Frigyes Karinthy
VÉrmezŐ[1]
(1919)
Poème dramatique
Adaptation scénique Béla Gaál
Musique originale : Ákos Buttykay
Créé le 1er mai 1919 au Théâtre Madách à Budapest.
Personnages :
Premier frÈre
DeuxiÈme frÈre
Martinovics
Premier Citoyen
DeuxiÈme Citoyen
PremiÈre Citoyenne
DeuxiÈme Citoyenne
Le savetier
Une voix qui chante au loin
La
scène se passe dans une salle du couvent. À droite une porte, dans
l’arrière-plan une fenêtre large et profonde qui permet d’entrevoir le ciel
étoilé. À gauche un prie-Dieu et deux candélabres, au-dessus un tableau
représentant le Christ, une bible ouverte sur le prie-Dieu. Au fond à gauche
une étagère de livres, garnie de vieux in-folio, et un lutrin. Au fond à
droite, dans un enfoncement, un portrait de Martinovics grandeur nature. À
droite une table large chargée de livres, de parchemins, de documents. Un grand
encrier, des plumes d’oie, une croix et un bougeoir se trouvent sur la table.
Les bougies sont allumées.
C’est le soir. Avant la montée du rideau,
on entend au loin l’appel de l’angélus.
Scène I.
(Lorsque le rideau monte, un des frères est
en prière, agenouillé sur le prie-Dieu, l’autre frère et assis à la table en
train de copier des documents. Par la fenêtre on aperçoit des étoiles dans le
bleu profond du ciel. Une fois que le rideau est monté, l’angélus s’estompe et
l’on entend le chant traînant d’une voix de femme, qui va en s’éloignant.)
As-tu entendu la cloche, vieille
cloche,[2]
Que cache le grand Danube en
son fond…
Elle ne parle que de lui, quand
le vent la secoue,
Au printemps, par les fraîches
nuits de mai ?
(On entend maintenant le chœur des frères
qui s’éloigne.)
Des fantômes anciens sont pour
toi en prière,
Tu entends là-bas bruisser de
vieilles soutanes…
La triste et sombre procession
des moines
Traversent à minuit à travers
la campagne.
(Pendant ce temps le premier frère a achevé
sa prière, il s’installe au lutrin, il ouvre un livre et se met lentement à le
lire.)
Premier frÈre
« À minuit des doigts
froids, silencieux frappèrent
Le mur de pierre,
À minuit se réveilla soudain
Martinovics, l’abbé
franciscain.
Deux yeux exorbités,
défaillants, aperçurent
La muraille muette,
Des rayons verts dansaient
Sous la voûte violette.
Deux marches en pavé de granit,
une rue,
Gorge étroite,
De la fenêtre jusqu’au sol
S’étire un trait moite.
Il le fixe par la fenêtre,
Le moindre espace est plein,
Son visage est blême couleur
craie,
Sa bouche est un noir
recoin. »
(Silence. Pendant que le deuxième frère
commence à lire, le premier frère prend la bougie, s’approche du portrait de
Martinovics et le regarde longuement, avec recueillement.)
DeuxiÈme frÈre
Les mots toquèrent dans la
froideur de la salle
Sous la sombre voûte les
flammes des bougies flamboyaient,
Des visages de plomb usés,
feuilles blanchâtres,
Vacillaient, s’entremêlaient,
Le greffier fit lecture de
l’acte ;
La lumière grise s’étalait sur
le feutre.
Les juges en rangées longues
obscures se turent.
Cour à sept juges. Derrière eux
sur le mur
Le Christ, visage de pierre,
figé, aveugle.
(Il se met à fouiller dans de vieux
documents et à les lire.)
En mille sept cent
quatre-vingt-quinze, l’abbé Martinovics,
Blasphème au roi, l’empereur,
brûlots, habits.
Critiquèrent l’institution,
s’opposèrent,
Idées républicaines, réunions
sous la terre.
Le voici celui qui conspirait
en secret,
Faisant bouillir des horreurs
sous la braise,
Empereur et État, voyez le
crime,
Il traduisit
(Il dépose le livre dans lequel il lisait,
il s’adosse dans le fauteuil, en même temps il éteint la bougie, dans un
demi-sommeil, tel une vision, il répète comme s’il l’entendait) :
Il traduisit
Premier frÈre
(Il écoutait ; lentement il éteint
aussi sa bougie, et il répète également, comme dans une vision) :
Oh comme furent secoués les
cœurs rances
Par la grise frayeur !
Oh comme se révulsèrent leurs
yeux cendreux !
(Cette fois, vraiment dans un
demi-sommeil) :
À Paris…
DeuxiÈme frÈre
(en rêvant) :
Premier frÈre
(de la même façon) :
Mille sept cent
quatre-vingt-quinze…
(Le deuxième frère traverse lentement la
scène et s’agenouille sur le prie-Dieu à
gauche. Pendant ce temps la scène s’obscurcit complètement, seule éclaire le
cierge près du prie-Dieu. Le ciel étoilé s’assombrit également… L’obscurité est
totale. De très loin on entend
Premier frÈre (dans son
rêve) :
Paris ! Place de Grève
Là-bas le tambour tonne !
Le soleil n’est qu’étincelles,
La foule bariolée
tourbillonne….
(Cris de soldats, de citoyens et de
citoyennes dans l’arrière-plan.) :
Premier Citoyen
Holà ! Nous
dégoulinons !
Holà ! Il en reste
assez !
DeuxiÈme Citoyen
Qui donc ça regarde ?
On la donne, elle est à
nous ! (Rires.)
PremiÈre Citoyenne
Deux boulettes grassouillettes…
Poils blancs de poudre de riz…
Le savetier
Comme soufflait Louis
Capet !
De son cou le sang
giclait !
Premier Citoyen
Des rois s’élevèrent contre
nous,
Du nôtre nous jetions la tête …
DeuxiÈme Citoyen
Citoyen Danton, les dés sont
jetés,
À la frontière attend
Dumouriez !
DeuxiÈme frÈre
(dans son rêve) :
Un unique hurlement,
Le monde en tremble,
étonné :
Aux armes Citoyens, aux armes…,
Le jour de gloire est
arrivé !...
(La foule défile en chantant, on entend la
musique de plus en plus loin, on revoit le ciel étoilé. La lune se faufile
lentement dans la pièce, elle forme un halo lumineux autour du portrait de
Martinovics. Seul ce portrait luit intensément et la profondeur du ciel bleu
pénètre par la fenêtre. Les deux frères rêvent, pendant que Martinovics,
incarné, se met à parler d’une chantante voix de tête !
Martinovics
« Écoutez-moi ! Dans
mon âme blessée
Plus de passions, lugubre,
apaisée.
Et le chagrin recouvre mon cœur
qui se brise,
Comme ma prison, cette voûte
grise.
Je suis coupable, je le
reconnais,
L’horreur la prison m’ont
cassé,
Ô mes juges, je veux me
confesser,
Tremblant, lâche, broyé.
Je reconnais tout. Catéchismes
et discours,
Il y en eut c’est vrai. Livres
et écrivains,
Liberté idéaux, ils étaient nos
débats,
Et nous avons même aussi
critiqué l’État.
Nous avons traduit
Et en effet, maintes fois,
Nous avons blasphémé, je
l’admets,
Sa majesté François !
Mais j’étais jeune et dans mon
cerveau obscur
Flamboyaient des visions
brumeuses alarmantes.
Et je voyais le monde comme un
seul cœur,
Un cœur battant de lourds
idéaux sombres.
C’est leurs cris qui vinrent à
moi,
De vieux livres, déluge de
mots,
Le brouillard les empoigna,
douleur,
La froide indifférence, la
moiteur.
Tout à coup vinrent des
courants d’air
Dans un bruissement de crépuscule.
Le feu à Paris, les trottoirs
tremblent à Paris,
À Paris on abat de vieilles
portes de fer,
À Paris bouillonnent les
égouts,
À Paris on se révolte,
À Versailles à travers les
jardins de plaisir,
En avant !
Hurlent cent mille gorges
puantes, affamées !
La bouche apeurée, les lèvres
tremblantes
Le pouvoir perd sa voix
bégayante.
Dans un long appel sanglant à
l’histoire,
Le peuple, le peuple crie
victoire.
Fantômes pâlissants, feux
follets,
Spectres errants,
En avant !
Danton et son tocsin !
Oh quels temps, oh quels jours,
Sous nos yeux ! Cette
force,
Comme elle est dure et
fière !
Elle s’est ancrée dans mon
cerveau hébété
Cette vision ! J’étais le
seul à la comprendre !
J’ai pleuré toute une nuit,
J’ai cogné mon front contre les
murs froids,
Ces murs résonnèrent
Hélas !
De sons inhospitaliers,
étranges.
Toute une nuit j’ai pleuré la
gorge serrée,
Sanglotant j’ai frappé le mur
froid.
À Paris alors
Jourdan et son armée
attendaient sous Jemappes.
Chez nous
Les champs se recouvraient d’un
mutisme mortel
Des champs sourds, un lointain
dévasté,
Hélas !
Une pluie douce, larmoyante.
Comment ? Tout est
vain ? On ne le comprend pas,
On ne comprend pas chez
nous ? Cette voix ?
Un peuple imbécile, gibier de
potence piétiné,
Langue pendante, au ras de la
poussière !
Et ceux-là portant sur la tête
La stupidité décorée !
Vêtus de leur manteau de
pourpre !
Oh douleur !
Et moi j’ai vu cela, je l’ai
vu !
Oui, dans la cachette des caves
C’est moi qui les
guidais ! Conspirations ?
Vos lèvres en gercent, vos
dents en claquent !
Verdissez tous ! Piètre
expiation !
Que grince les brodequins,
Tordez-moi les poignets,
Crevez tous ! Je sais tant
d’autres choses !
Bruissez murs étouffants !
Mettez fin d’un coup de sabre
Et libérez dans la joie les
forces profondes et moi !
Qu’on le voie !
D’un coup de sabre balayez
d’ici
La lourde chape des cœurs.
Fiers combats des cimes
orageuses,
Guerres retentissantes des
champs libres,
Oh, douleur !
(La scène s’assombrit lentement,
l’incarnation de Martinovics disparaît, seul reste le tableau sur le mur, dans
la pénombre. Pendant ce temps…)
Premier frÈre (dit dans son rêve, comme relayant
la voix traînante de Martinovics) :
Son visage est blême comme la
craie,
Sa bouche est un noir recoin…
(Silence !... Le tableau demeure
immobile dans le noir… Les frères se réveillent de leur rêve merveilleux. Ils
se frottent les yeux. Le premier frère se lève lentement d’à côté de la petite
table et va à la fenêtre. En même temps le deuxième frère se lève du prie-Dieu,
sort un brandon, il l’allume à la flamme de la bougie et il allume aussi les
cierges dans les candélabres qui se trouvent sur la petite table et ceux qu’ils
avaient éteints sur la table à droite au début de la scène. Ensuite il s’assoit
à la table et se met à lire. Le premier frère s’éloigne de la fenêtre, va à
l’étagère de livres, en sort un tome épais, il s’assoit. Au loin on entend sans
cesse le son des cloches… Silence…)
Premier frÈre. Il lit :
Parmi eux Sigray
fut conduit le premier,
Szolárcsik, près des marches a trébuché.
Szentmarjay a violemment repoussé le prêtre,
Hajnóczy marcha en pleurant, Pál
Őz se débattait.
Martinovics – selon les
anciennes chroniques –
S’évanouit, il fallut le
traîner là.
Lèvres ouvertes, écumeuses, un
sourire ironique,
C’est par les aisselles qu’on
le porta.
Cheveux hirsutes et mouillés,
sa maigre tête d’enfant
S’inclina doucement sur le
flanc du bourreau.
Celle-là même qu’inonda de
rouge le sang caillé,
Ses deux bras étreignaient
doucement le billot.
(Silence profond… Les deux moines
continuent de lire … Très lointains sons de cloches. Très loin comme au début,
on entend le chant de voix de femmes… Une lente complainte traînante…)
As-tu entendu le son, la
vieille cloche,
Que cache profondément
l’immense Danube…
Elle ne parle que rarement,
quand le vent la secoue,
Au printemps, par les fraîches
nuits de mai.
(Le rideau tombe très lentement pendant les
sons languissants du chant.)