Frigyes Karinthy "Voyage autour de mon crâne"

<             Amerigo Toth - Karinthy                                     KF_d                            >

Film d’amateur

 

Je dîne à la maison, depuis janvier nous vivons avec Cini en célibataires, sa mère étudie le freudisme à Vienne et suit un stage de neurologie à la Clinique Wagner-Jauregg. Notre conversation roule sur la géométrie descriptive et la physique, je lui cite en exemple la construction humaine vue comme une machine. Cini est en troisième, il ne s’aperçoit pas qu’en lui expliquant des choses de la nature et de la vie, je n’hésite pas à l’utiliser comme cobaye : dans les banals sujets scolaires, comme si nous parlions en toute légèreté de choses qu’il apprendra plus tard dans les classes supérieures, je glisse mes théories personnelles dont nul ne sait encore rien, je les essaye sur lui. Il est actuellement intéressé par le mécanisme de la réflexion, je lui débite quelque chose sur les engrammes, sur des pistes électriques « damées » dans le centre nerveux, sur les réflexes conditionnés, mais je dévie rapidement – comme s’il s’agissait d’une chose communément répandue – sur mon dada favori à propos du fonctionnement « autonome » des organes. Nos organes ont chacun de leur côté un moyen d’expression propre, ils savent « parler », il suffit de comprendre leur langage. Je me cite en exemple, j’avance comme un fait – égocentrisme ! – ce que je voudrais seulement : par exemple, si je médite calmement, m’observe, je peux déterminer à peu près la partie de mon cerveau où se génère la pensée en cours. Quand je compte, fabrique des jeux de mots, décompose (analyse), c’est devant, sous mon front, qu’il se passe quelque chose ; les sentiments, la musique, les passions (l’amour, pensai-je aussi sans le mentionner) naissent dans la partie arrière du crâne. Je décide sur-le-champ que ce soir, au lit, je poursuivrai mes expériences – je me leurre depuis des années en me disant que par des exercices endurants il devrait être possible de diriger les pensées, mouvoir les ganglions nerveux de l’intérieur, tel l’athlète qui fait fonctionner ses muscles, ou le pianiste ses doigts. Cette idée, je l’ai élaborée des années auparavant pour lutter contre l’insomnie. En effet, on devrait pouvoir s’endormir sans moyen extérieur, il suffirait pour cela d’identifier le point dans le mécanisme de l’imagination, en bas, quelque part dans le cervelet, le point d’où il serait possible d’engourdir le centre cérébral tout entier, l’extraire de la réalité, tel le point d’appui d’Archimède soulevant le monde, arrêtant sa rotation. Cini paraît s’ennuyer, il parle de water-polo et me raconte qu’il a été premier en saut en hauteur. Modestement, en exagérant un peu (quelle insolence de ma part d’oser être modeste – « de quoi êtes-vous modeste ? » dit un jour Osvát[1] à un jeune poète) je lui évoque mes exploits sportifs de jeunesse. Je rappelle du même coup que depuis la scarlatine que j’avais chopée dans la petite enfance, je n’ai jamais été malade (l’appendicite ne compte pas) – dans l’espoir secret d’en imposer à Cini avec ça.

Le souvenir des trains de l’après-midi me traverse rapidement l’esprit, mais je l’oublie.

Tôt le matin, à huit heures, un coursier passe prendre des épreuves d’imprimerie. Puis Dénes, mon secrétaire, vient me voir. Le bureau que j’ai acheté hier si bon marché a grand besoin d’être reverni, dit-il, mais je ferais mieux de m’en occuper personnellement si je veux éviter qu’on me roule, et à moi on me le fera à moitié prix. Bon, j’y vais, je m’adresse au menuisier avec une condescendance bienveillante, j’utilise des expressions populaires comme je sais le faire avec les gens simples, pourtant j’encaisse avec satisfaction qu’il m’intitule « maître », signe qu’il m’a « reconnu ». Ensuite, au Café Bucsinszky, je jette vite fait un « billet » sur le papier, à onze heures je suis déjà chez l’éditeur, il faut constituer un recueil de nouvelles, lui donner un titre. Ça me prend pas mal de temps, je feuillette les tirages, je pèse les nouvelles pour trouver celle que je mettrai en tête et qui fournira le titre. J’avais d’abord songé à celle qui s’intitule « Ma mère », mais je ne sais pourquoi, je change d’avis et j’opte pour « Malades rieurs » même si je vois mal cette expression en titre d’un livre : cela me rappelle « Les malades », titre d’un ancien recueil de nouvelles de Kosztolányi. À l’époque déjà j’avais pensé que seuls des mots vigoureux sont dignes d’un écrivain progressiste, enthousiaste, il ne faut pas se laisser aller à se complaire dans des misères, à la manière des impressionnistes heureux et mièvres de la belle époque qui reconnaissaient par là que l’art serait, toutes proportions gardées, un état souffreteux ; il n’en est pas question, il est au contraire un état de santé supérieur particulier. En sortant de chez l’éditeur je passe au journal pour demander un sujet de reportage, je croise B. dans l’antichambre, nous remettons notre projet de revue sur le tapis : si nous la lançons au printemps, à la noël nous sommes sur les rails. On me remet un courrier : une société littéraire m’invite à leur tenir une lecture. Je chasse le remord de ma tête : Dieu, que de lettres auxquelles je n’ai pas répondu ! Mais je n’ai vraiment pas le temps, je dois absolument aller négocier avec ce directeur et faire ensuite un saut au ministère, au sujet du piston pour Rózsi, ma brave femme de ménage : il faut aider son mari Pál Szabados à trouver un boulot. Il est deux heures quand j’arrive à la maison. Au déjeuner Cini me torture, il veut se rendre à une fête – pas question, ce n’est pas de ton âge. Le repas terminé, le petit Pali, un brave petit écolier costaud de six ans, potasse dans son abécédaire quelque chose dans son dialecte des Palóc[2] si agréable. Son texte me frappe l’oreille : « Isaac lit », puis : « Salomon écrit ». Tiens, passe-moi un peu ton livre. C’est un bel abécédaire moderne, bien illustré. Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Aurais-je des visions, ou l’éducation populaire serait-elle à mon insu devenue brusquement si libérale chez nous ? L’une des images représente une famille au repas autour d’une table blanche, chacun avec un chapeau sur la tête. En dessous une comptine intitulée « Veille de Pessah ». Dans quel livre apprends-tu à lire, Pali ? Je saute à la première page, il s’agit de l’abécédaire d’une école confessionnelle juive. J’appelle Rózsi, elle s’étonne, hausse les épaules, ne comprend pas, elle a fait inscrire l’enfant en septembre à l’école la plus proche, un joli bâtiment bien propre, la maîtresse est très gentille, l’enfant apprend très bien, il n’a que des bonnes notes, il est vrai que les catholiques doivent y suivre le catéchisme à part. Cini se roule par terre de rire : t'es devenu un petit Juif, Pali ! Désormais on t’appellera Shmuel, tu te feras pousser des rouflaquettes. Pali résiste un moment héroïquement, il répond avec obstination, mais après il éclate en sanglots et hurle : « je ne veux pas être un petit juif ». Plus tard il se calme, il fait des galipettes sur le canapé et quand je le chatouille, il me lance d’un air coquin : « arrête, il est interdit d’embêter les petits Juifs ! ». Il est bien informé.

 

Je ne fais qu’un court somme car un jeune écrivain doit venir me voir, il attend de moi que je lui dise s’il a du talent, si ça vaut la peine de… Il apprendra de moi que oui, que du talent il en a beaucoup, et c’est précisément pour cette raison qu’il doit arrêter, le moment n’est pas opportun. À cinq heures je décide de remettre un autre truc au lendemain matin, je descends plutôt chez le marchand d’animaux avec lequel je négocie depuis des mois un aquarium (« antiquarium », comme dit Erzsi). Je croise Laci Fodor, l’excellent auteur dramatique, il m’entreprend sur le spiritisme, je m’informe du devenir de sa pièce dont on a tiré un film. Cela me fait penser que j’avais promis d’aller à six heures à la soirée d’un cercle de cinéastes amateurs où des adhérents hongrois et étrangers présentent souvent d’exquis films huit millimètres. J’adore leurs films, j’y vois l’avenir du cinéma, la possibilité d’une création artistique personnelle et authentique, le chant du futur. Les amateurs m’accueillent chaleureusement, déjà ils mettent leur machine en route, ils projettent plusieurs courts-métrages qui ont gagné des prix, des images splendides. Une petite amourette sur la côte espagnole, la promenade matinale d’un garçonnet dans la forêt, puis une rapsodie symbolique.

 

Tiens, celui-ci promet d’être intéressant. Un film médical tourné par un amateur américain : le professeur Cushing[3] procède dans son amphithéâtre à Boston à une opération crânienne sur un patient souffrant d’épilepsie de Jackson. J’ai vu pas mal d’interventions chirurgicales dans ma jeunesse, mais jamais une semblable, je regarde attentivement. Du malade sanglé sur la table d’opération on ne voit que la tête. Le professeur se met au travail, d’abord il le scalpe avec des gestes délicats, il replie le cuir chevelu, puis perfore l’os du crâne sur une ligne circulaire avec un énorme foret et l’enlève simplement de la tête comme un bonnet. Les méninges – elles ressemblent à un filet à cheveux, c’est presque contre nature – il les coupe proprement, élégamment, on voit la cervelle qui tremblote et vibre dans son bol osseux. Le professeur fait un pas courtois sur le côté pour laisser travailler le cinéaste, il se retourne, il sourit vers la caméra. Je m’adresse à un spectateur, mon voisin de droite, je lui explique savamment le cas pour étaler mes connaissances médicales. Mais je remarque au milieu de ma phrase que je parle dans le vide, mon interlocuteur a quitté la salle obscure lentement, sur la pointe des pieds. Effectivement, cette opération est passablement éprouvante, même à l’écran ; nous ne restons plus que cinq, les autres n’ont pas tenu le coup, j’esquisse un sourire supérieur, je suis plus solide qu’eux – il est vrai que dès le début j’étais intrigué par le soupçon que nous étions mystifiés : il est impossible qu’il s’agisse d’un homme vivant, étalé là dans son immobilité, le professeur doit probablement exécuter l’intervention sur un cadavre à des fins démonstratives, et très peu de sang coule, ce qui semble me donner raison. Même ainsi, ça donne des frissons dans le dos, je félicite mon estomac et mes nerfs d’être aussi disciplinés ; un jour j’ai même assisté à une pendaison collective. Un des cinq spectateurs derrière moi (ami et admirateur, un psychanalyste) se penche en avant pour me rappeler en chuchotant ma vieille théorie sur l’anatomie de la raison humaine. D’après lui ce n’est que symbolique, mais moi j’expose d’un air distingué que ceci deviendra possible un jour, là-dessus il signale en souriant une petite contradiction, car pour que quelqu’un consente à une telle opération, il faudrait préalablement lui retirer de la tête le centre de la peur. J’apprécie la plaisanterie mais je ne ris pas car je pense brusquement à mon pauvre ami Havas mort d’une tumeur au cerveau à l’âge de vingt-deux ans (c’est alors que j’ai entendu parler d’une telle chose pour la première fois), je me remémore ses derniers jours, ses traits déformés, ses spasmes grimaçants quand il essayait de rire. J’ai des sueurs froides dans le dos comme alors – l’immense jeune talent enthousiaste, flamboyant qu’il était ! Qu'il est étrange de penser que dans sa cervelle délabrée il allait emporter avec lui, non seulement sa propre vie, mais aussi l’image que ce cerveau avait formée de moi avec affection et compréhension : c’était terrible, j’en étais moi aussi un peu plus mort, bêtement et misérablement ! Faut-il alors croire en soi et en autrui si tout ne tient qu’à un fil ? Mais ensuite je me rassure vite en me répétant la thèse, devenue dogme, que je conserve depuis l’enfance et qui veut que de telles choses n’arrivent qu’aux autres.

 

Mais à sept heures, au même café, au même endroit : à la minute précise, comme hier, les trains s’ébranlent.

 

Cette fois je ne me tourne plus vers la fenêtre, je sais que cette trépidation se passe ici, derrière mes tympans.

Quand je passe mes souvenirs en revue et que j’évoque cette après-midi-là, je me demande avec étonnement comment il est possible que le souvenir du cinéma de l’après-midi ne se soit pas associé avec ce nouveau symptôme bizarre, avec ce cliquètement dont la cause était (aujourd’hui je le sais) une excitation de la carotide. Je n’ai même pas envisagé un parallèle, je me suis un peu fâché et j’en ai sur le champ conclu que j’avais un problème aux oreilles, peut-être un bouchon de cérumen. Cela me déplut, j’aime la propreté et je soigne les parties de mon corps que l’on ne peut pas dire particulièrement esthétiques avec autant de vanité qu’un acteur de cinéma ou qu’une jeune femme. Je suis seulement plus rusé qu’eux, et pour mieux dissimuler mon jeu, j’endors avec une théorie globalisante mon amour-propre intellectuel qui regimbe à l’idée que je prétende mon corps aussi important que mon esprit dans la lutte pour la survie. J’ai inventé que tout corps vivant dans la nature possède un caractère double : un à usage interne pour assurer la survie, appelons l’autre sexuel. En conséquence tous nos organes jouent une double fonction bien différenciée : les yeux servent non seulement à voir, mais sont aussi un bijou attractif, une veilleuse affectée à la séduction d’une personne du sexe opposé ; les oreilles ne servent pas uniquement à entendre, mais aussi à offrir quelque chose à tirailler dans le badinage amoureux ; et de la même façon la bouche pour un jeune amant n’est pas l’orifice supérieur du tube digestif et la cavité de mastication, mais l’incarnation du baiser. Cette tendance est la plus manifeste autour des organes de reproduction qui, à des fins d’économie, sont liés dans tout le monde animal aux organes d’évacuation des produits finaux de la digestion.

Toute ma vie durant j’ai franchement essayé de respecter une séparation dans cette dualité, c’est pour cette raison que je n’ai pas cessé de traîner ma vanité corporelle, ce fardeau si délicat, si vulnérable, causant tant de souffrances, malgré ma vanité psychique (mon instinct de conservation).

 

Ainsi, le lendemain, ajournant une nouvelle fois les choses à faire la veille, je me suis rendu à la clinique, chez un professeur de renom, grand spécialiste des maladies de l’oreille. Un homme modeste, sympathique, assez jeune, il m’accueillit très cordialement, me fit entrer dans son cabinet où nous avons abordé aussi des questions scientifiques, il m’a même passé un chapitre de son ouvrage en préparation, constatant mon intérêt pour le sujet. Tout en discutant aimablement, il m’a introduit dans le nez un long fil de fer garni de coton qui a pénétré dans mon oreille à travers la trompe d’Eustache. Je grinçai des dents pour m’empêcher de protester, je fis semblant de ne pas m’en être aperçu, et quand il retira le fil de fer, je poursuivis la phrase commencée. À la fin il m’annonça d’un ton détaché que j’avais une inflammation des conduits auditifs, ce qui expliquerait amplement mes cliquètements hallucinatoires. Là-dessus, en ma qualité d’humoriste, je lui ai raconté qu’un médecin articulant mal a expliqué à une de mes connaissances qu’elle avait un problème stomacal, elle avait mal compris, consulté un stomatologue et s’était fait faire des dents toutes neuves ; ayant ainsi négligé de consulter un gastro-entérologue, elle est morte par manque de soin à cause d’une consonne mal entendue. Le professeur a ri de bon cœur de mon anecdote improvisée.

                                                                                 

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[1]              Ernő Osvát (1877-1929), critique littéraire de l’époque et rédacteur en chef de la revue Nyugat.

[2]              Hongrois de la Haute Hongrie, aujourd’hui en Slovaquie

[3]              H.-W. Cushing (1869-1939), neurochirurgien américain.