Frigyes
Karinthy : Recueil "À ventre
ouvert"
Duel au
XXVe siÈcle
- C'est exactement ce
que j'attendais, me suis-je écrié ce soir-là,
enchanté.
Cela faisait trois jours que je
flânais dans le monde merveilleux d'Acropolis en compagnie de Paolo 34.
Je ne me souvenais guère du bac de congélation dans lequel
j'avais passé près de cinq siècles, jusqu'à ce
qu'un beau jour d'automne de l'an 2427 un de mes arrières arrière
petits fils à qui j'avais confié cette tâche par testament,
me décongèle.
Paolo
- Je ne parle pas des
prodiges de la technique, de la ville à neuf étages, de ses
boulevards à mille mètres de hauteur, de ses bouches à feu
volantes et de ses machines sophistiquées. Tout cela j'ai à peu
près pu le calculer et le prévoir, et j'avoue que je n'en
attendais pas la rédemption du monde. L'homme est à la fois corps
et âme, or un prodige de la technique ne peut racheter que le corps.
C'est à l'harmonie de l'âme, à la victoire de la
civilisation, que j'aspirais, c'est la magnifique victoire de la Paix,
l'idéal d'une communauté humaine solidaire qui m'a attiré
ici. Et maintenant je me sens rassuré, j'ai l'impression que j'ai bien
choisi ce lieu, je peux rester.
Paolo
- La paix ? Oui, nous avons
la paix. Mais à quoi l'avez-vous vu ?
- À quoi ?
Sacrée espèce que la nôtre ! Seuls des signes
négatifs permettent de constater la paix, tout ce qui dans cette ville
manque à mes yeux accoutumés aux armes, à la mort, aux guerres
et aux luttes meurtrières pour la survie. Je n'ai pas vu de soldats, je
n'ai pas vu d'armes, aucun juron grossier n'a blessé mes oreilles,
aucune voix despotique ne m'a effrayé, ne m'a poussé à
Paolo
- Oui, sans doute… Le
ton et la manière ont indubitablement progressé au cours des
derniers siècles. Mais je ne comprends toujours pas ce qui vous permet
d'en conclure que la lutte pour la vie est parvenue à un
équilibre ?
J'étais contrarié.
- Comment ? Je ne vous
comprends pas ! La lutte pour la vie, le meurtre et la mort, la mort du
plus faible… Où est tout cela dans la brillante atmosphère
de cette civilisation ?
Paolo
- En ce qui concerne la
civilisation, vous pouvez avoir raison. Seulement nous cherchons la
civilisation dans le comment, la forme, dans le ton et la manière dont
je parlais tantôt. C'est peut-être ces manières
transformées qui empêchent vos yeux inexpérimentés
d'apercevoir l'essentiel…
- L'essentiel ? Quel
essentiel ? Vous ne voulez tout de même pas dire que…
- L'essentiel que vous
connaissez aussi bien que nous – poursuivit Paolo 34, en me fixant
intensément.
- Je ne comprends pas.
Il réfléchit.
- Attendez. Vous allez
comprendre.
Il siffla et une voiture
tubulaire se présenta devant nous. Une explosion, et deux secondes plus
tard nous étions au niveau du sol de
- Où sommes-nous ?
Plutôt que de
répondre, Paolo 34 s'adressa à un huissier emplumé d'une aigrette,
en habit noir.
- Combien y aura-t-il de
tirages au sort ce matin ?
- Trois.
- Quand le prochain ?
- Dans quelques minutes.
- Bien. Ça me laisse
le temps d'introduire mon invité en salle d'opération.
- Des tirages au sort ?
Une salle d'opération ? – j'ai suivi mon guide avec
étonnement.
Nous sommes entrés dans
une halle bien éclairée. Deux podiums ornés
s'élevaient en son milieu avec, au centre, deux espèces
d'armoires transparentes. Dans ces armoires de verre, un lit ou une chaise
longue ou peut-être un catafalque, recouvert de velours noir, je ne sais
pas au juste comment l'appeler. Quelques machines étranges, au mur une
sorte de pendule, deux portes dans le fond, une rouge et une noire.
- Attendez. Vous allez tout
de suite comprendre.
Deux minutes plus tard, deux
employés, l'un en uniforme rouge, l'autre en noir, ont introduit deux
hommes, ceux-ci vêtus de blanc. Tous les deux très pâles
mais souriants. Quelques ordres chuchotés, des dispositions. Puis les
deux hommes se serrent la main, ils s'embrassent. On dirait qu'ils
pâlissent encore davantage. Ils se dirigent près des armoires,
deux auxiliaires les dévêtent complètement. Les murs
latéraux des deux armoires de verre s'ouvrent d'eux-mêmes, les deux
hommes s'allongent, chacun sur son lit, ils s'étirent, ferment les yeux.
Les armoires de verre se referment, puis on entend un faible bourdonnement. Les
deux armoires de verre se remplissent d'une fine vapeur vert mauve à
travers laquelle on n'aperçoit que faiblement les deux corps
allongés.
Paolo 34 me chuchote à
l'oreille :
- La vapeur
somnifère. Tous les deux vont maintenant s'endormir, enivrés de
bonheur… profondément… Ils s'endorment
profondément…
Quelques minutes passent dans un
silence total. Un barbu à lunettes entre doucement. Il regarde sa montre.
Ensuite il parle, sèchement, fort, sur un ton administratif. Les deux
officiels se redressent, se mettent solennellement au garde-à-vous.
- Je vous rends compte que
les citoyens Petrus 129 et Carlos 344 qui avaient requis au
comité central leur tirage au sort vital, y ont été
autorisés et actuellement ils dorment. Préposé aux billes,
faites votre devoir.
Un homme presse un bouton. Je
remarque seulement qu'un des socles des deux armoires de verre est rouge,
l'autre est noir. L'instant suivant une pendule blanche accrochée au mur
se met à bourdonner fortement. Je lève les yeux : deux
billes courent en rond sur le cadran à une vitesse folle. Tout le monde
retient son souffle pour regarder. Les deux billes poursuivent leur rotation,
de plus en plus fatiguées. Elles s'arrêtent.
- Rouge, annonce
solennellement le vérificateur principal. Puis il tend les bras.
- Tout est consommé. Moribund – faites votre devoir.
Une explosion à crever les
tympans. La halle se remplit un instant d'une lumière
éblouissante. Je me protège les yeux. Quand je les rouvre,
l'éclairage est redevenu normal. Tout le monde se tient à sa
place. Je regarde les deux armoires de verre : un cri
d'ébahissement jaillit de ma gorge comme au cirque à la fin du
numéro du prestidigitateur. Dans l'armoire de verre au socle rouge le
corps de l'homme est étendu dans un sommeil profond et doux, alors que
l'autre armoire est vide.
J'agrippe nerveusement le bras de
Paolo 34.
- Où est-il
passé ?
Un sourire triste et
sérieux. Il désigne de son index :
- Là-bas, on
l'emmène.
Un auxiliaire ouvre un petit
tiroir sous l'armoire noire vide. Il y tend une petite urne en verre. Une
poignée
- Exécutant,
l'heureux vainqueur se réveillera d'ici une heure. Vous le ferez sortir
par la porte rouge, vous lui rendrez ses vêtements, ses documents, ainsi
que ce paquet cacheté qu'il a hérité de la partie perdante
décédée.
Puis il se dirige vers nous tout
sourire.
- Ces Messieurs sont-ils
satisfaits ? Quel journal représentez-vous ? À moins
que vous ne soyez de simples parieurs ?
Pendant que je me lève,
hébété, Paolo 34 serre la main de l'administrateur
à lunettes. Il demande avec intérêt :
- Quel était ce
cas ?
L'administrateur hausse les
épaules.
- Rien de très
particulier. Le cas le plus fréquent de nos jours. Ils étaient
concurrents pour un poste où un seul peut accéder. Avec de
surcroît une complication : ils étaient tombés
amoureux de la même femme. L'autorisation leur a été
délivrée sans problème. Dans les conditions habituelles.
Le vainqueur hérite du patrimoine du décédé,
puisque tous les deux étaient sans enfants.
Paolo 34 me regarde de
biais.
- Eh bien ? Vous
commencez à comprendre…
Mon cœur ne cessait pas de
palpiter. J'ai balbutié :
- Oui… Je crois.
L'administrateur m'a
regardé en souriant.
- Vous n'avez
peut-être jamais vu de tirage de vie au sort ?
Paolo 34 a répondu
à ma place avec vivacité.
- Mais si, mais il y a
très longtemps… en des temps où cela se pratiquait encore
très différemment… pas sous la forme d'une action aussi
bien individualisée… non régie avec le sage accord et la
compatissante organisation du pouvoir de l'État… En des temps
où la substance imparfaitement connue de la vie coûtait beaucoup
de souffrances inutiles, cette substance ne pouvait acquérir une valeur
qu'au prix d'erreurs grossières et de fautes annexes inutilement douloureuses…