant qu’il n’était pas responsable, on n’avait pas signalé l’arrivée de l’autre…

BOZÓKY (vivement) : Bien sûr qu’on l’avait signalé ! (Il se rend compte qu’il vient de se trahir, il continue, gêné.) Je veux dire que ce n’est pas possible que ce n’ait pas été signalé. Tous les passages de convois sont notés à la gare.

LE SOLDAT : Il a dit que la notification a été faite a posteriori ; le coupable avait falsifié le registre…

BOZÓKY : Ça n’existe pas… Ce n’est pas possible…

LE SOLDAT : On ne l’a jamais écouté… Pourtant il possédait la preuve… Il avait mis le grappin sur l’original…

BOZÓKY : C’est ce qu’il prétend.

LE SOLDAT : Il me l’a montré.

BOZÓKY (sursaute) : Ça m’est égal… Je dois m’en aller… Adieu, Madame Kovács… Envoyez quelqu’un chercher le colis… (Pause. Soudainement, vers le soldat.) Écoutez… J’aimerais vous parler… Passez me voir à la gare si vous avez le temps… J’aimerais vous poser une question…

LE SOLDAT : Je suis pressé. Je pars d’ici dans l’autre direction.

BOZÓKY : Alors tant pis… (Il hésite. Puis il se force à sourire et tend la main.) Bon, vous n’êtes quand même pas fâché contre moi, hein ?

LE SOLDAT (n’accepte pas la main).

BOZÓKY (avec légèreté) : Dieu vous garde… Je suis pressé… Madame Kovács, faites attention au 527… Brrr, qu’il fait froid ici… (Il sort par la porte du fond.)

LES ENFANTS (sortent leur tête) : Il est parti, Monsieur le chef de gare ?

MADAME KOVÁCS : Venez, venez…

BENJAMIN (pleurniche) : On a attendu longtemps.

MADAME KOVÁCS (vers le soldat) : Voici mes enfants : János…

LE SOLDAT (caresse la tête de Jancsi en souriant) : János ? Joli nom. Un de mes anciens amis, un très cher ami, s’appelait ainsi – n’est-ce pas, Père Péter ?

Le VIEUX PÉTER (acquiesce sans rien dire).

MADAME KOVÁCS : Lui, c’est Benjamin – un parent pauvre à nous – sa tête est un peu faible, mais ce n’est pas un mauvais bougre…

LE SOLDAT : Heureux sont les simples d’esprit, car le royaume des cieux est à eux. Approche, Benjamin.

BENJAMIN (s’approche de lui) : Mais… Il me semble vous connaître, Monsieur… Je vous ai vu sur une image… sur une grande image (Il montre comment.)

 

Les deux soldats se lèvent de la table comme s’ils s’apprêtaient à partir ; Madame Kovács fait un geste pour les retenir.

 

MADAME KOVÁCS : Non… Ne partez pas. Je n’ai même pas pu encore vous remercier pour votre gentillesse. Vous avez pu enfin le chasser !...

LE SOLDAT : Reposons-nous encore un peu. Ne nous pressons pas tant, Père Péter.

MADAME KOVÁCS (déplace les chaises) : Tenez. Asseyez-vous encore un peu. Je vous en prie.

LE SOLDAT : Merci, brave femme.

Le VIEUX PÉTER (s’approche des enfants ; il s’assoit par terre, à même le sol, sur le devant de la scène) : Nous allons jouer un peu. Venez ici mes petits agneaux. Venez ici, Jancsi et Juliska. Viens, Benjamin.

 

Les enfants se donnent la main, petit à petit ils avancent, curieux et timides, depuis le coin du fond.

 

BENJAMIN (en rigolant) : Il a dit : mes petits agneaux. Il a dit ça, hi, hi, hi… Agneau Benjamin… qu’il a dit…

LE SOLDAT : Péter, Péter. (Il hoche la tête). Tu n’es qu’un… grand enfant.

Le VIEUX PÉTER (penche la tête sournoisement ; il affiche un sourire faussement indigné.) : Ne m’as-tu pas dit toi-même que je dois les aimer ? L’as-tu oublié, patron ?...

 

En guise de réponse le soldat secoue la tête silencieusement, comme par réprimande.

 

MADAME KOVÁCS (tout excitée) : Mon Dieu, je n’ai même pas de quoi vous faire dîner. Vous devez pourtant avoir faim. Mais je n’ai pas un gramme de viande à la maison. Tout est si cher. Et puis, les pauvres comme nous qui habitons loin des yeux du Seigneur, personne ne s’occupe de nous…

LE SOLDAT (avec sérieux et simplicité) : Personne n’habite loin des yeux du Seigneur. Il se tient là, juste derrière votre dos, brave femme.

Le VIEUX PÉTER (rassemble les enfants autour de lui.) : Venez, mes petits agneaux. (D’une voix berceuse.) Qui est sage j’aimerai, qui est vilain taperai.

LE SOLDAT : Allons, allons, Père Péter, vous recommencez ?!... Qui est vilain, je l’aimerai aussi.

Le VIEUX PÉTER (rentre la tête avec une peur affectée) : Pardon ! Grâce !

MADAME KOVÁCS (sort un petit morceau de pain du tiroir) : Eh bien, vous devrez vous contenter de ce petit morceau de pain…

LE SOLDAT (assis face aux spectateurs, sans se retourner) : Cherchez bien, brave femme. Qui sait, vous trouverez peut-être encore quelque chose. Au fond du buffet.

MADAME KOVÁCS (soupire) : Que voulez-vous que je trouve ? Je le sais mieux. Il n’y a rien là.

LE SOLDAT (avec un accent convaincant) : Et moi je vous dis : allez voir, brave femme. Il y aura quelque chose au fond du buffet.

 

(Madame Kovács  incrédule et incertaine, obéit tout de même et s’approche du buffet. Elle se met à genoux. Elle ouvre les portes les unes après les autres. Elle fouille, cherche.)

 

BENJAMIN (touche la barbe de Péter) : Qu’est-ce qu’il a, qu’est-ce qu’il a…

Le VIEUX PÉTER : Miam, je te mange !...

BENJAMIN (retire sa main.)

JANCSI : Maman… Benjamin a touché à sa barbe…

JULISKA  (à Benjamin) : Tu n’as pas honte !

JANCSI : Quand j’aurai une barbe longue comme ça, je ne te permettrai pas de la toucher.

Le VIEUX PÉTER : Écoutez, mes petits agneaux. Chantez après moi. Vous voulez bien, mes agneaux ?

LE SOLDAT (sans se retourner) : Cherchez bien brave femme. Vous y trouverez quelque chose.

 

On voit Madame Kovács s’étonner. Elle frappe dans ses mains. Elle prend dans son tablier des choses qu’elle trouve dans le buffet.

 

MADAME KOVÁCS (d’une voix étouffée, de plus en plus réjouie et émerveillée) : Seigneur Dieu ! Un pain tout frais !... Des pommes de terre cuites… Du jambon… Du fromage… Du beurre… Du sucre… Mon Dieu !

Le VIEUX PÉTER (assis par terre, les jambes allongées, tape le rythme avec ses vieux doigts) :

Un ange est descendu du ciel,

Brillant, léger, nimbé de gloire,

Debout bergers, c’est le réveil,

Debout, venez dans la nuit noire…

 

JANCSI, JULISKA (répètent doucement après lui) :

 

Debout, venez dans la nuit noire…

 

LE SOLDAT (silencieusement, mais sévèrement) : Père Péter ! Vous chantez encore ? Je vais vous envoyer au coin !...

MADAME KOVÁCS (avance, le tabler relevé, chargé d’aliments ; elle dépose tout sur la table ; heureuse.) : J’ai trouvé !... Tenez. Du pain… Du beurre… Des patates… Tenez… Du jambon… Du sucre ! (Avec une grande respiration.) Si je savais d’où tout cela a pu arriver d’un coup !? Quand je suis allée voir dehors le 406, le buffet était encore vide. (Elle les encourage à s’attabler.) Venez, Monsieur Péter ! Servez-vous ! Profitez-en.

LE SOLDAT : Mangez, brave femme. Vous en avez davantage besoin. Péter n’a pas faim, lui.

BENJAMIN : Péter n’a pas faim. Benjamin a faim.

MADAME KOVÁCS (s’assoit, mange. Benjamin se glisse près d’elle. Il chipe des bouchées sur la table.) : Vous avez froid, n’est-ce pas ? Pourtant nous n’avons pas un seul boulet de charbon.  Les chemins de fer nous ont promis du charbon pour le premier du mois.

LE SOLDAT : Ça ne fait rien. Le feu partira peut-être, il suffira de l’attiser un peu.

 

Il se lève, il s’approche lentement du poêle, il grattouille la grille. Le dos vers le public, il referme la porte du poêle. Quand il se relève, on voit que dans le poêle un feu incandescent flambe joyeusement.

 

Le VIEUX PÉTER :

 

Les fleurs du ciel viennent d’éclore,

Dieu a envoyé l’aurore

Dieu vous donne la santé

À vous, à vos enfants ; plus ne vous tourmentez

Dans le jardin fleuri, viennent des brins de rose

Dedans l’armée des saints, que les vôtres reposent

 

                       Dans son armée, dans son ange,

                       Sur sa table bien garnie,

                       Dans sa bougie allumée,

                       Dans son verre plein de vin.

 

BENJAMIN (la bouche pleine) :

 

                       Anus, quantum, cubitus,

                       Tantes, quantum, pyrites.

 

Le VIEUX PÉTER (repêche une petite pipe dans sa musette ; il l’allume lentement, avec componction.)

MADAME KOVÁCS (aperçoit le feu ; se lève ; dit au soldat qui revient vers la table.) : Seigneur Dieu, vous avez des doigts de magicien ! Où avez-vous appris à allumer le feu ainsi, Monsieur le soldat ?... Comme il flambe ! Moi je m’y essayais depuis ce matin et pourtant je n’ai pas réussi à lui insuffler une âme !

Le VIEUX PÉTER (s’assoit à sa place précédente.) : Allumé sans qu’on allume, s’endormira sans qu’on l’éteigne. Car ce feu est comme l’amour. Solide comme la chaîne, dur comme le cercueil, éclaire comme le buisson-ardent.

MADAME KOVÁCS (s’assoit) : Comme vous parlez bien. N’avez-vous pas été prêtre ? Ou alors, que sais-je, notre député ?...

Le VIEUX PÉTER : C’est ça, votre représentant.

JANCSI, JULISKA (chantent doucement) :

 

                       Dans son armée, dans son ange,

                       Sur sa table bien garnie,

                       Dans sa bougie allumée,

                       Dans son verre plein de vin.

 

BENJAMIN (il sautille autour du poêle avec une joie béate) : Chouette, chouette, il fait chaud !... Chouette, chouette, il fait chaud !...

MADAME KOVÁCS : Si j’avais un peu de vin je vous en offrirais bien volontiers. Mais le vin coûte aussi cher de nos jours que les médicaments à la pharmacie. Je ne peux vous offrir qu’un peu d’eau fraîche. L’eau, on nous la donne gratis…

LE SOLDAT (verse de la cruche dans son verre ; le touche de ses lèvres.) : C’est aussi bon que le vin. Buvez, ma sœur. (Il en verse pour elle aussi. Madame Kovács tend son verre face à la lampe, l’observe. Elle le goûte, surprise. Les enfants fredonnent la même mélodie.)

Le VIEUX PÉTER : C’est ça, c’est ça, mes petits agneaux, mes anges blancs… (Il fredonne avec eux, d’un doigt il bat la mesure.)

MADAME KOVÁCS (très vivement, sous le choc de l’émotion) : Mais… c’est du vin !... Cette eau est comme si elle était du vin !... Du vin doux.

LE SOLDAT : Prenez et buvez.

BENJAMIN (en pleurnichant) : Il me faut du vin. Il m’en faut. Du vin ! Je veux aussi du vin !... (Il bouscule le poids de la pendule. Le poids se balance.)

MADAME KOVÁCS (le gronde gentiment.) : Fais attention, fiston. Tu vas faire tomber cette vieille pendule. Déjà qu’elle ne marche pas. Son mécanisme s’est arrêté.

LE SOLDAT : Elle ne marche pas ? (Il se lève et s’approche de la pendule.)

MADAME KOVÁCS : Elle est cassée. Depuis l’année dernière.

LE SOLDAT (touche le cadran de la pendule du bout de ses doigts. Le coucou sort et se met gentiment à chanter.)

MADAME KOVÁCS : Que lui avez-vous fait ?!! Mais elle marche ! Elle marche, la pendule !

BENJAMIN (applaudit.) : Elle marche, elle marche ! Elle marche, la pendule ! Il marche, le bébé !

LE SOLDAT (s’assoit.) : Il faut s’y connaître aux pendules… Elle a aussi sa vie.

MADAME KOVÁCS : Si mon bon mari était ici avec nous, comme il serait heureux ! Il a essayé de la réparer lui aussi, mais sans y arriver. Il serait content ! Et puis il pourrait trinquer avec nous. Il aime beaucoup le vin. (Elle soupire.) Mais lui… Où il peut être ?… Qui sait où il est maintenant…

LE SOLDAT : C’est dur de l’attendre, n’est-ce pas, brave femme ? Rassurez-vous, il reviendra. Ne craignez rien. Je vous dis qu’il reviendra…

Le VIEUX PÉTER (range sa pipe. Il fait une ronde avec Jancsi et Juliska. Ils dansent.)

                       Aïe lapoula, lapoula,

                       Cocorico lapoula,

                       Kikiriki patatras,

                       Hop et hop, chez la voisine

                       Sur le fourneau ma cousine,

                       You !

 

Ils s’accroupissent, ils rient.

 

BENJAMIN (se fait une place dans la ronde) : Moi aussi ! Je veux aussi m’accroupir !... (Il s’accroche à Péter.)

Le VIEUX PÉTER : Attendez un peu, mes petits anges. (Il s’arrête, essoufflé.) Un vieux garçon comme moi est vite essoufflé !... (Il s’assoit sur le tabouret. Benjamin, Jancsi et Juliska s’installent par terre autour de lui.)

MADAME KOVÁCS : Vous retournerez au régiment en partant d’ici ? – Parlez-moi de lui. L’avez-vous vu ?

LE SOLDAT : Nous l’avons vu. Nous y retournerons. Ma place est toujours là où on a besoin d’aide. Je suis toujours là derrière eux.

JANCSI : Alors vous devez être brancardier.

MADAME KOVÁCS : Vous êtes un homme bon. Un brancardier qui a du cœur. Alors, vous irez, n’est-ce pas, voir mon mari, quand vous retournerez au campement ? J’aimerais tant avoir des nouvelles de lui. N’avez-vous pas dit que vous l’avez vu ?

LE SOLDAT : Il va bien. Je vous assure qu’il va bien.

MADAME KOVÁCS : Oh, si ça pouvait être vrai !

LE SOLDAT : Tu peux dire quelque chose de lui, Péter ? (Il se corrige.) Vous savez quelque chose, Père Péter ? (Péter fouille dans sa musette et en sort des lunettes et un grand livre à couverture noire. Il ajuste ses lunettes, ouvre le livre et tourne les pages.)

LE SOLDAT : Le Père Péter y retournera avant moi. Il ira le voir. J’ai d’abord à faire sur la mer. Je dois aussi monter vers le nord et jeter un coup d’œil dans une ville. C’est indispensable. On y a fouetté à mort un vieux Juif malade. Je veux absolument aller le voir. Je ne peux retourner au front qu’ensuite.

MADAME KOVÁCS (les mains jointes) : Mon Dieu, vous avez tant de choses à faire…

Le VIEUX PÉTER (pointe du doigt sur une page du livre.) : Tiens, c’est là. Soldat de deuxième classe János Kovács. Premier régiment d’infanterie, deuxième compagnie, troisième section, quatrième peloton. Voici aussi sa fiche personnelle. Bon soldat. Homme bon. N’a pas été blessé. Vivant.

LE SOLDAT : Il n’a pas été blessé. (Comme s’il regardait très loin.) Oui, je le vois maintenant. Il est là. Deuxième classe János Kovács. Il a été blessé à la main droite. C’est moi qui l’ai soigné.

Le VIEUX PÉTER : Il n’a fait que le toucher et le sang s’est arrêté de couler. Il l’a pansé le soir, la plaie s’est cicatrisée pendant la nuit et le matin il n’y avait plus aucune trace.

 

Les enfants regardent bouche bée le soldat vagabond qui est assis face au public, ils s’approchent de lui. Péter reste assis sur le tabouret et continue de tourner les pages du livre. Jancsi et Juliska s’assoient des deux côtés du soldat vagabond. Benjamin s’accroupit par terre à ses pieds. Madame Kovács est accoudée à la table.

 

LE SOLDAT (est assis, immobile, la tête levée, il regarde devant lui et parle doucement, d’une voix calme.) : cette nuit il dort sur un sac de paille. Hier il a dormi dehors dans une tempête de neige. Je l’ai vu. La neige tombait abondamment, elle l’a presque recouvert. Mais lui, il dormait, heureux, comme un bébé. Il serrait le fer de sa baïonnette contre son cœur. Comme une croix. – Plus loin, dans la forêt, le vent sifflait et des loups hurlaient. Lui, il rêvait de Jancsi, Juliska et Benjamin. Je me suis penché sur lui. J’ai vu le sourire sur ses lèvres.

MADAME KOVÁCS (laisse descendre sa tête sur son coude. On voit que ses enfants aussi ont sommeil. Ils ne bâillent pas, c’est seulement leur tête qui penche petit à petit sur le côté, et pendant que le soldat continue de parler, leur respiration devient régulière, ils s’endorment.)

LE SOLDAT : Ils dorment tous comme ça. Ils s’allongent à même la terre labourée, le blanc des flancs de montagne ou dans la pénombre des denses forêts de sapins. Leurs doigts figés serrent le fer, le vent du Nord pellette de la neige sur eux, les meutes de loups hurlent autour d’eux, et ils dorment. Ils dorment le sourire aux lèvres, doucement, comme les pauvres enfants qui la veille de Noël placent leurs souliers éculés devant la cheminée...

 

Péter s’endort aussi.

 

LE SOLDAT : Beaucoup de soldats sont morts dans la forêt. Ceux qui sont restés en vie, ont creusé des fossés profonds et ont enterré les morts. Ils ont élevé des monticules au-dessus des cadavres. J’étais là, je me suis reposé sur la colline. Le vent a soufflé de la neige toute la nuit. Le matin la colline était recouverte de violettes odorantes. Chacun a emporté un brin de violette…

 

La famille dort.

 

LE SOLDAT : Je suis allé partout. J’ai partout enjambé des monticules tout frais. Ils étaient tous recouverts de chaux… Tu te rappelles, Péter ? – Ils ressemblaient à autant de cercueils passés à la chaux. Une vue belle, mais recelant les cadavres des morts… (Pause. Le soldat ne remue pas sa tête. Sa voix est pénétrante.) Réveille-toi, Péter !

Le VIEUX PÉTER (relève la tête.) : Que se passe-t-il ?

LE SOLDAT : Ils dorment, mes enfants.

Le VIEUX PÉTER : Heureux ceux qui dorment.

LE SOLDAT : N’est-ce pas, Péter, qu’ils sont heureux ?

Le VIEUX PÉTER : Tu l’as dit, Seigneur.

LE SOLDAT (distraitement) : Et maintenant nous reprenons la route, Péter.

Le VIEUX PÉTER : Où irons-nous ?

LE SOLDAT (se tait.)

Le VIEUX PÉTER : Ta blessure ne te fait pas souffrir, Seigneur ?

LE SOLDAT : Pas en ce moment.

Le VIEUX PÉTER : Seigneur, jusqu’à quand vont-ils encore s’entre-tuer ?

LE SOLDAT : Plus longtemps, Péter.

Le VIEUX PÉTER : Tu l’as dit.

 

Bruits lointains, grondement d’un train qui s’approche.

 

Le VIEUX PÉTER : Qu’est-ce que c’est ?

LE SOLDAT : Le train qui s’approche…

Le VIEUX PÉTER : Alors…

LE SOLDAT : Chut… Ne les réveille pas… Je m’occuperai de l’aiguillage…

 

Il se lève, prend garde de ne réveiller personne, part dans la direction de la porte. Péter sort de sa musette des noix d’or, des pommes, des objets brillants et les dispose sur la table. Dès que le soldat atteint la porte, celle-ci s’ouvre d’elle-même et le courant d’air éteint la lampe. Le paysage enneigé éclaire l’extérieur. Le soldat va jusqu’au sémaphore, actionne l’aiguillage, puis lève la lampe et la balance. On entend le grondement du train de tout près ; il est aussi puissant qu’une musique d’orgue. Le soldat se tient debout dans la lumière et balance sa lampe.

 

Rideau

 

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[1] Tamás Emőd (1888-1938). Journaliste, poète, dramaturge hongrois.