Frigyes Karinthy :        Recueil "À ventre ouvert"

 

 

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Le marchand de glaces italien

 

I

C'était il y a treize ans, juste avant la guerre – je m'en souviens avec précision, car j'aimais beaucoup B. et je le respectais. Il était en effet une des plus grandes espérances de la musique hongroise en devenir, avec ses vingt-six ans pleins de feu, d'entrain et de foi. La même âme sensible et exaltée que son idéal en poésie, Petőfi dont il saluait le lyrisme dans des poèmes musicaux personnels.

Cet après-midi-là nous parlions de musique. Une de ses suites avait été créée deux semaines plus tôt. De vieux projets refoulés reprenaient vigueur en lui sous l'effet stimulant du succès. Il parlait de l'opéra dont les silhouettes s'esquissaient à cette époque en airs héroïques, encore flous, sur les cordes de l'âme tissée de voix. Le grand opéra en préparation qui de jour et de nuit résonnait déjà en lui depuis qu'il avait décidé de le composer. Il y croyait désormais, il était persuadé que cette œuvre deviendrait un point charnière, non seulement dans sa vie, mais aussi dans l'histoire de la musique.

 

Nous descendions l'avenue Andrássy et sans nous en rendre compte nous avons atteint le Bois de la Ville. Le soleil s'apprêtait à se coucher et le bleu rougeâtre de l'horizon printanier s'embrasait d'enthousiasme incandescent. De fracassants coursiers de feu jaillissaient des nuages, le Zénith et le Nadir, Chant et Contre-chant de la musique des Sphères, s'ouvraient à nos oreilles ; le son des cloches lointaines n'était plus qu'un tympanon orphelin dans cet orchestre titanesque. Il discourait à voix forte, les yeux étincelants, feu et flamme, il agitait les bras, de sa canne il dirigeait l'Ouverture naissante, en fredonnant, en chantant, en tonnant, en sifflant à la fois les voix de cinq instruments différents. L'homme tout entier vivait, flambait comme une aria montant vers le ciel. Je le regardais et l'écoutais dans un enchantement. Et alors brusquement il a baissé le bras, s'est tu et s'est mis à méditer. Je lui ai demandé étonné ce qui lui arrivait. Il m'a à peine répondu puis nous avons marché de longues minutes sans mot dire.

-  Je suis d'une humeur massacrante tout d'un coup, j'ignore pourquoi.

J'étais alors un adepte fervent des nouvelles sciences révolutionnaires naissantes. Je me sentais très impliqué dans les découvertes de la méthode psychanalytique exacte et rigoureuse. Je cherchais partout à en vérifier les thèses en les expérimentant sur moi comme sur d'autres. Je me suis donc mis à insister pour qu'il essayât de remémorer le cheminement de l'association de pensées et d'idées, avant que ne s'installe cette mauvaise humeur, pour qu'on trouve l'association, la substance infectieuse qui l'avait déclenchée. Il s'est exécuté à regret. Mais il n'avait aucune idée ou aucun souvenir particuliers. Il a fini par exploser :

- Tu vas te moquer de moi. Est-ce que tu te souviens du marchand de glaces italien qui est passé par ce sentier il y a deux minutes en poussant sa charrette ?

- Oui, c'est vrai. Nous nous sommes écartés un peu pour lui laisser le passage.

- Eh bien, dit-il avec un sourire acerbe, c'est à ce moment précis que mon cœur s'est fait si lourd. Je ne me rappelle pas son visage, ce n'est pas important, c'était un visage sans intérêt, insignifiant. Mais lorsqu'il m'a croisé, c'était comme si on m'avait cogné la tête par-derrière, toute ma bonne humeur s'est envolée…

Il s'est secoué, il a passé sa main sur son front.

- Ha… Bêtises !…

J'ai tenté de lui expliquer que le hasard n'existe pas. S'il avait l'impression que cette léthargie maladive qui l'avait envahi avait un rapport avec le marchand de glaces italien, cela signifiait que le marchand de glaces italien ressemblait à quelqu'un ou lui avait rappelé quelqu'un, personnellement ou par sa situation quand il l'avait vu. Il se pouvait que cette situation eût joué un rôle dans son passé, vraisemblablement il y a longtemps, dans son enfance, mais comme l'enseigne la nouvelle psychologie, il l'avait refoulé dans son inconscient. Qu'il s'efforçât de remémorer le souvenir de l'enfance que cette rencontre avait spontanément évoqué. S'il le trouvait, il retrouverait sa bonne humeur.

Il m'a écouté poliment jusqu'au bout mais je ne l'ai visiblement pas convaincu. Cela a gâché ma bonne humeur également. Nous avons parlé encore un moment de choses et d'autres, puis nous nous sommes séparés.

 

II

 

Arrivé trop tôt en gare de Padoue l'été dernier, j'avais une heure à attendre. Errant dans les rues voisines, je suis entré dans une osteria. J'ai mangé du poisson, je l'ai arrosé de chianti. Dans mon ennui j'ai commencé à bavarder avec le garçon, un sicilien brun qui pour une raison inconnue me rappelait quelqu'un. À mes fautes typiques en italien il a vite remarqué que j'étais Hongrois, il m'a dit quelques mots en hongrois, et comme j'en étais très surpris, il s'est vanté qu'en 14 il avait travaillé six mois à Pest comme marchand de glaces. Il s'est mis à entonner : "Ollé, c'est chouette au Bois de la Ville…", et m'a assuré que Budapest était une ville splendide.

Puis il m'a raconté sa vie. Il avait été soldat pendant cinq ans, il s'était même battu à l’Isonzo[1]. Quand ? Début 1917, pendant quelques mois. Madonna, c'était l'enfer !

Ma curiosité de frivole journaliste a commencé à me taquiner, l'envie d'interviewer un "soldat inconnu", notre ennemi pendant la guerre mondiale. J'ai risqué quelques questions, en particulier une cyniquement infantile.

- Dites-moi… Avez-vous tué quelqu'un ?

Il a haussé les épaules.

- Nous tirions, si j'ai atteint quelqu'un ou non, je ne peux pas le savoir. Dans le cas d'un seul soldat je sais de façon sûre que c'est moi qui l'ai tué. Nous campions là par hasard, je l'ai beaucoup plaint, le pauvre.

- Comment ça s'est passé ?

- Cette nuit nous creusions un tunnel. Ils nous ont repérés. Les chasseurs à épaulettes vertes nous sont tombés dessus. Nous avons déguerpi. À l'aube, accroupi, abrité par un rocher, j'ai remarqué sur le toit un officier hongrois avec une longue-vue. Mon caporal m'a fait signe de derrière. Je lui ai tiré une balle. Il a roulé mais il est resté suspendu accroché à une racine qui dépassait. Le lendemain nous avons repris la position… Ce n'était pas une mince affaire là-bas ! Nous avons retrouvé le corps de l'officier, nous l'avons descendu de là. Son flingue, je l'ai passé au sergent. C'est par lui que j'ai appris que c'était un musicien connu dans son pays. Moi j'ai été décoré. Mais je l'ai plaint, le pauvre, il avait une gueule si charmante. C'est moi qui l'ai enterré, j'ai même piqué une croix sur sa tombe.

Arrivé à la fin de son histoire je savais déjà pourquoi ce marchand de glace me paraissait connu. La gorge nouée et le poing serré je lui ai demandé s'il se rappelait le nom ?

Après une longue réflexion et en écorchant le nom, néanmoins sans ambiguïté, le garçon a nommé B. qui est tombé début 1917 sur l’Isonzo.

 

Suite du recueil

 



[1] Fleuve de Slovénie, lieu de plusieurs batailles pendant la guerre de 14.