Frigyes Karinthy "Voyage autour de mon crâne"

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Olivecrona

 

Je le reconnais au fait que c’est lui qui s’approche le premier de mon lit, Söjkvist et l’autre médecin inconnu se tiennent respectueusement sur le côté. Mais de toute façon… dès qu’ils ont passé la porte, sans voir les visages, je savais que c’était lui.

- Comment allez-vous ? – me demande-t-il et il me tend la main. Pas « alors, comment ça va ? », ni « eh bien, comment allons-nous ? », comme à l’accoutumée. Oui, il est franchement courtois, sans être distant. Poli mais sans artifice dans la courtoisie, on sent que son ton est exactement le même dans l’intimité.

Il ne m’ausculte pas, il ne m’interroge pas non plus. Cela ne m’étonne pas puisque je n’ignore pas que sa visite est purement formelle. Les médecins qui examinent les données lui communiquent jour après jour ce dont il a besoin, ce qu’il doit savoir à mon sujet. Je trouve malgré tout bizarre que nous ne parlions pas de ma maladie. Une idée étrange s’enracine en moi que même au-delà de la maladie il a une image, vraie ou fausse, mais une image arrêtée de moi. Je trouve quelque peu humiliant que l’opinion que je me fais de mon état ne l’intéresse pas – me prendrait-il pour un ignare apathique ? ou au contraire pour un être fantasque (on l’aura prévenu que j’étais une sorte de poète), se protégerait-il contre mon imagination débridée ?

Ce soupçon me blesse. Je suis un respectueux admirateur des sciences exactes, mais de la part de leurs représentants j’attends (c’est à l’instant que je m’en aperçois) autant de respect pour cette autre source de recherche d’une vérité que l’on désigne d’un terme assez ambigu : « la vision de l’artiste » qui, par-delà l’observation, fait progresser la pensée par la force de l’imagination. On ne peut espérer un résultat que d’une coopération entre les deux démarches. C’est pourquoi, par provocation et bravade, néanmoins sur un ton plaisant et badin, je mets très sérieusement sur le tapis ma thèse selon laquelle, dans le meilleur cas, nous connaissons seulement sur les différentes tumeurs occurrentes dans le corps humain la composition et la nature, mais sur leur rôle et leur but, sur leurs intentions si je peux m’exprimer ainsi, nous savons moins que des fonctions de nos organes normaux, que par ailleurs nous ne connaissons pas toujours très bien non plus. On ne peut jamais savoir, il se pourrait que la mystérieuse tumeur, malgré son apparent travail destructeur – puisqu’il existe également des tumeurs inoffensives (je pense aux tératomes) – cherche à devenir quelque chose dans l’intérêt de l’individu, seulement elle n’arrive pas à s’exprimer. Initialement elle voulait construire, mais entre-temps, soit elle l’a oublié, soit elle ne sait pas s’y prendre, soit elle n’en a pas eu les moyens – ou éventuellement elle en a été empêchée par le gouvernement central qui n’a aucune idée de l’avenir, qui tire toutes ses conclusions du passé. Et s’il s’agissait d’une première tentative rudimentaire, inconsciente ou déterminée d’un nouvel organe encore inconnu ? Celle d’un nouvel organe ou d’une partie du corps qui veut naître dans une direction encore ignorée de l’ordre de l’évolution de l’espèce ? Qui sait si l’espèce ne cherche pas à se pourvoir d’ailes, honteuse et jalouse de l’action courageuse et supérieure de l’homme qui, sans attendre ses hésitations paresseuses et ses tergiversations aveugles, s’est tout simplement inventé des ailes quand il a eu envie de voler ? Ou bien, sur instruction secrète du myélencéphale, ne s’est-elle pas fait un croquis de fortune, l’esquisse d’un nouvel organe sensoriel qui transmettrait au centre le rayonnement de forces différentes de celles transmises jusqu’alors ? Un électroscope organique ou une antenne organique (que possèdent manifestement les insectes par exemple), ou que sais-je encore – capable de capter des rayonnements que nos instruments jusque-là inorganiques ne détectent pas ?

Je me rappelle clairement que je voulais lui exposer quelque chose de ce genre, mais je ne réponds pas du contenu du bégaiement pitoyable que j’ai balbutié, la tête bourdonnante, dans un allemand assez approximatif. Olivecrona, poli et prévenant, m’écoute un temps – j’ai peut-être obtenu qu’il ait écouté une nouvelle connaissance et non un tableau clinique – puis, il se prépara vite à prendre congé non sans remarquer que ce sont assurément des choses très intéressantes pour quelqu’un qui a beaucoup de temps, mais la tâche est énorme, il faut travailler : l’un à l’usine, l’autre derrière son bureau, le troisième au central téléphonique. (Plus tard j’apprendrai dans une de ses conférences ici que sous le préposé au central téléphonique il entendait lui-même qu’il considérait comme un électricien de service dans le cerveau, au central téléphonique du corps humain.)

 

Resté seul (Kerstin est partie avec les autres), sous l’effet de mes impressions, je me suis laissé aller à des sentiments mitigés. Je ne pourrais pas dire que l’homme qui désormais tient ma vie entre ses mains m’aurait dès la première vue emballé ou aurait éveillé une confiance désespérément aveugle. Je l’ai trouvé sympathique, mais sans qu’il suscite en moi un enthousiasme particulier. J’ai tout de suite senti qu’il était strictement matérialiste, non seulement dans son métier, mais aussi dans sa philosophie de la vie. Dans sa compréhension des personnes il est manifestement guidé par des critères simples, clairs, objectifs, la situation de la personne dans la nature et dans la société. Les gens d’ici racontaient bien à son sujet qu’il vit une vie à cent pour cent pratique – de sept heures du matin jusqu’à trois heures de l’après-midi, éventuellement plus tard, il travaille très dur dans cette clinique qu’il dirige, il ouvre des crânes, rien d’autre. Ensuite il se retire dans son joli petit château (c’est un homme riche) dans sa famille : il a une femme et trois fils. Ses uniques loisirs sont le golf et le bridge où il excelle. Il va de soi qu’il écrit des ouvrages scientifiques importants, mais je n’en connaissais encore aucun à l’époque. Il doit ses succès à sa fabuleuse précision technique, mais tout comme son maître, le professeur Cushing à Boston, lui aussi a des idées et des méthodes nouvelles et originales.

Je n’ai remarqué qu’une seule chose paradoxale : sur un document officiel j’ai par hasard aperçu sa signature, je n’ai pas pu la lire, mais en en devinant les traits je me suis dit que c’était une écriture plutôt féminine. J’ai immédiatement ajouté : évidemment, ses doigts exécutent des ouvrages féminins.

 

Poursuivant ma méditation je me suis posé la question de savoir si cette expérience à Stockholm était forcément l’unique solution. Je le répète, je n’avais rien à reprocher à ce professeur après avoir fait sa connaissance, au contraire, il paraissait vraiment être un homme excellent, même s’il ne semblait pas cultiver particulièrement les sentiments, même s’il manquait en lui les allures « rédemptrices » du génie s’enflammant pour « l’humanité ». Je n’ai pas pu bien déchiffrer son visage, il devait certainement être attirant ; il paraissait avoir un nez plutôt aplati ce qui est signe de bonté. Au demeurant, quoi qu’il arrive, je n’ai et je ne peux avoir de dispute avec moi-même. En relisant les lignes ci-dessus, l’expression « qui tient ma vie entre ses mains » me saute aux yeux. Ce n’est pas un hasard si je n’ai pas utilisé l’expression « entre les mains duquel j’ai remis ma vie » plus plaisante. Ce n’est pas moi qui ai choisi Olivecrona pour l’opération, ce n’était pas mon idée de désigner sa personne pour m’extraire la tumeur que j’ai trouvée moi-même là-bas, à la clinique à Vienne. Son nom, je l’ai entendu pour la première fois dans la bouche des trois « Gyula » quand ils ont savamment calculé sur la base de divers aruspices guérisseurs que je devais me confier à lui et à personne d’autre. Apparemment il fallait agir ainsi, c’est le métier des médecins de s’y connaître, pas le mien.

 

Et pourtant…

 

Et pourtant qu’est-ce, ce sentiment incertain, inachevé quand, me tournant dans mon lit sur le côté, clignant des yeux, roulant sur moi la couverture jaune, j’essaye d’évoquer son image ? Comme si cette image n’était pas complète… comme si j’avais oublié quelque chose… quelque chose que je n’ai pas appris maintenant à son sujet, tout à l’heure, lors de notre première rencontre…

Oui, oui… qu’est-ce que c’est ?... où l’ai-je vu ?... oui, oui… d’où est-ce que je connais cet homme ?

 

Et maintenant je dois m’arrêter, mon « p’tit moi » met son grain de sel, il lève mon stylo, semant le trouble dans la marche de mon propre compte rendu ; vite, vite, avant que, par intérêt « artistique » de composition et pour ménager ses effets « l’écrivain » habitué à composer des fictions ne viole la réalité, orgueilleusement convaincu qu’il peut y avoir des situations où l’intérêt artistique est supérieur à l’aveu de la pure vérité. Je ne prétends pas comparer par là les valeurs de l’art et de la réalité. Je constate simplement (comme je viens de le comprendre en écrivant le compte rendu de ma maladie) que la réalité en tant que genre littéraire, du point de vue non seulement du cadre mais même de la composition, ne nécessite nullement le soutien et les corrections de « l’artiste », tout simplement parce que – j’ignore comment elle le fait mais je suis contraint de le reconnaître – elle compose elle aussi. Oui, elle compose, comme si elle avait quelque chose à dire. Elle compose et elle regroupe comme les écrivains. J’ai déjà écrit un jour quelque part (et les biographies à la mode de nos jours le prouvent aussi) que l’histoire d’une vie est en même temps le roman de cette vie. Mais que cela concerne aussi les tout petits détails et les allusions et les regroupements, c’est maintenant qu’il me fallait l’apprendre. Cela n’a pas été facile et sans sacrifice. Il m’est plusieurs fois arrivé par le passé de vouloir extraire une tournure, un épisode ou une réflexion de la marche des souvenirs pour les replacer un ou deux jours plus tôt ou plus tard, dans un autre contexte des souvenirs, pour mieux les mettre en valeur ou les rendre plus compréhensibles dans ce nouveau voisinage ou éventuellement pour mieux souligner les faits. Mais ça ne fonctionnait pas. En réorganisant les choses j’ai dû comprendre qu’il était impossible de bouger le moindre maillon de sa place naturelle parce que ce qui s’est passé vraiment est toujours plus clair et plus impressionnant que ce qui aurait pu se passer. Même symboliquement, la réalité savait mieux, où, comment, pourquoi, elle plaçait les choses.

Je me réjouis que mon « p’tit moi » ait pris la main dans le sac l’écrivain prétentieux que j’ai failli être, et désormais je veillerai à rejeter la tournure « intéressante » à la place de la vérité pouvant paraître moins attractive.

Parce que par exemple mon chapitre suivant deviendrait sans doute plus intéressant et plus attractif si j’écrivais que dès ce jour et dès là-bas j’avais pris conscience de l’importance dans ma vie de ma rencontre avec Olivecrona. Là-bas, dans le lit, sous la couverture jaune, après sa première visite quand je me cassais la tête : pourquoi j’avais le sentiment de l’avoir déjà rencontré.

 

Et bien, cela ne s’est pas passé comme ça.

 

On dirait que le caprice et l’envie de composer de la réalité ne s’expriment pas uniquement dans l’occurrence des choses, elle s’étend aussi à la durée de la confession de cette réalité. J’écris le présent « roman » morceaux par morceaux, et dès samedi de la semaine dernière j’ai décidé de rapporter cette semaine ma rencontre avec Olivecrona. Dimanche j’ai prononcé un discours commémoratif à l’Académie de Musique à la mémoire d’un ami cher et excellent écrivain récemment décédé. J’ai rencontré à cette occasion un vieux camarade, acteur très populaire qui doit avoir un septième sens pour des relations secrètes et occultes, c’est par exemple un brillant joueur d’échecs. Amenant la conversation sur ma maladie il s’est mis à m’interroger sur la personne d’Olivecrona, je lui ai peint une image improvisée sur son aspect physique, son style, son attitude. Après la troisième phrase, il me coupa la parole, surpris.

- Mais dis… cet homme est l’incarnation de…

Et il prononça un nom. Pas le nom d’un homme vivant ou mort. Celui d’une personne fictive, du personnage d’une pièce de théâtre hongroise.

 

La pièce, c’est moi qui l’ai écrite, voilà exactement vingt ans[1]. Dans la pièce il s’agit d’un homme d’un talent exceptionnel, un ingénieur, riche en sentiments mais en lutte avec lui-même et de nature hésitante, qui invente un bombardier automatique, sans pilote (il a entre-temps été inventé réellement), mais un ami, sceptique, lui fait la démonstration qu’en réalité et à son insu il veut se venger de l’humanité pour avoir été abandonné par sa ravissante épouse qui a préféré filer avec un dandy élégant. Pour le contredire, l’ingénieur décide de piloter lui-même lors d’un vol d’essai à bord de l’appareil qui pourrait exploser. Mais il a terriblement peur de la mort, alors apparaît son alter ego – le médecin du nord, à la Solveig d’Ibsen, et il lui fait la proposition d’opérer son cerveau et d’en extirper le centre de la peur de la mort qui niche là, derrière, dans le cervelet. L’ingénieur se soumet à l’opération et le lendemain, lors de la présentation, ne craignant plus la mort, il a le courage de rester en vie.

Mon ami comédien connaissait ce rôle, il l’avait joué. Ce que je lui ai décrit d’Olivecrona l’a fait penser à Olson Irjö, son rôle d’autrefois, le rôle principal, l’alter ego chirurgien, car il l’avait joué dans le même masque et le même style, exactement tel que je venais de lui décrire Olivecrona.

 

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[1]              « Demain matin », pièce écrite en 1916.