Frigyes
Karinthy : Recueil "À ventre
ouvert"
Il court
le chapeau
Dessin impressionniste
Le chapeau est assis sur la
tête de Monsieur le Promeneur, discrètement, sans trop attirer les
regards, avec tout juste le quant-à-soi digne d'un chapeau bien
élevé, d'une bonne maison, qui sait qu'il convient surtout de
mettre en valeur la tête qui déambule dessous.
Le chapeau est patiemment assis
sur
Car subitement éclate
l'insurrection.
Sans préavis ni
précédent le chapeau se révolte. Il prend son
indépendance.
D'abord c'est seulement son bord
qui frémit, tout seul, sans que le doigt impérieux du
Maître l'ait effleuré. Le Doigt fait un geste hésitant puis
il renonce honteusement. Et par cette indécision même il compromet
la situation psychologique, de même qu'autrefois Louis Capet de Bourbon
quand il aurait pu encore barrer la route au déluge avec un peu de
détermination s'il avait fait arrêter Mirabeau ou s'il n'avait pas
laissé libre cours à l'Assemblée, ou que sais-je.
Mais il a raté le moment
opportun et il est désormais impossible d'endiguer le destin.
L'instant suivant le chapeau
s'envole de la tête en décrivant une large courbe. De
lui-même. Et il ne se rassoira plus jamais à sa place.
Le chapeau part.
D'abord il se jette à terre
comme pour réunir ses forces. Voyant que quelque chose ne tourne pas
rond, le Maître tente de le rattraper mais le chapeau n'attend pas ce
geste humiliant de l'échine patronale qui se courbe devant lui une
première fois.
D'un grand saut il prend son
élan. Pendant un moment il court sur son assise, puis se retourne sur le
dos. Il hésite un peu mais quand il voit Monsieur le Maître
s'approcher, pourpre de gêne, subitement il se décide. L'instant
génère en son esprit une idée de génie, une
solution technique qui, dans la course qui va suivre, lui assurera la plus
grande vitesse. Un truc comme celui de Nurmi[1]
ou de ce champion de natation qui le premier a compris l'immense avantage du crawl.
Le chapeau se tourne sur le
côté, se lève sur son propre bord. Et maintenant dans cette
position la plus pratique il se met à foncer à une allure folle,
véritable roue endiablée, un vélomoteur.
Et commence la poursuite
infernale.
Le chapeau file calmement,
à un rythme soutenu. Monsieur le Promeneur le talonne. D'abord avec
seulement de petits pas rapides comme ne prenant pas la chose trop au
sérieux : ce n'est qu'une mauvaise plaisanterie, il ne tardera pas
à le rattraper. Ce n'est même pas la peine de le rattraper, cet
insolent chapeau finira bien par changer d'avis et reviendra tout seul ou se
couchera pour l'attendre, apprivoisé, pour qu'après quelques
réprimandes et époussetages il reprenne son poste.
Un instant on pourrait en effet
avoir l'impression qu'il en est ainsi. Le chapeau ralentit, s'arrête puis
se couche, épuisé. Monsieur le promeneur ralentit le pas,
s'approche hautainement et tend la main d'un geste négligent.
Mais le chapeau n'attendait que
cela.
Avant que la main du chasseur ne
le saisisse, d'un geste incomparablement charmant il fait un saut sur le
côté, se redresse et continue sa course à une allure
redoublée. Il contourne une flaque d'eau qui lui barrait la route, il
passe à gué dans la suivante et se dirige tout droit sur une voiture
qui vient en face à grande vitesse. Murmures, cris alentour. Les gens
s'arrêtent, une femme se cache les yeux. Monsieur le Promeneur rougit,
oublie tout et court après son chapeau, ses lèvres
distinguées sifflent des jurons, il est poursuivi par toute une bande de
gamins rigolards, c’est la déroute, l'ambiance s'échauffe.
Prenez garde, pour l'amour du ciel, lui lance une voix de fausset. Mais plus
rien ne peut arrêter Monsieur le Promeneur qui un pas à peine
devant la voiture, des cris rauques coincés dans la gorge, se jette vers
le fauve en fuite. Il reste là, par terre, à genoux, tandis que
le chapeau d'une pirouette élégante lui file ente les doigts et
vire à gauche.
Maintenant il court avec
régularité en gardant la cadence comme un athlète avant la
dernière ligne droite. Il ne force pas. Il a pris le rythme, il
n'augmente pas son avance, il garde le mètre dont il pourra avoir
besoin, ni plus ni moins. Parfois il décélère pour
asticoter son poursuivant. Il le laisse s'approcher en ne se relançant
qu'au dernier instant quand le patron hors de lui, toute honte bue, vacille
à la limite de s'étaler sur le ventre en voulant l'attraper.
Son ego s'amplifie, il se permet
des bravoures téméraires, il défie le danger. Il traverse
aveuglément la chaussée à un cheveu d'un tram, son
poursuivant se cabre.
Un mitron loyal, respectueux de
l'autorité, tente de lui barrer le chemin, lui fait un croche-pied. Le
chapeau fait un saut, le mitron hausse les épaules. Un écolier
ahuri à la vue de la scène s'écarte pour lui céder
le passage, c'est en vain que dix bouches lui crient de l'attraper : une
vision fantastique apparaît en son âme d'enfant sur le Chapeau
Enragé, capable de mordre celui qui le touche.
Et alors, de manière
inattendue, chapeau et poursuivant disparaissent.
Le chapeau s'est blotti sous un
porche ; une minute, des imprécations sous le porche, un cri sourd.
L'instant suivant, Monsieur le
Promeneur sort du porche avec dignité. Le chapeau est là sur sa
tête, son visage est fier et digne, son attitude se transforme, il n'est
plus le même. Il ne regarde ni à gauche ni à droite, il
évite les yeux curieux.
Apparemment ils ont passé
un compromis, un traité, l’entente cordiale.
Une nouvelle constitution est
née.
Monsieur le Promeneur est
persuadé que cette solution heureuse née à la
dernière minute est due à sa poigne et à son sens
politique.
En réalité, c'est
la bourrasque qui s'est apaisée.