Frigyes Karinthy : Recueil "À ventre
ouvert"
Roue de
la fortune
Écoute, concentre-toi, fait taire
tes sens, fait sourdre de la profondeur de ton âme inconsciente les
antennes de ton Instinct, ces antennes qui voient dans le noir et que ma
volonté spasmodique et farouche les force à m'obéir
malgré elles ! Écoute et prends garde, orpheline aux yeux
bandés ! Je le veux ! Je le veux ! Je le veux !
À quelques pas de toi, près de l'autre urne ta compagne
pâle et chétive a déjà levé le bras, le
minuscule rouleau de papier se trouve déjà là entre ses
doigts décharnés, avec à l'intérieur du rouleau de
papier un seul chiffre, un seul mot :
Gros lot !
Gros lot ! Cinq milliards en
tout ! À peine suffisant pour une vie humaine. Petit certificat
rempli à la hâte dont le titulaire est invité à
naviguer jusqu'au terminus à bord du bateau d'où on voit la mer
et le ciel jusqu'à l'horizon, jusqu'au havre, le terminus,
jusqu'à l'accostage personne ne pourra le tourmenter, ni l'effrayer, ni
le débarquer, ni le reléguer à fond de cale pour porter le
charbon à la chaudière.
Fortune putain, compagne des
matelots ivres, des idiots aux yeux exorbités, des petits malfrats
imbéciles et bêtement rigolards, pour une fois c'est vers moi que
tu vas tortiller de ta croupe en haillons chamarrés. Regarde ! La
roue s'est arrêtée ! La main de l'orpheline se glisse dans la
fente, elle farfouille mollement dans le magma de trente mille copeaux de
papier. Le moment est arrivé ! L'instant de naître, de
naître, de vivre comme je croyais que j'allais vivre quand je suis
né et que j'ignorais encore que mon père était pauvre.
L'instant est là pour réparer l'erreur. Tu ne vas pas encore le
rater. Fortune, maintenant je monte la garde, je te tiens, je m'accroche à
toi, je te déchire, je te dilacère des ongles et des dents.
Un de ses tressaillements fera
que je ne serai plus obligé de mentir, plus obligé de flatter,
que mon dernier mensonge soit ma flatterie quand je te flatterai, mère
Fortune, mère glorieuse, déesse ! Quand je me dandinerai, je
roulerai des hanches pour toi, je t'appellerai Destinée et Démon
et Reine de l'Esprit et source de toutes les beautés, toi, poule idiote,
oie écervelée, vache démente ! Allons, pour une fois,
pour une dernière fois, tous mes mensonges et errements et
tortillements, c'est le moment de vous plier en sept, hanches
rouillées… Le moment est venu, et si ça marche, il est
inutile de parler et d'insister et d'expliquer et de jurer et de confirmer et
de se vanter et de clamer et de se démener alors que j'aime
écouter et observer… Et il est inutile de me taire et de me faire
taire quand la parole veut jaillir de mes poumons avec l'air expiré…
Une parole belle, ailée, gratuite, sans prix, pas la menue monnaie d'un
brocanteur, pas le grelot d'un bonnet de clown à un festin de banquiers.
C'est le moment, Fortune
dansante ! Rends-moi mon héritage que le sale marchand a
usurpé au titre des dettes de mon bisaïeul ! Ne pinaillons
pas, dis donc ! Je ne te lâche pas jusqu'à… si tu
savais… ce n'est pas grand-chose… à toi je peux le
dire… à toi, à personne d'autre… il est encore
temps… il y a deux mille ans… j'ai hérité… je
soupçonne l'endroit… il y est toujours… je sais où on
le cache… Une gorgée d'eau pure qui a jailli pour moi de la
source… Deux grains de raisin qui ont poussé pour moi… une
main tendue qui cherche ma main… Deux larmes qui ont coulé pour
moi… Mon héritage… Mais pour y accéder, je dois
d'abord rembourser mes dettes. Tu ne sais pas, tu ne sais pas, personne ne sait
à combien s'élèvent mes dettes ! Tantôt je
voulais un bol d'air, tantôt j'avais soif, tantôt j'avais faim,
tantôt j'avais envie de pleurer ou envie de rire. Je n'avais pas de
ticket gratuit, mais l'enfer est bon prêteur sur gages, le diable m'a
fait crédit à tempérament ou sur parole ou sur reniement.
Je n'ai même pas été obligé de lui vendre mon
âme d'un seul coup, seulement morceau par morceau. Dis donc, maintenant
je veux la racheter, je veux rembourser tous les sales papiers, promesses
données gratuitement à la femme quand elle a feint l'amour, au
banquier chez lequel j'ai mis en dépôt mon droit de soupirer
librement, les promesses semées par monts et par vaux pour les avoir
grimpés et dévalés à ma guise. Je n'ai plus la
force, plus le temps de tout énumérer, mais comprends ceci :
il faut beaucoup, beaucoup, il faut plus encore. Tu ignores à quel point
il t'est plus facile de donner beaucoup qu'à moi de recevoir peu !
C'est déjà
là dans sa main, elle l'ouvre, moi je ferme les yeux… N'est-ce
pas, je vais pouvoir crier, la vie va pouvoir commencer… C’est
fini, je n'en peux plus, parle enfin, ignoble ! As-tu perdu ta
langue ?!… Parle, tu entends ?… J'ai été
condamné à mort avant de naître… Parle, Fortune,
bourreau du nouveau dieu du monde, des pièces d'argent qui virevoltent
au firmament du soir, bourreau des thalers d'or étincelants du firmament
du matin… Parle, ai-je été gracié ?