Frigyes Karinthy "Voyage autour de mon crâne"

<             Amerigo Toth - Karinthy                                     KF_d                            >

La montagne de crânes

(Intermède)

 

Une lueur aveuglante dans ma nuit moite

S’allume soudain l’arc des lustres…

         (D’un de mes poèmes de jeunesse)

 

Oui, cette lumière éblouissante a bien ressurgi de la distance des souvenirs de jeunesse, sinon d’où, et elle est d’autant plus éblouissante que mes jours et mes veilles étaient sombres. La musique aussi est plus intense que tantôt celle du hall, mes oreilles du rêve en rajoutent certainement sur la réalité d’autrefois. Et tout est aussi amplifié et tambourinant qu’alors, à mes dix-huit ans, dans l’ivresse du soir qui a inspiré le poème intitulé « À un concert », comme si ce n’était pas un souvenir, mais le passé revécu. Plutôt pas un concert, mais de l’art lyrique, qui plus est probablement « Lohengrin », la marche nuptiale ou la ballade des adieux. Ou les deux à la fois. Sur la scène une foule bariolée, des bras costumés, dans la fosse d’orchestre un fortissimo triomphant. Mais le chevalier en armure et en cape blanche, lui, ne se trouve pas sur la scène, il ne peut pas puisqu’il est assis ici, à ma place, dans ma loge, et il attend son tour. Apparemment je dois effectivement être Lohengrin, ou du moins l’acteur qui joue le rôle, j’ai le trac pendant que j’examine mon masque dans un petit miroir, ce même trac pénible que je ressens avant de faire mes lectures, juste avant de monter sur l’estrade. J’irais bien si je savais de quoi je devrai parler et si, malgré mon splendide costume, je n’étais pas pieds nus… et si j’arrivais à réfléchir, s’il n’y avait pas quelqu’un près de moi qui n’arrête pas de chuchoter dans l’obscurité de la loge, d’une voix douceâtre et nasale, têtue et monotone… pourquoi chuchote-t-elle, cette voix, alors que l’orchestre claironnant m’empêche d’entendre les mots ? Et je dois rester poli, je ne peux pas lui intimer de se taire, pourtant on va sonner dans un instant pour m’appeler sur la scène et tenir ma lecture… que diable vais-je lire sur cette feuille blanche sur laquelle j’ai oublié d’écrire ? Tant pis, je serai entraîné par l’exaltation du moment… il faudra en revanche faire attention… faire très attention… et puis il n’est plus temps de tout décommander, la chose est bien là sur la scène, j’ai dû l’oublier là au premier acte, je devrais la retrouver, prudemment, sans me faire remarquer… J’espère que c’est bien là, je veux qu’elle soit là, elle doit traîner par terre, on l’a peut-être poussée du pied plus loin, mais sans la faire tomber dans les feux de la rampe, je l’aurai vu. Heureusement que je suis pieds nus, pendant la lecture je pourrai tâter et chercher prudemment avec les orteils, je reconnaîtrai aisément cette substance molle, caoutchouteuse, elle ne peut pas encore être plus grande qu’un œuf de poule ou une balle. Je tâterai prudemment sous la table et si je la retrouve, soit je la monte en douce sur la table, soit je la détruis… Mais aïe, que se passe-t-il si je ne la retrouve pas ? Si malgré tout elle a été balancée dans la fosse d‘orchestre… j’aurais beau la chercher, je ne la retrouverai pas…

 

Apparemment c’est bien ce qui s’est passé, sinon que serais-je venu chercher ici à New-York, où je me trouve pour la première fois, si tous les fils ne m’avaient pas conduit ici, malheureux détective que je suis, depuis la ville où j’étais Lohengrin, celle qui aurait pu être Budapest, Vienne, Berlin, que sais-je ? De celle-ci je sais que c’est New-York, sans quoi je ne souffrirais pas de tels vertiges quelque part, au cinquantième étage d’un gratte-ciel où je suis assis dans une petite chambre et je négocie, alors que la chambre ne cesse de tanguer, d’osciller, ce qui en soi ne m’inquiète pas, parce que je n’ignore pas que les étages supérieurs des gratte-ciel font ainsi, mais c’est désagréable ; je négocie avec ce gros malabar à la peau créole, courtois mais autoritaire, dont je sais fort bien qu’il est Al Capone ou quelqu’un de ce genre, mais nous n’en disons rien. Nous n’en disons rien, il importe d’être très prudent, nous discutons de la chose sous la couverture de la ruse et du secret, tout comme des chevaliers d’industrie. Moi, j’élabore des théories et je bavarde, lui est  taciturne et ironique comme qui est sûr de son affaire et laisse l’autre se fatiguer. Pourtant c’est sûr, c’est lui qui l’a, c’est lui qui l’a volée, il la cache quelque part, dans un coffre-fort, il ne l’a pas détruite, il la garde… Et le salaud agit comme s’il s’agissait du bébé Lindbergh et comme s’il ne remarquait pas la contradiction : moi je parle d’une tumeur et lui d’un bébé. Évidemment nous usons tous les deux de circonlocutions, mais il est évident que si je parle d’une formation tangible aux contours nets qui n’est certainement pas cancéreuse, alors ça ne peut pas être un nourrisson, et pourtant il y revient systématiquement, oui, d’accord, mais il ne ressemble pas au colonel, il ne peut pas être celui-là. Ça commence à devenir ennuyeux car je parle tout le temps de « tapping » et je sens avec angoisse que ce n’est pas le terme juste, mais que faire si l’expression « kidnapping » ne me revient pas et il ne se donne pas la peine de m’aider, pourtant il le sait. Je tente en vain de le radoucir, je lui récite des poèmes pour lui montrer la beauté de la langue hongroise, je récite du Reviczky et je lui chante aussi des chansons sentimentales. Il verse de l’eau-de-vie, ce qui signifie qu’il a fini, il ne négocie plus, il ne me conduit pas sur la piste. Je trinque fièrement, mais l’eau-de-vie n’a aucun goût.

 

Comme n’ont aucun goût les délicieux plats exotiques que l’on me sert ici à Ankara (car je suis à Ankara), au banquet organisé en mon honneur. Ce n’est pas un banquet élégant, nous ne sommes que quatre ou cinq à la buvette d’une taverne, mais ce sont les Balkans après tout. Rien n’a de goût, pourtant je ne cesse de manger, je dévore des pilafs et autres mets farcis, des boudins et une sorte de truc étrange, élastique, qui a beau être de la viande, c’est sucré. Je bouffe, pourtant ça n’a pas de goût, et mon estomac reste vide. Heureusement le rédacteur local en fez rouge fait le coquin et cligne des yeux dans ma direction, il m’entraîne dans la nuit d’Ankara, nous nous faufilons à travers des ruelles tortueuses, je lui répète que je suis enchanté et qu’Ankara est tout à fait comme Venise… Il m’encourage à aller plus loin et j’y vais… et les dames mystérieuses de la nuit apparaissent et m’entourent… De merveilleuses ombres serpentines couvertes de soieries romantiques, je hâte le pas, je rejoins enfin la dernière, je suis déjà envoûté par ses formes séduisantes, je me penche voracement vers elle. Malchance, son visage est dissimulé par son féradjé, seuls ses yeux brillent. Nous marchons un instant côte à côte, je chuchote en murmurant, j’attends le bon moment, mais je panique quand je constate qu’il tarde, la femme n’a pas de goût, pourtant… sous une lanterne faiblement vacillante je lui arrache impatiemment son féradjé… puis nous discutons encore un peu sur un ton traînant, monotone – mais je sais déjà que tout est fini, elle ressemble à ma sœur qui est morte il y a quelques années d’une tumeur intestinale. Je n’adresserai plus la parole à personne, je suis sûr qu’elles ressemblent toutes à celle-ci sous leur féradjé

Mais je ne le voulais pas vraiment, j’ai autre chose à faire, et puis ce n’est pas Ankara, c’est le vieux musée, le vieux musée espagnol à Madrid ou à Séville, ou plutôt ce doit être l’Alhambra, c’est vrai – comme c’est bizarrement agencé, une collection d’antiquités, un musée d’histoire naturelle, une collection d’armes, une de minéraux, des tableaux, tout cela réuni dans un désordre confus, c’est tout à fait à mon goût, je peux fouiller sans être dérangé, le gardien s’en fiche d’ailleurs, j’ouvre quelques coffres, je farfouille entre les soieries et les fines étoffes, je dispose des livres, des documents poussiéreux sur mon bureau… Penser que l’idée de mettre de l’ordre dans mon placard à documents et les tiroirs de mon bureau me hante depuis des années… je m’y mets cette fois, il est grand temps de m’en occuper. Des cahiers d’écolier refont surface, tiens, mais il existe encore, mon vieil herbier dont j’étais tellement fier, des anémones avec des pétales rose pâle et des feuilles pressées entre de beaux buvards blancs… Des anémones, d’autres plantes, avec des tiges rouges et bleues entortillées, emmêlées en tous sens… ah, mais ce n’est pas un herbier, je suis déçu, comme j’étais content de le retrouver… ce n’est pas ça, je suis pourtant heureux de l’avoir, je le croyais perdu, c’est l’atlas anatomique de Szobota, et ce que je croyais être des végétaux embroussaillés, c’est une image en couleurs de vaisseaux sanguins imbriqués, on devine même leur pulsation, un magnifique travail de typographie, on a dû  faire ça avec un fin réseau de verre, c’est vrai que ça pulse, et par endroits ça fait des nœuds… Oui, d’accord, voici l’atlas, mais où a disparu la… qu’est devenu la… je dois la chercher dans tous les placards, examiner les minéraux et les armes, elle doit être là quelque part, pourvu que le gardien ne vienne pas… malheureusement le temps passe et j’en suis encore aux images, et encore des images… une collection d’art graphique, je crois que… oui, sûr, ce dessin je le reconnais : c’est un Goya, j’en ai le cœur qui palpite, c’est l’original que j’ai devant moi, pas de doute possible, je ne le connais que trop – « Le verger du roi », c’est son titre, un énorme chêne s’étale au centre et aux branches des pendus par centaines, dans une posture pitoyablement droite et mince, par grappes.

Un frisson d’horreur me parcourt le dos, je n’ose pas regarder en face l’homme pendu, pourtant il le faut, tant que la vie ne l’a pas encore quitté, et il élargit convulsivement ses lèvres comme un poisson – il faut que je le regarde bien puisque je dois en écrire un article d’ici demain matin, je dois livrer le reportage à neuf heures, c’est terrible, pas moyen de tricher, je ne peux pas écrire autre chose que ce qui s’est passé dans la réalité. Un instant de liesse, une libération : ce n’est pas la réalité, je ne fais que rêver, quelle chance ! Tout ceci n’est qu’un rêve, la souffrance de la course effrénée du détective à travers le monde pour retrouver la tumeur, il n’y a pas de tumeur, pas la peine de continuer de la chercher et il n’y a pas de pendu non plus, donc pas besoin d’écrire dessus, ni de le regarder en face ! Je flâne encore un peu ici, sur cette grande place intéressante, dans la foule, je n’ai plus peur quoi qu’il arrive, puisque je ne fais que rêver et je vais bientôt me réveiller, je ne suis pas pressé, je suis intéressé par cette grande ville étrangère, même s’il fait un peu froid.

 

Mais je ne me réveille pas et j’ai le temps d’oublier encore que je rêve, et je gigote de plus en plus inquiet, je frissonne dans la foule, je ne comprends pas le russe et eux, ils ne comprennent pas l’allemand. C’est dommage parce que je suis enfin en piste, dans la ligne droite, même si on ne comprend pas mes mots, je vois et je sais, à leurs gestes à leurs intonations qu’il s’agit justement de cela, ils se sont réunis pour cela, c’est la chose qu’ils veulent régler, l’orateur sur l’estrade pérore là-dessus, le vent m’apporte les mots slaves grinçants, durs, semblables à des claquements de cravache. Rien à faire, je ne peux pas parler, personne ne me comprend, je suis sauvagement bousculé par des personnages en haillons au visage brutal, aux pommettes saillantes – je n’ai aucun moyen de le leur dire, pourtant s’ils savaient que c’est moi, qu’il s’agit de moi, que c’est en rapport avec moi que ce rassemblement populaire révolutionnaire s’est réuni, ce qui importait ce n’est pas la pendaison, mais la grande nouvelle, la déclaration, la nouvelle rendue publique que ça y est, on l’a retrouvée, la classe ouvrière consciente et déterminée a brisé les sceaux des trésors cachés jalousement gardés, et maintenant elle en prend possession… Mes tempes battent follement, je trépigne impatiemment dans le froid, allons, allons-y enfin, il a assez discouru ce prétentieux… Et en effet, la foule pousse des cris, se révolte et s’élance, elle quitte la place, nous courons devant le Kremlin, puis nous nous dispersons dans des rues latérales, des groupes disparaissent sous des porches… Les gens sont désemparés, quelques-uns s’arrêtent, se querellent, non, ce n’est pas par là qu’il faut aller, on l’a emmenée au vieux parlement, non, ça regarde le comité central, à coup sûr on l’a remise au palais… Je crains un instant d’avoir à nous rendre dans les caves mal famées de la GPU. Nous dévalons en effet des escaliers suspects, nous sommes trois, un grand échalas de charbonnier en bonnet et Vedres, du cercle Galilée, qui plus tard fut victime de la grippe. Vedres explique, il prend un air supérieur, il est comme chez lui, il vit ici depuis vingt ans, je n’ai qu’à lui faire confiance, il en sait plus que les autres. La tumeur a été inventoriée, mise en réserve, mais pas encore enregistrée sous un numéro, fions-nous à lui, en cinq minutes il nous fera entrer, il connaît les portes dérobées. Et nous y sommes, face à une porte de fer, ils vont nous faire entrer, je pourrai la voir – mais la porte ne s’ouvre pas, Vedres trépigne de colère, que le diable les emporte, ils ont fermé à midi, on ne peut rien faire, ils ne vont pas rouvrir avant demain. Sauf si… si nous montons à la permanence, on devrait y trouver Sergueielev qu’il connaît bien, il pourrait peut-être faire quelque chose pour nous… mais je sens fort bien que nous sommes les proies d’un labyrinthe bureaucratique, nous ne trouverons jamais ce que nous cherchons.

 

Ou plutôt je l’ai déjà trouvée. Il s’agit de décider où la cacher maintenant, où la dissimuler aux autres, comment m’en débarrasser. Qui le sait, qui se doute – comment pourrait-on s’en douter ? – que dans le lourd paquet encombrant que je trimballe comme une pastèque depuis des jours, emballé dans du papier journal, je dissimule le plus gros diamant du monde, vingt fois le Koh-i-noor ou l’Orlov. Mais évidemment impossible de le monnayer, un sacré grand morceau de verre, qui croira que c’est un diamant ? Je ne peux pas le diviser, je n’ai pas les outils, et en un morceau personne n’en voudra, que pourrais-je en faire ? J’ai déjà essayé de « l’oublier » quelque part, je l’ai posé et je l’ai laissé « par hasard », mais on me l’a rapporté. Je regarde autour de moi en furetant, suis-je vu ? J’aimerais le descendre dans le canal. Impossible, on me fixe de l’autre rive. Je continue de le traîner, péniblement.

C’est très pénible. Tout le monde est rentré chez soi, les rues sont vides, la ville paraît déserte tout comme les bois et les champs. La lune décrit de grands cercles, la musique aussi s’est tue. Au-delà de la Voie lactée, voici l’Espace dont j’ai lu la description dans Arrhénius, des nébuleuses, des galaxies spirales, oui c’est l’expansion de l’Univers. S’il se dilate, devient de plus en plus grand, si sa dilatation s’accélère, où vais-je pouvoir poser mon fardeau, où vais-je trouver ce que je cherche, dans l’hypothèse que, comme on peut le supposer, il s’est libéré de l’attraction universelle ?

Et quantité d’autres villes, régions, nébuleuses, galaxies spirales…

 

Et alors un mot net, clair, je le prononce à haute voix, en articulant, pour ne pas l’oublier, puisque je dois passer un examen, peut-être aura-t-il lieu dès demain, et je ne connais pas le président du jury du baccalauréat. Je retrouve au moins le sujet du bac. J’épelle « c-r-â-n-e »,.

Et voici qu’on apporte les crânes en un long défilé, et on les fait rouler dans la vallée. Il s’en forme des tas, quelques tas sont grands comme la montagne elle-même. Je hoche intelligemment la tête, avec un air supérieur, comme le bon élève qu’on ne peut pas surprendre. « Une montagne de crâne », je le souffle à un mauvais élève pour l’aider, pourtant je ne le vois pas. Et j’ajoute, pour faire étalage de ma culture : « Golgotha ».

Hé oui, Golgotha et non pas « tapping » et pas non plus « kidnapping », mon cher Al Capone.

Et maintenant si je hurle, je me réveillerai pour de bon parce que je suis couché, contracté, sur ma colonne vertébrale, et je n’en peux plus.

 

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