Frigyes Karinthy :        Recueil "À ventre ouvert"

 

 

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La cravate

 

- Très élégante, ta cravate ! Tu viens de l'acheter ?

- Oui, ici, rue Váci.

- Elle est très chouette. Bon, salut.

- Salut.

Oui, très belle cravate en effet, pense-t-il en s'éloignant. Au même instant il se voit par hasard dans une vitrine. Il sifflote, content de lui.

Tiens, comme il fait beau, le soleil brille. Ben oui, j'ai bien fait de sortir, de m'offrir plutôt une promenade. Le truc, le machin, d'accord il aurait fallu s'en occuper, mais ça attendra. N'est-il pas mieux de se promener un peu ? On n’est jeune qu'une fois.

Je pense bien. Ça n'arrive pas deux fois. Deux fois, c'est seulement la mort… ou je me trompe ? Ah. L'acacia fleurit deux fois. Vraiment, tous les tracas qu'on a tout le temps. Néanmoins ça n’aurait été pas été plus mal de s'occuper de ce truc. Eh oui, c'est comme ça. C'est justement quand on est jeune et on pourrait jouir de la vie qu'il faut trimer et lutter, se refuser des choses, renoncer à tout, pour arriver à quelque chose dans la vie… pour devenir quelqu'un… N'est-ce pas mal fichu ? La vie… la vie est promenade, insouciance, joie, amour… en un mot, la jeunesse. Pourtant dans la société c'est carrément le contraire. La jeunesse est travail, souffrance, lutte pour la réussite… bref… Ce n'est pas bien. Comment on dit déjà ? Il existe une sagesse là-dessus. Ah oui : "Une vie est parfaite si l'âge d'homme réalise pour la vieillesse ce que la jeunesse s'était fixée comme but". Bof, on ne peut pas en tirer grand-chose.

Pourtant elle est vraiment chouette, la petite, comment déjà ? Irène. Csókai l'a bien dit. Ah non, il ne parlait pas d’Irène… il parlait de la cravate… Très juste, une chouette cravate.

Mais Irène est chouette, elle aussi. Bien sûr, Irène, la petite Irène. Pourquoi elle me vient à l'esprit ?… Comment ose-t-elle débarquer comme ça dans mes pensées ?… Cette petite délurée, capricieuse, insolente… Voilà qu'elle débarque et puis elle s'installe dans mes pensées.

Comme ce serait gentil si maintenant, tout d'un coup ils se rencontraient. Si elle venait en face.

Comme ça, sur mon trottoir, tout d'un coup elle viendrait en face. Ce n'est pas moi qui la verrais, c'est Irène qui me verrait la première. Alors, mon petit Imre, on ne remarque plus les gens ? Ah, comme je suis contente de vous voir ! Et nous ririons tous les deux. Vous êtes un drôle d'individu ! Pourquoi n'êtes-vous pas venu me voir ?!… Vous attendiez quoi ?… Que moi ?… Il ne manquerait plus que ça, que je coure après vous !… C'est vraiment aimable à vous de m'avoir aperçu… Eh bien quand même !… Je vous ai vu tout fringant approcher sur le trottoir… Et comme vous avez une belle cravate !… Ma cravate ?… Mais oui… Où l'avez-vous achetée ?… Oh, c'est une cravate tout à fait ordinaire, je l'ai trouvée rue Váci… J'ignorais que vous aviez si bon goût… Mais je vous en prie, ça ne mérite pas tant, comment peut-on gaspiller deux mots pour une cravate, elles se valent toutes, au fait où alliez-vous ?… Vous voulez peut-être m'accompagner ?… Avec plaisir, si ça ne vous contrarie pas… Bon, venez… Alors, comment allez-vous ?… Vous habitez toujours dans la même pension, toujours toute seule ?… Oui, bien sûr… Ben alors… je vous laisse… Comment ?! Ben… Voulez-vous que je vous offre le thé ?… Bon, allons-y, petit bêta… attendez… ne prenons pas l'ascenseur… Je préfère ne pas me montrer…

- Salut, Imre !

- Salut !

- Tu es bien distrait ! Tu as failli me rentrer dedans !

Qu’est-ce qu’elle ne va pas s’imaginer. C'est assez peu probable qu'elle vienne par hasard en face. Pourquoi viendrait-elle ?

Et si elle ne vient pas ? C'est bizarre. Pourquoi faut-il toujours faire confiance au hasard… Si je ne réussis jamais rien, c'est parce que j'attends toujours que les cailles me tombent toutes rôties. Être un jeune homme bien ne suffit pas. Tiens, Ramón Novarro par exemple dans ce film, qu'est-ce qu'il ne ferait pas pour attraper le bonheur. Parce qu'il ne tombe pas tout seul. C'était un très beau film, j'avais l'impression de ressembler un peu à Ramón Novarro, mentalement au moins, quand il dégaine son épée…

Il faut se décider d'y aller. Maintenant, j'ai le temps. Mais où c'est déjà, cette pension ?… Ah oui. Par ici.

Nous y sommes.

Bonjour. Euh… euh… dites-moi, mon ami… Madame untel… elle habite bien toujours ici ? Oui ?… Juste pour le savoir. Est-elle chez elle ? Que j'aille voir ?… Ben… Peut-être… Merci, je ne prends pas l'ascenseur.

- Qui est là ?

Silence.

- Qui est là ? Pourquoi ne répondez-vous pas ?

Silence. La porte s'ouvre lentement.

- Qui est là ?

- C'est moi.

- Qui ça moi ?… Ah… c'est vous… tiens… Imre Póka… Quel bon vent vous amène ?

- Une idée, comme ça.

- Attendez mon petit, une minute… je ne peux malheureusement pas vous laisser entrer… euh… une amie… qui ne veut pas… Je retournerai un jour dans ce café avec Sári… Que devenez-vous, ces temps-ci ?

- Merci, ça va.

- C'est gentil de penser à moi. Adieu.

- Adieu. Vous savez, j'avais quelque chose à faire dans le quartier… Je ne voulais pas déranger… Je passais justement rue Váci.

- Oui, je comprends. Alors, adieu.

- J'avais quelques courses à faire, d'ailleurs elle vous plaît, cette cravate ?

- Très belle, bon, adieu maintenant.

- Adieu.

Il dévale les escaliers. Son visage lui brûle de honte et d'exaspération.

Une amie, mon œil ! Bien sûr… il y avait un homme dans sa chambre… J'ai même entendu la voix, ils se demandaient s'il fallait ouvrir la porte… Et moi… Je faisais le clown sur le seuil !… J'ai même mis ma cravate sur le tapis… exprès… je lui ai extorqué un compliment… c'est dégoûtant… c'est dégoûtant !

Fou de colère, il s'arrache violemment du cou le chiffon de soie bleue… il a l'impression d'étouffer.

 

Suite du recueil