Frigyes Karinthy : Inviter, être
invité
Il s’agit d’un texte de commande, le seul de ce type
identifié de Karinthy, rédigé avec les conseils du restaurateur Károly Gundel[1]. Il a paru en 1933, en pleine crise économique.
Inviter, Être invitÉ
Dans
sa globalité on entend par "invité" la personne ou le groupe de
personnes qui, sur la base d’un consentement valable pour cette occasion,
appelé "invitation" et se référant à cette dernière, se pointe le
plus souvent à l’heure des repas au domicile de l’hôte, ils y consomment les
nourritures et les boissons, ils demeurent encore un certain temps au foyer
dudit hôte afin de dissiper l’apparence qu’ils ne seraient venus qu’à cette
fin.
Étant
donné que tout hôte garde des invitations en réserve et peut potentiellement
être lui-même invité, il convient que tout le monde connaisse les règles
actives et passives de l’art de l’invitation. Dans ce qui suit, on traitera
seulement les premières.
L’objectif
réel et la substance d’une visite consistent, comme il vient d’être dit, en le
repas. Cette culture provient de l’expérience très ancienne que l’hôte lui-même
mange et boit de meilleur appétit s’il est entouré d’invités, comme chacun peut
l’observer sur soi-même. La morale chrétienne et la psychologie classique en
déduisent avec optimisme une générosité innée de la nature humaine, une
affection du prochain et un instinct social (« La bouchée est plus
savoureuse si tous en goûtent », comme le dit János Arany[2]).
La nouvelle méthode psychanalytique dite freudienne attribue au contraire ce
surplus d’appétit en présence d’invités à une jalousie inconsciente, en langage
technique : dissimulée sous le seuil de la conscience (même notre
inconscient connaît les bonnes manières et ne franchit pas le seuil s’il n’a
pas une invitation en poche), notre jalousie cherche à s’approprier le plaisir
d’autrui, nous pousse à manger plus que de coutume, afin que l’hôte en ait
moins. Sous certains angles les deux conceptions sont justes. Et celui qui
prétend que les deux ne peuvent pas avoir raison à la fois, a aussi raison.
Sous réserve que ce dernier soit invité.
L’invité
fait deux fois plaisir à son hôte. Quand il arrive et quand il part. (voir : « Mutti, ge’ma schlafen, die Gäste wollen ham.[3] »).
En
dehors de ces notions de base, le terme "invité" se retrouve dans
d’autres relations. Au sens figuré on parle des droits de l’invité ou
"droits de l’hospitalité". Selon certains cela signifie tout
simplement que tout le monde a le droit d’être invité. D’autres y entendent
qu’une fois qu’on est invité, on peut se permettre certaines choses pour
lesquelles à la maison on recevrait la soupière à la tête : dire ce qu’on
pense de sa femme ou presser le genou de sa voisine sous la table.
Ces
dernières années ont lancé une nouvelle notion : "l’invité
payant" ou hôte payant, ainsi que "l’invité non payant". Par ce
dernier il ne faut pas entendre le consommateur des cafés que les garçons ne
connaissent que trop bien, mais "un invité d’échange", ce qui
signifie par exemple qu’un gentleman britannique vient chez nous, alors que moi
je vais chez lui, ce qui a le double avantage pour moi de ne plus voir pendant
un temps ni l’Anglais ni ma famille. Ce terme "invité d’échange"
sous-entend éventuellement aussi le souhait de changer d’invité.
rappel
historique
Étymologiquement,
l’origine du mot "invité" n’est pas encore clarifiée. Certains le
font provenir du nom de l’ancienne tribu névite, prenant pour base
l’expression venez vite, je me
réjouis d’avance de votre visite. D’autres, en croisant le mot allemand "Gast" (invité) avec le terme grec "gaster" (estomac), s’imaginent qu’estomac et invité
signifiaient initialement une et même chose, puisque le visiteur a été conduit
chez nous par son estomac. Il faut avoir de l’estomac pour s’imaginer ça. On
n’a trouvé que quelques vagues traces fossiles sur l’hospitalité naturelle de
l’homme préhistorique : quelques grands cailloux qui permettent de
supposer que l’homme préhistorique faisait tout pour mettre ses invités à
l’aise. Un sternum de mammouth brisé, trouvé dans des fouilles en Allemagne,
permet d’imaginer la scène de liesse se terminant dans une bagarre générale.
Les anciens Grecs connaissaient bien l’invité. Les principaux articles
publicitaires des divinités étaient les mets préparés à
Pétrone
a décrit l’extrême du luxe romain dans le "Banquet de Trimalcion".
Un fameux compère de celui-ci était le célèbre Lucullus qui a dépensé toute sa
fortune pour ses invités.
Après
la chute de Rome pendant longtemps personne ne put organiser des invitations.
Pris par de graves soucis économiques, chacun était déjà content s’il arrivait
à s’offrir un dîner solitaire. C’est Attila qui, le premier, reprit le flambeau
et donna une grande soirée en Pannonie qui, si l’on en croit le compte rendu de
Priscos Rhetor[4],
a magnifiquement réussi. Apparemment déjà à cette époque les banquets organisés
dans des restaurants ou des salles déparées des cafés étaient à la mode, comme
l’atteste l’expression "Tevernai" et des lignes
mémorables comme "déjà Bendeguz[5]
rentra dans sa taverne". Ensuite le Moyen-Âge ne tarda plus, pour faire le
ménage des souvenirs de l’antiquité. Toute maîtresse de maison sait qu’en
période de grand ménage on ne reçoit pas d’invité. Tout au plus les peuples se
rendent de courtes visites dans l’après-midi les uns chez les autres, voir les
dévastations des Hongrois (légende de Saint Gall[6]
et de l’ours), les incursions tatares (c’est de la que date notre sauce
tartare, un dessert particulièrement digeste), etc.
La
Renaissance fit un peu renaître la vie sociale. La lumière des torches vivantes
prit la place des vacillantes lampes à huile, les meilleurs cercles prenaient
régulièrement des bains de sang. La découverte de Christophe Colomb fit
sensation. Il comprit qu’en faisant le tour de toutes ses connaissances il
revenait à la fin chez lui (d’où la sphéricité de la Terre), et qu’on peut se
faire inviter même par des inconnus (découverte de l’Amérique, les Aztèques,
les Indiens). Cela, on pouvait encore l’avaler, mais lorsque Galilée sortit
l’idée que la Terre et non seulement ronde, mais en plus elle tourne, il
suscita la fureur générale, on l’accusa d’avoir trop bu et c’est pourquoi il la
voyait tourner. De toute façon cette hypothèse est ridicule, car si elle
tournait, les assiettes et les verres tomberaient de la table.
Il
était sur le point d’être brûlé quand, fort heureusement, quelques jours plus
tard s’installèrent les temps modernes et ils apportèrent la "soupe
noire", ou sous sa dénomination actuelle le petit noir, servi pour la
première fois par le sultan turc à Bálint Török[7].
C’est par cet événement que commence l’hospitalité moderne, en effet sans café
il est désormais inimaginable de terminer un repas, comme nous aurions du mal à
imaginer les temps où on ne connaissait pas les cigarettes. Pour finir,
évoquons encore le souvenir de la révolution française et ses acquis les plus
importants, les sorties en tenue de ville et les sandwichs servis avec du thé –
avant
deux
questions À propos de l’hospitalitÉ
1. Pourquoi
invite-t-on ?
On
invite des gens pour qu’ils se rencontrent sous notre toit. La circonstance que
nous nous trouvons également présents a une importance bien moindre pour eux
que nous ne l’imaginons en général, c’est pourquoi la constitution de la liste
des invités est primordiale. Pour ma part, dans l’affaire mémorable, lorsqu’à
une soirée privée américaine l’excellent et sympathique romancier américain
Dreiser a administré deux soufflets à l’autre excellent et sympathique
romancier américain, le prix Nobel Sinclair Lewis[8],
ce n’est pas l’attitude des deux excellents et sympathiques romanciers que j’ai
trouvée surprenante, mais celle du parfait inconnu, hôte de la maison, qui les
a invités ensemble, alors qu’il ne devait pas ignorer qu’ils étaient en mauvais
termes, et que Dreiser répétait partout qu’il giflerait Lewis où qu’il le
trouverait. Je ne suis pas américain et j’ai toujours vécu ici à Budapest, mais
moi je le savais.
2. Qu’est-ce
qui fait que l’invité se sente à l’aise ?
Il
serait plus facile de répondre à la question : qu’est-ce qui ferait que
l’invité ne se sente pas à l’aise ? Et étant donné que la nature humaine
veut qu’on se souvienne plus longuement et plus intensément de l’arrachage
d’une dent que d’un baiser amoureux, c’est d’éviter le premier qui semble
primordial. C’est pourquoi je choisis d’abord la partie facile. Afin
d’illustrer la chose clairement et de façon instructive, je vous relate ici un
dîner de mon honorable ami Melchior M’as-tu-vu, et c’est seulement après que je
m’étendrai sur mes soirées agréablement passées chez les Constantin Cordial.
J’observe que les deux familles sont membres éminents et reconnus de la
société, elles ne sont pour rien ni l’une ni l’autre dans leurs erreurs ou dans
leurs qualités. Ma foi, l’un a le sens
de l’hospitalité, l’autre ne possède pas
ce sens. À vous de deviner lequel est l’un et lequel est l’autre.
soirÉe
chez les m’as-tu-vu
’invitation
s’est faite par bouts.
D’abord
ils ont téléphoné pour savoir si je serais libre mercredi soir. J’ai répondu
que oui. Alors la maîtresse de maison, par ailleurs gentille, fine et cultivée,
a précisé qu’elle enverrait une invitation. Cela m’a déjà étonné, car la
démarche inverse eut été plus raisonnable, c'est-à-dire envoyer d’abord une
invitation et s’informer ensuite de savoir s’ils pouvaient compter sur moi.
Néanmoins j’ai réservé ma soirée du mercredi. J’ai été d’autant plus surpris
que jusqu’à mercredi midi je n’ai pas reçu ladite invitation. C’était trop tard
pour improviser une sortie théâtrale, je n’avais prévu aucune compagnie, j’ai
passé ma soirée à la maison à me ronger, tout en me demandant pendant que je
lisais pourquoi diable ils ont changé d’avis, qui a dû avoir l’idée que
j’aurais été de trop, et comme ils devaient bien s’amuser sans moi au palais
des M’as-tu-vu.
Nouveau
coup de fil le lendemain matin, d’un parent de la famille, pour me faire savoir
que la soirée avait été annulée. Ils la tiendront, c’est sûr, la semaine
suivante, tout carton d’invitation serait superflu, la maîtresse de maison
m’appellerait pour confirmer.
J’ai
pourtant bien reçu un carton précisant que la soirée aurait lieu dans deux
semaines. J’ai décidé aussitôt de ne pas m’y rendre. Par malchance j’ai croisé
Melchior M’as-tu-vu lui-même dans
L’invitation
exigeait le smoking pour les hommes, ce qui s’avéra comme absolument inutile.
Et qu’il fallait arriver à huit heures précises.
Je
suis arrivé en taxi. Directement devant la maison sautait au même moment d’une
autre voiture une de mes connaissances la plus désagréable, Monsieur X., avec
lequel depuis des années nous nous demandons si nous avons encore envie de nous
dire bonjour. Cette fois aussi nous nous sommes mis vite à entrer pour éluder
le règlement de ce problème.
Un
domestique vint nous ouvrir. Nous eûmes tous les deux un geste de recul, car
depuis le jardin un énorme chien méchant se ruait sur nous en sortant ses
crocs, râlant et bavant, avec l’agressivité de qui veut arrêter et mettre aux
fers des assassins cambrioleurs recherchés depuis longtemps. Bien que le
domestique affirmât que ce chien était totalement inoffensif et ne faisait que
jouer, lui-même le chassa avec fureur et des cris répétés : « couché,
Filkó ! ». Le chien s’éloigna mais continua
ses râles redoutables, et dans son regard on pouvait lire : « tu ne
perds rien pour attendre, il faudra bien que tu ressortes de là, je ne te
raterai pas et personne ne pourra m’empêcher de te déchiqueter vivant. ».
La
première impression de l’invité est donc une insulte brutale à son encontre au
moment même où il franchit le seuil de
Contrairement
à l’humour orageux et au ton direct du maître de maison qui vous invite :
« cher ami, faites comme chez vous », Madame, la maîtresse de maison,
n’est que réserve et courtoisie livrée par petites doses. Du sourire crispé
affiché sur son visage, chacun reçoit des doses conformes à sa position
sociale, ou à son heur ou malheur du moment dans
Après
avoir subi cet examen psychique douanier et ayant suffisamment fulminé contre
l’accueil manifestement plus aimable à l’égard de ma connaissance désagréable
qu’envers moi-même, je suis conduit au buffet où je découvre un apéritif et des
petits fours. J’apprendrai par la suite que c’était nécessaire car le dîner ne
sera servi qu’à onze heures, pour la raison que certains invités, dont la
présence est précieuse aux hôtes, ne pourront arriver qu’après le théâtre. J’en
déduis que ces autres invités sont infiniment plus importants que moi.
Autrement c’est eux qui devraient m’attendre et non l’inverse – et
accessoirement, à ceux-là il était permis d’aller au théâtre, on les accepte
quand même, alors que moi, je devais considérer ce dîner comme programme
exclusif, qui m’a coûté en fait deux soirées.
Le
buffet est riche et varié, il faut le reconnaître, ce n’est pas pour rien
qu’ils s’appellent les M’as-tu-vu. Salade russe, moutarde anglaise, crabe
mayonnaise, un sandre gigantesque s’offre au milieu de la grande table, on
reconnaît l’art culinaire du Ritz, mais quel dommage qu’on ait l’impression
d’avoir déjà vu cela, identique, à une exposition gastronomique. Champagne
français et eaux-de-vie coulent à flots. J’hésite longuement, car j’ai faim,
faut-il considérer cela comme le dîner et renoncer à l’autre, il n’y a pas de
troisième possibilité – si on se contente d’y goûter, de grignoter, on reste
sur sa faim jusqu’au petit matin – mais si on se goinfre sous la dictée des
exigences de l’estomac, on ne sera qu’observateur platonique de
Par
conséquent impossible de profiter tranquillement du buffet, je décide
d’attendre le vrai dîner. Il reste à tuer le temps, je finirai bien par trouver
une âme sœur amusante dans tout ce monde. Hélas, non. Quand je découvre un
interlocuteur intéressant, une vieille connaissance ou un inconnu sympathique
au sourire encourageant, le maître de maison dont l’idée fixe est qu’il doit
"s’occuper" de ses invités, et en cette qualité il part de
l’hypothèse que ses invités sont tous des idiots, des retardés mentaux, des
écoliers de la maternelle qu’il faut "mettre en rangs par deux",
rapprocher, présenter, faire parler, chacun selon son métier et ses talents
supposés comme dans quelque laboratoire moderne d’examen de QI – le maître de
maison s’approche de vous, tout simplement il vous arrache à votre compère de
souffrance et dans un cri « holà, ami, on ne se cache pas comme ça »,
il vous traîne ailleurs, vous présente à quelqu’un qui ne vous intéresse pas,
sous prétexte que cette personne serait prétendument avide de vous connaître,
« mon ami, c’est ton plus grand fan, je ne comprends même pas ce qu’il te
trouve ». Et il vous colle ensemble comme une paire de gants, avec un type
affichant un sourire bête, « tiens, il est pour toi, rongez-vous
mutuellement », et déjà il file, mais vous restez là, dans un rictus, vous
n’avez rien à vous dire, et à la fin vous vous détesterez à un point tel que
l’autre deviendra un de ces types qui « me connaissent
personnellement », et si mon nom vient sur le tapis, haussent les épaules
et expliquent que d’accord, celui-là est peut-être éminent dans son métier,
mais en tant qu’homme il est particulièrement ennuyeux et insignifiant, on ne
l’aurait vraiment pas cru.
Et
ce n’est pas le plus grave. Il peut aussi arriver qu’on vous plante devant une
dame totalement inconnue : « écoute, Erna, je te présente l’homme à
la conversation la plus spirituelle de tout Budapest ». Et là on te plaque
avec elle dans un état d’esprit dans lequel le sujet de conversation le plus
spirituel qui te vient à l’esprit te vaudrait au moins trois mois de taule,
qualifié de grave insulte à l’honneur de la personne et incitation au scandale.
Je
préfère errer solitaire et triste, jusqu’à ce qu’une dame fine et charmante me
prenne en pitié. J’ignore qui elle est mais son sourire est encourageant, je
m’approche d’elle, j’engage la conversation, je suis déjà au point de lui
raconter ma vie et même d’ajouter que je n’ai pas encore rencontré l’âme sœur, quand la dame m’interrompt et signale
que malheureusement elle doit partir « car elle était justement le
mort ». Je l’en félicite et je lui souhaite une heureuse résurrection,
mais quand je lui demande la permission de lui rendre visite un jour, elle
n’entend pas, elle a déjà rejoint sa table de bridge.
De
nouveau voilà le maître de maison qui recommence à s’occuper de moi, il me prend
par le bras, il me fait visiter "l’appartement". Il m’explique
longuement les œuvres d’art, sa collection de médailles, il soulève toutes
sortes de méchants tessons avec recueillement, autant de trésors qui lui
rappellent ses voyages, et gare à moi si je ne défaille pas d’émerveillement.
Mais
fort heureusement les heures passent et les amateurs de théâtre sont arrivés
dans un grand fracas.
À
table, à table !
Les
portes vitrées coulissantes s’écartent et le saint des saints de la salle à
manger découvre son ventre profus. Une guirlande de fleurs court autour des
couverts, une série de bouteilles et un vase de fleurs derrière chaque
assiette : le but en est, comme on le comprendra par la suite, que les
personnes assises en face ne puissent pas se voir. Pourtant, pour ma part je
guettais avec avidité mon vis-à-vis, parce qu’en effet, pour réaliser à quel
point on me respecte ici, ils ont placé pour voisin, d’un côté un respectable
professeur norvégien de chirurgie et de l’autre le rédacteur d’un hebdomadaire
satirique japonais. Impossible de changer, les cartons sont placés sur la
table, comme sur les sièges numérotés d’un train spécial.
Assiettes,
plats, ramequins, autant de bijoux, vieilles porcelaines, noble argenterie.
Assurément c’était pratique pour manger des mets anciens, mais moi je m’y
trouve comme dans la fable du renard et de
Mais
qui s’en préoccupe ? Et qui se préoccupe des invités une fois que notre
hôte est enfin de bonne humeur ? C’est maintenant lui qui a envie de
s’amuser, sacré nom d’un petit bonhomme, comme ça lui chante.
Et
ça ne regarde personne comment ça lui chante.
La
conséquence n’apparaîtra qu’au café, dans le salon voisin, lorsque je veux
lever à mes lèvres le champagne servi dans les coupes de cristal taillé, des
gouttes coulent sur mes vêtements quoi que je fasse; les gens me regardent sans
comprendre pendant que le maître de maison se tord de rire, il me
rabroue : je ne fais pas attention, jusqu’à ce qu’on comprenne que ma
coupe était agrémentée de petits
trous dans les motifs taillés, une sorte d’objet "farce" pour piéger
l’invité. D’autres canulars se succèdent sans fin car apparemment l’hôte de la
maison veut faire étalage de sa collection de farces et attrapes plus encore
que de ses richesses en œuvres d’art. La cigarette que l’on m’offre est collée
dans la boîte, la pêche se met à miauler quand je mords dedans, le crayon avec
lequel j’espère noter quelque chose se plie en deux, le cendrier me lance une
aiguille dans la paume de la main avec une décharge électrique, l’appareil de
photo fait gicler de l’eau sur la personne visée et ainsi de suite. La maison
se transforme en un antre de sorcière, elle est piégée, traversée par le
courant électrique jusque dans les moindres recoins. Le bouquet de la soirée,
le plat de résistance sera l’apparition du "cholérique", il a excité
ma gaîté à un point tel que je me suis enfui à toutes jambes, par la porte de
service, en faisant le compte que j’aurai été deux fois dans cette
maison : la première et la dernière fois.
Dans
ma hâte de me trouver enfin à l’extérieur, je m’applique à arracher mon
manteau, ce qui fait s’écrouler tout le vestiaire surchargé.
Ne
t’en fais pas, ta conscience affamée de punition sera satisfaite : Filkó m’attend à l’extérieur, rusé et silencieux, cette
fois il ne se trahira pas.
dÎner chez les cordial
a chose a commencé
par… Mais si je voulais remonter à l’origine, il s’avérerait que la chose a
commencé déjà le jour où mon bon père a fait la connaissance de mon excellente
mère afin de pérenniser en quelqu’un, ma modeste personne, dans un heureux
mélange, leurs inclinations particulières en qui s’épanouira cette inclination.
Mon bon père adorait les nouilles au pavot, mon excellente mère aurait tout
donné pour un millefeuille au fromage blanc et à l’aneth, ces deux facteurs se
sont soudés en un en moi : je préfère par-dessus tout le millefeuille au
pavot.
Lorsqu’un
jour, ou plutôt une nuit de pleine lune inspirant la sincérité, j’ai avoué
cette faiblesse à Madame Constantin Cordial, l’épouse de mon ami, elle a éclaté
de rire, hésité un instant, puis dit : « Écoutez, nous inviterons
quelques amis pour samedi prochain, joignez-vous à nous, pour vous je ferai un
millefeuille au pavot dont vous me direz des nouvelles.
Sur
mes protestations que je ne pouvais pas accepter un traitement de faveur, elle
m’a rassuré. D’abord, ce millefeuille sera si délicieux que même ceux qui ont
juré d’éviter ce dessert pour la vie n’y résisteront pas. Deuxièmement, elle
aimerait bien me consulter sur les autres personnes à inviter, non qu’elle
doute de son propre tact et sa connaissance en matière de psychologie. Mais
chacun se sent le plus à l’aise quand il se trouve en compagnie de personnes de
goûts et de tempérament semblables, ayant des préoccupations voisines, dont on
peut supposer qu’ils se comprendront, dans leur attitude devant un millefeuille
au pavot bien préparé et auront du plaisir à passer une soirée ensemble.
Ainsi
fut fait.
Conséquence
de l’heure d’arrivée indiquée sans précision sévère, les invités se
présentèrent à peu près tous en même temps, en s’adaptant à l’heure naturelle
des dîners, sans les calculs pénibles pour éviter d’arriver trop tôt ou trop
tard. Ce genre de calcul, quand le carton invite à une précision digne des majestés
gâche généralement l’ambiance des premières minutes, car personne ne veut
précéder les autres avec l’idée fixe d’une fausse politesse en tête :
comme les deux légendaires messieurs parisiens qui se trouvent depuis deux ans
devant une porte engageant l’autre à entrer le premier.
Sur
place je trouvai quantité de bons amis authentiques. Ils m’accueillirent avec
un rire bruyant, c’est le maître de maison qui s’était soucié de les mettre de
bonne humeur à mes dépens. En effet, cinq minutes avant mon arrivée il avait
rapporté une anecdote qui circulait sur moi, selon laquelle un de mes amis
aurait dit à sa femme : « J’aimerais sortir, mais je n’ose pas car
Frici a promis de passer, et vu qu’il est distrait, il risque de l’avoir oublié
et de passer par hasard. »
Bien
que cette petite anecdote me visât, soulignant mon manque de fiabilité, non
seulement la moutarde ne me monta pas au nez et je ne flairai aucune atteinte à
mon crédit, mais je ris de bon cœur avec les autres. La blague était
sympathique, se non e vero,
e ben trovato, déjà je me sentais à l’aise, dans
cette maison on ne risquait pas de me gêner par excès de flatteries, je
pourrais en revanche marquer des points en contribuant à la bonne humeur.
Avant
de dîner les enfants entrent. Personne ne les a invités, mais on ne les a pas
non plus dissimulés dans une sorte de monde inférieur comme s’ils n’existaient
pas. Ils sont gais et propres, très naturels, ne geignent pas, ils ne se
mettent pas non plus en avant, personne ne les produit, ils ne servent pas à
amuser la galerie, en revanche ils se réjouissent de la bonne humeur des
adultes. Qui a déjà remarqué à quel point il est plus gentil de faire rire les
enfants que de rire des airs importants des enfants vieillis avant l’âge ?
Tout
d’un coup ils disparaissent, le souvenir de leur rire léger flotte encore dans
la pièce pendant des minutes.
On
ne sert pas d’eau-de-vie avant le dîner, on sert en revanche un excellent
vermouth qui ne tord pas l’estomac et n’abîme pas les sucs de digestion en
train de naître. Le vermouth est un apéritif naturel. Mais si quelqu’un préfère
vraiment les alcools forts, il trouvera du genièvre ou du marc, les meilleurs
régulateurs. Ces verres sont servis au salon, accompagnés de cigarettes
aromatiques légères ou de gâteaux salés. On trouve partout des cendriers, sur
l’accoudoir des fauteuils, fixés avec un ruban, aussi des briquets de table et
autres ustensiles. C’est bien pensé, on n’est pas obligé de faire attention,
mais on n’est pas obligé non plus de faire attention à vous, on ne pousse
devant vous, sous vos pieds ou au-dessus de votre tête aucun récipient,
chiffon, brosse ou autre mécanisme protecteur de propreté qui vous font vous
sentir un animal souillé dont il convient de protéger le logement des hôtes,
puisqu’il n’est habitué qu’aux étables. Certaines maîtresses de maison ont un
instinct maternel si développé qu’elles veulent éduquer tout le monde, c’est
plus fort qu’elles. Elles vous avertissent de vous essuyer les pieds, de ne pas
nous asseoir là, car cela risque de s’écrouler, de ne pas chiffonner la nappe
et de ne pas faire tomber
Mais
c’est une vieille histoire, d’ailleurs le rince-doigts n’est plus à la mode,
cette survivance des temps où les maisons ne disposaient pas encore de salles
de bains et de lavabos. Au demeurant ce n’est plus la mode non plus de
s’approcher du dîner en grande pompe, avec au bras la dame désignée, à la façon
d’une marche nuptiale. Le placement nominal n’était pas une mauvaise coutume
sous réserve de ne pas le respecter à la lettre : ce carton n’est pas une épitaphe
pour indiquer qu’ici gît untel ou unetelle, jusqu’à la résurrection, jusqu’au
lever de table. Quelle chance, n’est-ce pas, que lorsque Constantin Cordial a
l’idée de discuter un point avec moi pendant le dîner, il peut s’installer à
côté de moi, permettant par là même à l’avocat myope, au pince-nez, de
s’approcher de la veuve blonde, jusqu’à remarquer les lignes raffinées de ses
mains blanches et sourire du visage tourné vers lui, et d’ici un an une famille
de plus où je pourrai me faire inviter.
Je
me réjouis également du hors-d’œuvre, de cette innovation au royaume de la
gastronomie, que l’on sert ici pour la première fois. En général les gens
n’aiment pas les plats originaux, ils préfèrent se tenir à des mets connus,
anciens, fiables, mais les hors-d’œuvre composent un chapitre à part du menu.
C’est dans le hors-d’œuvre que le chef peut exprimer sa créativité. Le talent
dramaturgique d’un auteur se manifeste aussi ou au premier acte ou jamais. Ici,
au premier acte, viendra peut-être l’instant à partir duquel il ne dépend plus
de moi si je veux me concentrer sur la pièce – c’est la pièce qui dirige la
concentration, qui emporte, qui a affaire gagnée auprès de moi.
Et
maintenant un aveu important.
Un
vieux secret.
Mesdames
et Messieurs, je veux parler de la serviette de table.
Vous
ne croirez pas à quel point cette maudite serviette de table peut me faire
souffrir. Elle me glisse constamment des genoux. Elle repose sournoisement et
coquettement dans mon giron, telle un personnage du sexe faible. Elle ne fait
qu’attendre que je lève les bras pour saisir les couverts, elle profite de cet
instant pour glisser silencieusement et obstinément par terre. Je ne comprends
pas comment elle le fait, comment elle peut m’échapper dès que je relâche ma
surveillance, elle s’enroulerait en un serpent vivant, elle sifflerait et me
tirerait la langue, pour disparaître en ondoyant sinueusement. Elle a
d’ailleurs souvent disparu, je vous le jure, elle fut retrouvée dans la pièce
voisine, cachée sous le tapis. J’ai tout essayé, je l’ai serrée entre mes
genoux, j’ai essayé de la fixer avec une épingle. Rien à faire. Quand je tends
le bras pour la prendre, elle n’y est plus.
C’est
chez les Cordial que j’ai compris la cause de ce mystère. Apparemment ils
avaient compris aussi la cause de ce phénomène, et ils y ont remédié.
La
solution est simple. C’est l’œuf de Christophe Colomb.
Il
ne faut pas que les serviettes soient glissantes et empesées. Une serviette
doit être douce et légère, alors elle ne glisse pas des genoux, elle se blottit
dans votre giron comme une épouse amoureuse.
Et
ainsi pour tant de choses.
Une
atmosphère agréable baigne tout le repas.
Les
hôtes aiment également les mets servis, ils les dégustent avec plaisir, ils ne
les louent pas et ils ne forcent pas les louanges d’autrui, ni par des
interrogations, ni par cette autre méthode que l’on rencontre quelquefois
(« fishing for compliment ») : le
maître de maison dénigre et blâme tout, tout serait raté aujourd’hui selon lui,
il vous prie de surtout ne pas en prendre, c’est tout juste qu’il ne vous
arrache pas l’assiette des mains pour la balancer par la fenêtre, on doit le
supplier à genoux pour la garder et jurer que vous trouvez tout excellent. Chez
Constantin Cordial on ne parle pas, on agit. Bacchus et Pomone aussi
attachaient plus de valeur au sacrifice qu’à
Nous
restons encore longtemps après le dîner, nous attendons aussi le parfait et les
saucisses, car nous trouvons beaucoup de plaisir dans la découverte de nouveaux
jeux de société. Cette coutume, depuis la naissance de quelques jeux
franchement inventifs et intéressants, est revenue à la mode dans les
compagnies où l’on évite les cartes et les commérages. J’y reviendrai ailleurs
et à part. J’écrirai peut-être un jour une étude sur la psychologie des jeux de
société.
En
prenant congé de Madame Cordial, nous nous sommes demandé comment il se fait
que dans certaines maisons on se sente si bien et dans d’autres si mal. Je lui
ai promis d’essayer de noter mes observations sur le sujet. Dans le présent
petit cahier, j’ai essayé de tenir ma promesse. Et contrairement aux habitudes
qui placent les recommandations au début d’un ouvrage, pour ma part c’est en
clôture que je dédie mes lignes à Constantin Cordial et son aimable famille.
Et
maintenant je passe la parole aux experts.
l’art de
l’hospitalitÉ
L’unique
œuvre que le poète et grand sage de la table mise Brillat-Savarin, que son
traducteur hongrois Zoltán Ambrus[13]
appelle le philosophe de la gastronomie, qu’il a offert en cadeau à l’humanité
aimant la vie, est introduite par quelques aphorismes. Il écrit parmi d’autres
sur le métier de cuisinier qu’il est possible de l’apprendre, mais pour l’art
de la pâtisserie il faut être né. L’hospitalité est également un art de cette
sorte. Impossible de l’apprendre, il faut y être né et il faut l’aimer. Il
nécessite talent, savoir, désir, goût, inventivité et cœur. (Le cœur peut
éventuellement être remplacé par une bourse portée au niveau du cœur, bien
remplie, et prête à être sacrifiée sur l’autel de l’hospitalité.)
Comme
tout art ou métier, la cuisine, la pâtisserie, ainsi que le savoir recevoir ont
leurs cultivateurs, maîtres, leurs artistes, tout comme leurs dilettantes, leurs
incapables.
invitation
Avant
d’inviter, notre première question sera : qui inviter, combien et dans
quel but ?
Qui ?
Faut-il les sélectionner pour mettre ensemble des personnes de même vocation –
ou au contraire, les personnes les plus diverses, mais ayant toutes un point
commun – un même intérêt, artistique, sportif ou tout autre, à défaut une
communauté d’inclinations à l’égard des joies de la table – afin d’assurer la
continuité et le haut niveau de la conversation autour de la table.
Pour
un vraiment bon dîner où faire valoir les joies culinaires tout en assurant une
conversation digne d’elles, il ne faut pas placer plus de huit personnes autour
de
Le
nombre huit semble optimal. Pour huit personnes il suffit de compter un plat
pour chaque mets ; le présenter ne prend pas trop de temps, mais si le
nombre des invités dépasse dix, il convient de présenter chaque mets réparti en
deux plats. Une bouteille de vin ou de champagne suffit pour remplir une fois
chaque verre pour huit personnes, ce qui est important si l’on accompagne
chaque plat d’une boisson différente.
Mais
il n’est pas indifférent de savoir pourquoi on invite.
Le
fait que nous ayons été nous-mêmes été invités chez les M’as-tu-vu ou les
Cordial n’est pas une raison suffisante. Invitons-les parce que c’est en leur
compagnie que nous souhaitons passer une bonne soirée, et nous désirons
également de bon cœur qu’ils se sentent bien chez nous. Notre vœu est
d’embellir leur vie, la rendre plaisante et agréable pour quelques heures, en
somme, leur faire plaisir !
C’est
de l’art pour l’art ![14]
Il
peut exister des occasions de recevoir, quand manger et boire n’est pas
l’essentiel, le principal est "d’être ensemble". Mais même à ces
occasions il est important de veiller à la façon de recevoir les invités, quoi
et comment servir à manger, comment les entourer. Autant d’opportunités où
l’hôte ou l’hôtesse peuvent exercer leur savoir-faire, ou au contraire, ont du
mal à dissimuler leur maladresse.
L’invitation !
Il est presque incompréhensible que les débats continuent pour savoir s’il est
permis, s’il est bien comme il faut, d’inviter quelqu’un par téléphone, ou à
l’opposé s’il n’est pas au détriment de la simplicité d’envoyer pour un dîner
un carton d’invitation. Il est difficile de trancher ce débat. Les partisans du
téléphone ont pour eux le confort et
Ce
problème est facile à résoudre en observant la ponctualité.
Invitons
donc à une heure, voire une minute, précises, mais n’invitons pas "pour
dîner", ce qui peut vouloir dire plus tôt ou plus tard, et soyons
nous-mêmes tout à fait prêts à l’heure dite : la toilette, la table et le
dîner ; et lors de l’invitation ne manquons pas de faire comprendre
comment nous serons vêtus ou dans quelle tenue nous les attendons. Des tenues
très différentes ne sont agréables ni aux hôtes ni aux invités, au demeurant,
s’il ne s’agit pas d’intimes, il est délicat de poser des questions sur
l’arrivÉe
des invitÉs
our meubler le moment
du rassemblement avant le dîner, préparons quelques bouchées légères, sans
qu’elles coupent l’appétit : fouaces, petits fours, gâteaux salés, afin de
ne pas boire à jeun les boissons servies. Dès ce moment nous nous heurtons à
une difficulté : quoi offrir dans ces minutes qui précèdent le
dîner ? La question fait l’objet de sérieux débats. En matière de boissons
il existe des adeptes de la bière, ceux des cocktails, du vermouth, des
eaux-de-vie, pour ne mentionner que les partis les plus puissants. Je ne me
permettrais pas d’arbitrer. Pas même de distribuer des conseils. J’apporterai
seulement un avis. Peu importe quoi servir, mais pas de bière ! Gardons la
bière pour plus tard – au moment de s’asseoir à table. Un ou deux petits verres
d’alcool fort stimulent puissamment l’estomac, augmentent sa capacité, le
préparent avec succès à la performance accrue qu’on lui demande ce soir-là,
mais agit aussi favorablement sur la préparation de la bonne humeur, ravive le
fonctionnement cérébral, la libération de la parole.
La
question de la température des locaux n’est nullement à négliger. Il convient
de songer au décolleté des dames, il n’est donc pas permis de trop baisser la température
de la salle à manger, sans trop la chauffer non plus, car elle va augmenter
tout au long du dîner.
Pendant
la période chaude de l’été, en particulier lors des réceptions dans la journée,
il est possible de combattre la chaleur avec succès par l’emploi de ce qu’on
appelle la glace sèche (neige carbonique). Néanmoins il convient de veiller au
danger de refroidissement. N’installons jamais des disques de neige carbonique
(interdiction de la toucher à mains nues) trop près de la table, encore moins sur
la table ou sous la table.
principes
gÉnÉraux
C’est
seulement à des occasions tout à fait intimes, à de très petits dîners modestes
qu’il est conseillé de se passer de carte de menu. Autrement ce petit indicateur
des mets est chose pratique. Il stimule l’appétit des invités, suscite leur
intérêt et permet de bien répartir son appétit.
Il
existe deux principes obligatoires de styles différents : l’un, celui du
respect de certaines proportions, l’autre celui du crescendo des plaisirs.
J’entends
sous le premier principe, c’est-à-dire qu’il ne doit pas y avoir de
disproportion dans les services, que l’environnement (lieu de l’accueil et du
repas, présentation de la table, fleurs décoratives et carte du menu) le nombre
et la qualité du personnel de service, la tenue des invités, doit correspondre
en matières de niveau, de qualité et de sophistication, aux mets servis ainsi
que les boissons, café, tabacs qui les accompagnent, et la qualité de ces
derniers entre eux.
Ne
servons pas un plat de tous les jours, même exceptionnellement bien préparé,
dans de la fine porcelaine de Sèvres, ne versons pas du Tokaji,
du Mouton-Rotschild ou du Johannisberger-Auslese[15]
dans d’épais verres à eau, ni du picrate dans des coupes de Baccarat,
n’imposons pas de queue-de-pie si nous invitons les amis pour un pörkölt[16],
ne plaçons pas d’orchidées sur la table si c’est uniquement en fleurs que nous
recherchons ce qu’il y a de plus rare, de plus cher, tandis qu’en plats et en
boissons nous comptons rester modestes. Bref, il convient de donner un
"style" à notre accueil. Les cigares Média peuvent être considérés
par certains comme excellents, voire solennels, mais si nous commençons le
dîner par du caviar, et si nous le continuons par un chapon engraissé ou un
cuissot de chevreuil à l’anglaise, et si nous le terminons par des gougères, si
nous les accompagnons de Tokaji et de Pommery – il est absolument obligatoire de continuer et
conclure dignement un tel dîner en café, cognac, liqueurs et tabac.
Le
deuxième principe prévoit le crescendo des plaisirs. Il ne faut pas qu’il ait
de rechute. Il convient d’offrir du bon, puis du meilleur, suivi d’excellent.
Je cite ici Brillat-Savarin : « L’ordre des plats commence par les
plus lourds et se poursuit par de plus légers. En boissons ce doit être
l’inverse : commençons par des plus légers et passons à de plus en plus
corsées et savoureuses. » Si j’accepte facilement ces prescriptions en
matière de boisson, je fais respectueusement appel concernant l’ordre des
plats. Les mets doivent s’ennoblir crescendo jusqu’au plat royal prestigieux
qui est le rôti, ensuite on peut entamer un decrescendo, se terminant en
évanescence au café.
Le
vieil adage "varietas delectat"
se rapporte précisément aux joies de
Ne
répétons donc jamais un même poisson, crabe, volaille, gibier, etc., ni comme
matière de base, ni comme garniture de plats différents.
Varions
les plats chauds et froids et leur façon de cuisson (à l’eau, à l’étouffée,
frits, panés, etc.), au naturel ou accompagnés d’une sauce. La préparation des
sauces exige une attention toute particulière, quant à leur diversité, leurs
ingrédients, couleur, saveur et consistance. En général évitons la répétition
d’un ingrédient, d’une saveur ou d’une couleur dans le cadre du même repas.
Comme
en toute chose, en matière de pain également, essayons d’éviter le standard. Ne
nous attachons pas trop à nos habitudes de bretzels et petits pains. Un pain
fait à la maison, pétri à la main par exemple, offre un plaisir exceptionnel
aux victimes quotidiennes des boulangers.
Cherchons
ce qui distingue du quotidien, de l’habituel. Ceci vaut aussi pour les plats.
Mais là faisons très attention. D’autant plus attention que nous servons moins
de plats.
N’hésitons
pas à renoncer aux longues séries interminables de plats, servons plutôt un
plus petit nombre de plats, mais bien choisis, soigneusement préparés.
Voici
la constitution d’un repas moyen, sans luxe, mais pas trop modeste :
soupe, hors-d’œuvre, plat principal, dessert, fine bouche. Cela peut être
enrichi en servant avant la soupe une mise en bouche variée froide, ou en
insérant entre le hors-d’œuvre et le plat principal une ou deux entrées :
plats de viande, ragoût ou terrine ou, après le plat principal, un plat de
légumes autonome (asperges, chou-fleur, artichaut, champignons, céleri) comme
les Français, et enfin, il est possible d’enrichir la fin du repas en
multipliant la variété des gâteaux et pâtisseries.
la table
es
couverts ne doivent pas être trop près les uns des autres – mais pas trop loin
non plus. Il convient de laisser entre eux
suffisamment de place pour que chaque convive puisse s’installer et manger
confortablement, et que la domesticité puisse présenter le plat à chaque
convive, sans gêner le voisin de la personne servie, ou sans que le plat (qui
surtout dans le
La
table doit être couverte d’une sous-nappe molle en feutre ou en drap,
recouvrant tout juste la table, sans dépasser, et d’une belle nappe de lin bien
repassée, avec dessus un napperon brodé pas trop coloré, et des serviettes de
table pas trop petites (65x65 cm), qui ne doivent pas être repassées brillantes
et empesées pour qu’elles ne puissent pas considérer genoux et girons comme des
patinoires.
Les
chaises, si possible confortables (puisqu’on restera assis dessus pendant des
heures), doivent être choisies ni trop basses ni trop hautes. La hauteur des
chaises doit être proportionnée à celle de la table, car toute disproportion
nuirait au confort, or un manque de confort nous rend tendu et mal à l’aise –
souvent sans même en apercevoir la vraie raison.
Il
va sans dire que la table n’est belle que si elle est homogène. La nappe et les
serviettes doivent être assorties, l’argenterie, de même que les porcelaines ou
les verres doivent sortir du même service. Ne chargeons pas la table de trop de
verres.
Préparons
du sel et du paprika à côté de chaque couvert ou partout entre deux couverts.
La mise éventuelle de cure-dents sur la table est déjà plus problématique. Se
curer les dents tout comme se moucher le nez à table n’est sans aucun doute pas
de bon goût. Mais la gravité du mauvais goût dépend de la façon dont on exécute
cette opération parfois inévitable. De nombreuses personnes ont besoin de
cure-dents, et si elles attendent le moment de quitter la table, on n’a rien à
leur reprocher au nom de l’étiquette, par conséquent il n’est pas interdit de
préparer à leur disposition des cure-dents en étui de papier, à l’ombre de
l’assiette.
Qu’il
me soit permis, au nom des amis de la table, de profiter du moment pour
demander à nos dames de ne pas utiliser des parfums trop capiteux pour se
mettre à table. Il arrive parfois que la fragrance la plus raffinée mais
exagérément dosée gâche les joies les plus nobles de la table.
Ne
dressons jamais une table sans fleurs, en l’occurrence des fleurs vivantes.
Elle ressemblerait à un oiseau dépouillé de son plumage. En revanche
n’utilisons pas de fleurs trop odorantes, ni de fleurs qui fanent rapidement,
parce que des fleurs fanées rappelleraient le temps qui passe, le
dépérissement, vers la fin du dîner.
Le
décor floral ne doit pas empêcher par sa hauteur les personnes en vis-à-vis, de
se voir, ou alors, placé dans un vase haut, il doit couvrir la table tel un
parasol, permettant de bien se voir en dessous.
Disposons
derrière les couverts autant de verres que de boissons, et en tout cas un verre
à eau en plus. Il n’est pas nécessaire de placer les types de verre dans
l’ordre des boissons servies. Il convient mieux de tenir compte de leur taille,
afin de faciliter le service de les remplir par la droite, en évitant qu’un
verre plus haut incommode le remplissage d’un plus petit verre à sa gauche.
placement
Si
nous "plaçons", le mieux est de disposer des petits cartons sur les
couverts – chose inutile pour une table de huit à dix personnes. C’est l’hôte
ou la maîtresse de maison qui désignera sa place oralement à chacun.
l’heure
De
grandes agapes ne doivent pas commencer tard le soir, il convient de laisser du
temps aux convives pour digérer, et veillons qu’il y ait un nombre suffisant de
domestiques pour faire défiler le long alignement des plats de façon suivie.
Veillons
à ce qu’un même mets, si la société est nombreuse et on le présente dans
plusieurs plats, soit servi en même temps à tous, et qu’on change d’assiette à
tous simultanément, au moment où tous les convives ont terminé le plat
précédent. L’instant opportun n’est pas toujours facile à attendre, car il
arrive que tous les convives soient prêts sauf un retardataire, celui
éventuellement qui amuse la compagnie par ses saillies. Dans un tel cas, sauf
si la conversation est vraiment générale, on doit malgré tout finir par se
résoudre à changer les assiettes.
le
service
J’avoue
que je ne suis pas favorable à une allure trop accélérée du service, comme cela
était de rigueur dans les déjeuners de
les
hors-d’Œuvre
La
préparation des mets fait l’objet d’ouvrages spécialisés, je l’aborderai
peut-être dans un livre à paraître ultérieurement. Néanmoins il me semble qu’il
ne sera pas inutile de délivrer quelques conseils en matière de hors-d’œuvre ou
de desserts, en mettant l’accent, non sur le quoi mais sur le comment.
Bien
que nous soyons riches en mets variés, certains composants nécessaires pour un
hors-d’œuvre parfait manquent chez nous (en particulier à l’époque de misère
actuelle), soit totalement, soit s’il s’agit d’articles d’importation luxueux,
au prix disproportionné, soit s’ils ne peuvent pas arriver dans notre cuisine à
l’état aussi frais que souhaitable.
les
entremets
Ce
que nous servons doit être aussi léger, aérien, que possible. En dessert chaud
on peut recommander les délicieux soufflés, les puddings légers, éventuellement
une omelette parisienne, dite surprise. Les entremets froids sont plus longs à
énumérer : parfaits, sorbets, coupes de glaces, crèmes, charlottes,
gâteaux, pâtisseries diverses. Ces derniers temps il est à la mode
d’accompagner un entremets froid, en particulier les parfaits, d’un coulis
chaud ou tiède (punch, chocolat, fraise, etc.). Ceci est très recommandé, cela
augmente la variété des harmonies de saveurs.
les
desserts
ous remarquerez que je
parle de desserts, plutôt que de prendre position ouvertement dans la question fruit ou fromage. Si dans ce débat je ne
prétends pas arbitrer, je ne tairai pourtant pas mon point de vue. Le
voici :
Il
est vrai que la règle de la variété voudrait que les entremets soient suivis
par des fromages, afin de laisser la victoire, ou le dernier mot avant le café
à la douceur des fraises des bois ou à l’arôme des abricots ou à la saveur
d’une poire juteuse. Oui, mais si nous avons envie de boire encore un verre de
vin ou une coupe de champagne avant de quitter la table et de passer au salon
pour le café, ce dernier verre n’est-il pas plus agréable après un morceau de
fromage que sur les fruits ? Par conséquent je préconise les fruits d’abord
et le ou les fromages ensuite, pour permettre aux amateurs de tartiner le
camembert ou le brie bien faits sur un quartier de pomme Calville jaune doré
soigneusement pelé.
En
fruit, les plus beaux, les meilleurs, ou en
Mais
des fromages dans tous les cas, à tout prix ! Brillat-Savarin nous
enseigne qu’un dessert sans fromage est comme une jeune fille en fleur, née
aveugle.
les
boissons
En
parlant de l’arrivée des invités j’ai mentionné le rôle joué par les apéritifs,
et j’ai dit qu’à mon avis il vaut mieux servir la bière à table. De nombreuses
personnes pensent que la bière est plus importante que la soupe, et après les
combats préliminaires, il n’est pas mauvais de se rafraîchir, avant de faire
l’assaut du dîner. Brillat-Savarin étant ma référence, qu’il me soit permis de
me répéter et de l’évoquer une nouvelle fois : il prescrit un crescendo
des boissons selon leur arôme et leur teneur en alcool, à juste titre, je
dirai : comme une vérité éternelle et incontournable. Il n’est pas
possible d’émettre des règles générales ou des normes pour savoir quelle
boisson accompagne mieux un plat donné. Vu la multitude des plats, cette tâche
confinerait à l’impossible. Un vin doux, Tokaji, Szamorodni, Sherry, Madère ou Porto accompagnent bien la
soupe, un petit verre d’un demi-décilitre. Servons ensuite, selon l’abondance
du repas, un verre
cafÉ,
liqueurs
Le
café qui doit être de la responsabilité toute particulière de l’hôte et qui,
d’après la vieille recette, doit être aussi noir que l’enfer, aussi brûlant que
l’amour et aussi doux que le baiser d’une belle femme, se doit d’être
accompagné d’une bonne eau-de-vie ou d’un bon cognac, ou pour les dames d’une
liqueur pas trop forte.
De
l’eau bien fraîche, naturelle ou gazeuse, doit se trouver à portée de la main
des convives.
pour
finir
J’ai
le sentiment d’être redevable au lecteur qui a été assez aimable et patient
pour me lire.
Je
lui dois un aveu !
Les
recommandations que j’ai pu lui transmettre dans ces quelques pages n’épuisent
nullement le sujet. Moi-même j’ai été étonné de la quantité d’idées qui se
bousculaient sous ma plume quand je me suis mis à écrire. Mais j’ai dû faire
des concessions et me contenter d’écrire seulement ce qui rentrait dans ce
petit livret.
J’ai
renoncé à y mettre des détails, des explications plus larges, et
particulièrement le chapitre concernant le mode de succession des plats.
Mais
je ne les jette pas !
Si
je rencontre un intérêt, je les ferai peut-être paraître ultérieurement.
Mon
but n’est nullement d’enseigner ou d’éduquer. Il s’agit de discuter doucement
des joies de la table avec ceux qui possèdent le sens nécessaire du mieux
vivre ; et ceux que le sort a privés de ce sens précieux, je voudrais les
gagner aux plaisirs de la table.
Car
les menus plaisirs font les grands bonheurs par les temps qui courent.
[1] Károly
Gundel (1883-1956). Célèbre restaurateur. Il a fondé
un restaurant encore extrêmement réputé aujourd’hui. Il a écrit des ouvrages de
gastronomie.
[2] János Arany (1917-1882). Très
grand poète hongrois.
[3] Allemand déformé :
« Maman, alors je vais dormir, les invités vont partir. »
[4] Historien du Ve siècle.
[5] Bendeguz :
roi des Huns, père de Attila.
[6] Saint Gall : missionnaire
irlandais du VIIe siècle qui aurait donné du pain à un ours.
[7] Bálint
Török (1502-1550). Comte hongrois victime des Turcs.
[8] Theodor
Dreiser (1871-1945). Écrivain américain naturaliste. Sinclair Lewis
(1885-1951). Écrivain américain, premier prix Nobel de littérature américain en
1930.
[9] Pastiche d’une citation du
troisième acte, scène 2, de "Jules César" de Shakespeare, mais c’est
Antoine, qui la dit.
[10] Allumettes de sûreté
[11] Poème épique de Mihály
Vörösmarty (1800-1855).
[12] Citation du troisième acte,
scène 1, de "Jules César" de Shakespeare, mais c’est Casca, l’un des conspirateurs qui la dit.
[13] Zoltán
Ambrus (1861-1932). Écrivain hongrois, critique,
traducteur.
[14] En français dans le texte.
[15] Vin du Rhin (riesling), du
domaine viticole de Reingau, près de Mayence, dont la
réputation remonte à Charlemagne
[16] Le vrai nom hongrois de ce qu’on
appelle goulache en français.
[17] "Sang de taureau
d’Eger"
[18] "fillette"