Frigyes Karinthy : Recueil "À ventre
ouvert"
L'usurier
Quand
on lui a annoncé Ferenc Villányi, il était assis seul dans
son petit bureau fétide sur cour. Il était assis, il farfouillait
parmi les traites, mais son attention était occupée par cette
petite tumeur au-dessus de sa canine noire et cariée, cette aile qu'il
palpait obstinément de sa langue. Depuis des années cette petite
protubérance était une de ses distractions
préférées, et demi consciemment son
fétiche aussi : quand de sa langue il la sentait insipide et
dure, alors l'affaire était bonne, mais s'il la sentait molle et d'un
goût âpre, cela l'incitait à la prudence, à la
méfiance. En entendant ce nom connu il en retira précipitamment
la langue, et dit à son copiste lymphatique et papillotant qui prit
lui-même un air étonné.
- Certainement,
certainement, je vais recevoir ce Monsieur, je le prie de patienter juste une
petite minute.
Il n'avait strictement rien
à faire, il aurait très bien pu le faire entrer tout de suite.
Mais d'une part une petite minute ne fait pas de mal dans ces cas-là,
d'autre part il devait parcourir en pensée les différentes
éventualités, rechercher dans sa mémoire ce qu'il en avait
entendu dire ces derniers temps. Mais il ne trouva rien sinon que depuis
quelques années il ne faisait guère parler de lui. Cela pouvait
être aussi bien un bon signe qu'un mauvais. Bon, on verra, qu'il entre.
L'homme grand,
élégant tendit sa main sans gêne avec un peu trop de
condescendance aisée, ça au moins il le remarqua, et aussi que,
malgré la souplesse de ses mouvements il paraissait bien plus
âgé que sur ses portraits. Il se leva et fit le tour de son bureau
pour l'accueillir.
- Il n'est pas utile de me
présenter plus longuement, n'est-ce pas, cher Monsieur Aspern…
J'ai jugé préférable pour ma part de venir vous voir
personnellement… dans cette affaire… dont… je
souhaiterais… En effet, d'après mes informations…
Il le laissa tranquillement
bégayer, sans sourciller, tout en observant attentivement ce visage fin,
nerveux, pâle, un peu tourmenté de tics, le visage d'un homme
différent qui peinait ici devant lui. Il était temps de calculer.
Combien allait-il demander ? En toute urgence, c'est évident. Bon,
bon, ce ne sera peut-être pas si urgent, mais s'il a des
références sérieuses… hum, les six mille qui
viennent d'entrer, ce ne serait pas si bête de les… disons, pour
trois mois, ça fait toujours six cent par mois et inattendus par-dessus
le marché, parce que s'il n'arrive pas à les placer dans les huit
jours, il faut en retrancher ce maudit…
Dans sa distraction il ne
remarqua même pas que son client s’était tu et que
gêné, il attendait d'être encouragé. Il se mit
à parler sur un ton mielleux, presque humble, en étrange
contradiction avec son silence cruel.
- Je vous en prie, mon commandant…
L'autre, en rougissant, lui coupa
tout de suite la parole :
- Oh, laissons cela, ici je
ne suis pas commandant…
L'usurier rentra le cou,
étire ses bras et sourit.
- Je vous en prie, aux yeux
du public et des admirateurs vous resterez toujours le héros de la
bataille de Katowice…
- Il y a si longtemps, n'en
parlons plus. En un mot… si la chose est possible…
- Hum, hum, bien sûr.
De combien s'agirait-il ? Car Monsieur Polgár avec qui vous avez
bien voulu vous entretenir, a oublié de m'en informer.
- Cinq mille pengoes tout rond.
- Bon, je vois, disons
plutôt quatre ou six, les chiffres pairs sont plus faciles à
répartir.
L'homme dans la gêne prend
une rapide et profonde respiration ; Monsieur Aspern est pris
intérieurement, lui, d'une forte envie de rire. Il connaît cette
respiration, son effet comique vient de ce qu'elle se manifeste de la
même façon chez tous ceux qui croient qu'ils vont toucher leur
argent de suite. Lui, ramasseur chevronné, il connaît ce bruit bizarre
du chien lancé dans la remorque qui cherche à prendre de l'air
quand on lui arrache la boucle d'acier du cou. La bête ne voit pas les
grilles, elle ne fait que sentir l'odeur de l'air… Plus tard seulement
elle se met à trépigner et à geindre…
Il continue plus
officiellement :
- Si notre petite
institution est là, c'est pour faire des affaires. Mais
voyez-vous… nous, n'est-ce pas… On doit davantage se
préoccuper des questions de la garantie… Pourrais-je m'informer du
nom de vos garants…
L'autre se met à parler
vite, et déjà sa longue main nerveuse fouille dans sa serviette.
- J'ai apporté la
traite, pour le moment en blanc…
Mais il la reprend tout de suite
quand il voit que Monsieur Aspern croise les mains dans son dos. Il se racle la
gorge et dit négligemment, en s'efforçant de paraître
drôle :
- Je le serais bien un
moi-même… Ma signature vaut peut-être quelque chose, c'est
tout au moins ce que prétendent mes amis avec partialité.
L'autre, le baron Wollner, je suppose que vous le connaissez.
Monsieur Aspern hoche la
tête sans aucune surprise.
- Le Baron Wollner est une
main excellente qui convient parfaitement.
- Ainsi donc…
L'usurier affiche un fin sourire.
- En tout cas les deux noms
méritent considération. Monsieur, au nom de ma maison, je vous
remercie infiniment pour votre confiance. Soyez persuadé que nous
traiterons cette affaire avec toute la déférence et la
discrétion dues à votre nom et à votre position
sociale… Moi-même, un de vos vieux admirateurs…
Le client pâlit quelque peu
à la forme future du verbe.
- Si je comprends bien, je
ne peux rien escompter dans l'immédiat…
Cette fois Monsieur Aspern fait
jaillir un savoureux ricanement.
- Dans
l'immédiat ? Mon Dieu… Cela ne va pas si vite… On est
tenu de respecter certaines formalités, n'est-ce pas… Rien que des
formalités… n'est-ce pas… Je suis persuadé que les
renseignements seront excellents.
- Des renseignements ?
- Oh, mais bien sûr,
cela ne va pas sans cela… Je dois répondre devant ma
société de la même façon que…
L'homme se lève. Il
hésite un instant. Il dit :
- Écoutez, Monsieur
Aspern, si mon besoin d'argent n'était pas urgent, vous savez fort bien
que ce n'est pas à vous que je me serais adressé. Je suis
conscient du montant de la somme et… en cet instant… compte tenu de
l'importance de l'affaire… son importance pour moi… Je ne
discuterai pas… Grâce à mes créances à
l'étranger qui arriveront dans trois mois à
échéance j'arriverai à vous rembourser
confortablement… Je n'ai cité le Baron Wollner que pour vous
rassurer… En revanche si la chose ne peut être arrangée de
toute urgence… il vaut mieux me le dire tout de suite…
Monsieur Aspern prend soudain un
ton ferme et viril :
- Bon très bien,
comme vous voudrez. Quel jour sommes-nous ? Aujourd'hui c'est mardi. Trois
jours, ce n'est pas trop peut-être ?… Alors disons
vendredi…
- Vendredi. À quelle
heure ?
- Je serai ici toute la
matinée…
Pendant qu'il descend l'escalier
sale, un chat noir saute sous ses pas pressés. Ferenc Villányi
tressaille, dans son anxiété il a cessé les invectives
amères et vindicatives dont il maudissait à mi-voix
lui-même, Monsieur Aspern et le monde entier, lui qui maintenant se
retrouve aussi stupidement dans une situation impossible.
Bon, tant pis, vendredi…
L'attente sera difficile… Sans parler des nuits… Tant pis, je
boirai et je rentrerai tard le soir…
Toute l'affaire ne dura qu'une
dizaine de jours, pas grand-chose – à qui la faute si celui pour
qui c'est urgent ne peut jamais comprendre celui pour qui c'est
important ?
Le vendredi le client dit, en
disciplinant fortement ses nerfs à vif :
- Cher Monsieur Aspern,
pardonnez-moi, vous m'avez dit qu'au cas où les renseignements seraient
favorables vous arrangeriez l'affaire de suite…
- Mon cher Monsieur,
comprenons-nous… Ce n'est pas de ma faute… Je comprends votre
distraction, après tout vous n'êtes pas dans les affaires…
Mais ce n'est pas de mon fait si vous avez oublié nos accords…
Veuillez regarder, vous voyez, j'ai même apporté l'argent
tellement j'étais certain… C'est vous qui n'avez pas apporté
la lettre…
- De quelle lettre
parlez-vous, le diable vous emporte ?
- Du calme, du calme. Je
parle du petit mot que votre club, en tant que personne juridique nous remet,
précisant qu'en cas de non-paiement…
- Vous ne m'en avez
nullement parlé.
- Oh, mon Dieu,
l'auriez-vous oublié ?
Ferenc Villányi remue nerveusement
les orteils dans ses chaussures françaises pointues. Il jette un regard
circulaire. Sa voix se fait enrouée.
- En somme… ça
ne va pas sans ?
- Je suis
désolé.
Silence.
- Et que doit figurer dans
ce petit mot ?
- Je vous en prie, je fais
pleinement confiance à votre bon goût… Je ne suis pas
regardant quant au style… L'important est que votre club prenne acte de
notre transaction et assume pour sa part de prendre à charge la
totalité de la somme en cas de non-paiement.
- Mais alors… que
diable… à quoi bon la traite ?
- ça ne va tout de même pas sans cela… Moi
je dois être couvert, voyez-vous, moi aussi j'emprunte la somme à
ma banque.
Silence.
- Et si j'apporte ce
papier ?
- Naturellement je mets
aussitôt l'argent à votre disposition.
- À tout moment ?
- Dans la demi-heure si vous
le souhaitez… Si vous vous donnez la peine d'y aller maintenant…
Disons (il regarde sa montre), je ne bouge pas d'ici pendant une heure…
Silence.
- ça prend plus de temps. Je dois parler à
certaines personnes… Mais peut-être demain.
- Pas le samedi si je peux
me permettre. Disons lundi, à onze heures…
- Bon, alors lundi.
- Vous me voyez très
honoré… c'est par ici… cette porte conduit dans la salle de
bains, ha, ha, ha… Vous êtes effectivement un peu distrait, une
âme d'artiste… Je me suis laissé dire que vous jouiez du
piano… Moi aussi je suis grand amateur de musique…
Lundi.
- Tenez, voilà le
papier… nom de Dieu… vraiment, je ne comprends pas ce que vous
voulez en faire… fallait qu'ils le sachent…
L'usurier ne répond pas,
il tourne et retourne la lettre, la lit longuement, il chausse même ses
lunettes. Ils sont de vieux confidents, il ne s'est même pas levé
et n'a pas réagi à l'accès de fureur.
- Qu'avez-vous à
l'examiner, le diable vous emporte ? ça
y figure ce que vous vouliez. Qu'avez-vous encore à pinailler ?
- C'est bon, c'est
bon… c'est correct… encore que, à la place de "il en
prend acte" j'aurais préféré "il assume".
- C'est vous qui m'avez dit
de le rédiger à ma convenance.
- Bon, ça m'est
égal, que ça ne tienne qu'à ça. D'accord, tout va
bien !
Silence.
- Alors…
Qu’attendez-vous ?
- Moi ? Rien. Je vous
disais que tout va bien. Veuillez envoyer quelqu'un cet
après-midi… Ou venez plutôt personnellement.
- Cet
après-midi ? Pourquoi pas maintenant ?
Monsieur Aspern rit.
- À treize
heures ? Toutes les caisses sont fermées, comment pouvais-je
deviner que vous l'apporteriez ? Je me procurerai l'argent pour
tantôt.
- À quelle heure je
reviens ?
- Mon Dieu, je serai ici,
disons, à cinq heures.
Après avoir raccompagné
son client, Monsieur Aspern retourne à son bureau et reprend
La langue lui en cesse de tourner
dans
Il se lève, prend l'argent
dans le tiroir et l'enferme à double tour dans le coffre comme s'il
craignait que l'assaillisse, l'emporte, le détrousse la connivence de sa
propre complaisance alliée à l'instinct de noyé de cet
individu… Il rougit d'indignation et est pris d'une véritable
haine contre son futur débiteur qui est en ce moment gaiement et librement
en train de déjeuner quelque part, persuadé qu'il touchera son
argent dans quelques heures, pendant que la pensée d'une
éventualité lui couvre le front d'une sueur froide… Ho, ho,
on va pas se faire avoir comme ça, Monsieur Villányi, Monsieur le
héros, Monsieur le bon vivant, homme notoirement insouciant qui ne pense
qu'à son plaisir… il ne se laissera pas avoir si facilement, ce
pauvre, vieux, misérable, Monsieur Aspern, détesté et
antipathique dont vous avez imaginé qu'il ne sait plus se défendre !
Cet état de sa bile dure
toujours l'après-midi quand Villányi, le pas léger, mais
visiblement jaune et les yeux cernés, ouvre sa porte. Aspern l'accueille
froissé, le verbe haut.
- C'est vous ? Vous
arrivez bien. Écoutez, je suis désolé. Franchement
désolé. On ne peut pas conclure.
L'autre s'arrête, s'adosse
à
- On ne peut pas
conclure ?
- Non, il ne peut en
être question. Figurez-vous que mon avoué m'a rabroué
vertement pour ma légèreté… Comment avez-vous
seulement imaginé cela ? Je ne peux pas m'exposer à…
Ce n'est pas la peine d'insister… Je suis très
étonné qu'un gentleman comme vous puisse ne pas le
reconnaître…
- Mais de quoi il s'agit,
pour l'amour du ciel ?
Le petit homme s'arrête net
devant lui, cesse de courir et de gesticuler. Il se dresse sur la pointe des
pieds, agite des poings menaçants devant l'autre.
- Il s'agit que… Que
se passera-t-il si vous mourez entre-temps ?
Il halète, court
çà et là, s'agite, s'excuse en grommelant :
- Oui…
pardonnez-moi… cela ne veut pas dire que… Nous sommes des adultes
et en tant qu'intermédiaire… Je vous prie de prendre place…
Ceci est la réponse
à un geste par lequel le malheureux tâtonne pour trouver une
chaise. Lui, il poursuit ses allées et venues.
- Impossible de le faire
comme ça, ce n'est même pas la peine d'insister. Adressez-vous
à quelqu'un d'autre qui dispose d'argent plus facilement… Nous ne
pouvons pas nous permettre en ces temps difficiles de… autrefois, je ne
dis pas…
L'autre saute de
- C'est maintenant que vous
dites ça… après que toute la semaine vous m'avez fait
miroiter… Hier c'était le dernier jour…
- Je suis vraiment
désolé mais cela ne me regarde pas…
Ils se font face. Leur dialogue
est saccadé comme dans un drame du Grand Guignol. L'usurier est rouge et
résolu, il observe les mains convulsives que le noyé jette
tantôt à ses yeux, tantôt à sa bouche tremblante.
- Que dois-je faire
maintenant ?… Trop tard pour chercher quelqu'un d'autre…
- Je suis vraiment
désolé.
Silence.
- Et… que vouliez-vous
dire par "si je meurs"… En quoi ça met cette traite en
danger ?
- Le club ne s'est pas
porté caution solidaire… il ne paye que si par la faute du
débiteur le terme n'est pas respecté.
Silence.
- Alors… que
voulez-vous au juste ?
Monsieur Aspern hausse les
épaules
- Je ne peux accepter qu'une
caution solidaire. Ou un gage en mains propres. Ou une traite, mais pas
à votre nom.
- De qui ?
- Du club. Ou de quelque
société industrielle. Vous avez bien été autrefois
membre du directoire à la Briqueterie… L'entreprise n'a
qu'à signer la traite et l'accompagner d'une lettre… Seule la
somme à payer doit y figurer, sans mentionner ce que vous touchez.
Ils se regardent muets un moment.
L'autre a un geste qui fait de nouveau reculer Monsieur Aspern d'un pas. Le
quémandeur ouvre la bouche, murmure quelques mots inarticulés
puis renonce. Ensuite, au milieu d'une phrase, il se retourne lentement, sort
sans saluer comme un somnambule et laisse la porte ouverte derrière lui.
Monsieur Aspern se rassied
derrière son bureau. Il jette un coup d'œil à son
coffre-fort, il acquiesce, salue comme à un fidèle soldat.
- Il l'apportera… Il
l'apportera jeudi au plus tard… Il a terriblement besoin de cet argent
– dit-il presque fort.
Jeudi il se réveille
à l'aube, il a fait un cauchemar sans savoir quoi. Il se retournait en
gémissant, puis son cœur s'arrêtait de battre, dans un
demi-sommeil… Est-ce qu'il ne devrait pas certifier la lettre de la Briqueterie
quand il ira la chercher dans la journée ? Qui sait ce qu'ils
auront pondu… Et le misérable viendra sur-le-champ réclamer
l'argent… Il n'aurait pas dû promettre à coup
sûr… En revanche il ne faudrait pas tarder à le
placer… encore deux jours et
on ne pourra plus le présenter à terme…
Il se retourne dans son lit
jusqu'au matin, éveillé, souffrant. Il se lève fourbu,
désespéré, rempli d'impressions mauvaises, il maudit toute
cette malheureuse affaire qui depuis dix jours ne lui laisse pas une minute
tranquille.
Il se prend en pitié.
Même le chocolat qu'il a bu
au petit café du boulevard était mauvais. Il se met à
tourner les pages d'un quotidien depuis la fin, il lit attentivement un article
économique dans l'espoir d'apprendre quelque chose sur la Briqueterie.
Il y passe un bon quart d'heure avant de tomber sur un article de la page deux,
intitulé en grosses lettres :
"Ferenc Villányi, le
héros de Katowice, est mort, il s'est tiré hier soir une balle
dans la tête."
Ensuite plusieurs sous-titres. Il
ne lit que le premier :
"Des soucis d'argent
expliqueraient son suicide…"
Il règle sa note, les
mains tremblantes. Il sort dans la rue.
Ses premières
pensées sont confuses.
"Mon Dieu, quelle chance,
murmure-t-il, et moi qui le lui ai presque versé… Je ne l'aurai
jamais revu… Quelle négligence…"
Brusquement il pense à
autre chose. Au kiosque le plus proche il achète un journal et tout en
marchant il lit les détails de l'article.
On n'y parle pas de traite. Du
rapport et des quelques lettres retrouvées sur son bureau on comprend
que c'était des dettes récentes et passagères qui pesaient
sur la conscience de cet homme anxieux. Il comptait beaucoup d'amis qui
auraient été prêts à l'aider, et de plus ses
affaires étaient en bonne voie. Il avait apparemment commis son acte
dans un instant d'égarement.
L'usurier enfonce le journal dans
sa poche. Il est pris d'un soupçon épouvantable. Il n'avait pas
pensé à cela. Telle une image derrière un voile de brume,
projetée sur l'écran d'une vie d'autrui à laquelle il
n'avait jamais songé, faisant émerger la réalité
d'une vie différente qu'il ne s'était jamais imaginée, la
possibilité d'avoir mal jugé la situation lui apparaît. Des
années plus tard, fréquemment, quand il repensait à cette
pénible affaire, il revoyait cette vision oppressante, inouïe, effrayante.
En réalité il ne se souvenait plus de l'image,
éphémère en son âme à lui, du destin et de
l'âme de l'autre personne, mais il en gardait un amer
arrière-goût. Il formulait ainsi l'enseignement à en tirer
afin de chasser son terrible soupçon quant au droit à sa propre
existence, à sa propre vie : « Oui, en effet, j'ai mal
jugé dans cette affaire. Si je lui avais donné l'argent, il
serait sorti d'embarras et moi j'aurais tiré justement profit de l'avoir
aidé. C'est ma propre confiance qui aurait permis alors que ma confiance
soit légitime. »
Lentement, péniblement, la
tête lourde, il grimpa l'escalier sale conduisant à son bureau.
Sur la planche d'une fenêtre aveugle un chat noir se tenait accroupi, il
le fixa sans bouger en clignant de ses yeux endormis. L'usurier tripota de sa
langue en méditant la tumeur sur sa gencive. Il la trouva âpre et
molle, dans sa mauvaise humeur il lança un jet de salive en direction du
chat.