Frigyes Karinthy "Voyage autour de mon crâne"

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Espace et temps

 

Concernant les jours qui ont suivi l’intervention, je suis contraint de combiner mes souvenirs avec les informations reçues de mon entourage. Je ne le fais pas volontiers, mais j’y suis obligé, puisque j’ai dû admettre que ma propre perception de la situation dans l’espace et dans le temps était gravement dérangée.

 

Je n’en ai pas de souvenirs, mais des comptes rendus concordants témoignent de mon comportement désagréablement inquiet quand je suis revenu à moi. Je me suis d’abord tourné sur le dos puis, probablement à cause de la position inhabituelle de la tête, je me suis battu pour m’asseoir – j’ai dû prendre l’énorme turban de pansement enroulé autour de mon crâne pour un oreiller trop haut, et je voulais demander à mes soignants de me le retirer.

Tout le monde en a été bien sûr effrayé et ils m’ont ordonné de me recoucher sans tarder. Cela m’a contrarié et a suscité de ma part une résistance indignée. J’ai probablement trouvé offensant qu’ils mettent en doute ma faculté de jugement. En un premier temps je me suis efforcé de leur expliquer (et j’étais persuadé que mon discours était cohérent), que non seulement cela ne pouvait pas nuire, mais que d’un point de vue statique c’était bénéfique car cela mettait les différents tubes communicants en équilibre. Constatant qu’on faisait la sourde oreille, j’en suis passé à revendiquer la supériorité de ma compétence. Voyant que j’étais uniquement entouré de représentants de la gent féminine, y compris ma femme, je me suis lancé dans une exégèse caractérologique avec pour fil directeur mon opinion sur l’infériorité de l’esprit féminin. Je n’ai pas mâché mes mots, j’étais passablement en colère. Qu’est-ce que les femmes peuvent y comprendre ? Elles mélangent tout, la théorie et la pratique, elles sont incapables de saisir que la science appartient tout de même pour quatre-vingt-dix pour cent à la théorie, et pour ce qui est de la pratique, les choses à faire, nous sommes à tout instant de la vie tributaires de notre lucide faculté de jugement, constamment en éveil, toujours apte à s’adapter, pesant et repesant continuellement les pour et les contre. Ma femme, tout en essayant désespérément de me repousser sur mon matelas, invoquait sœur Kerstin qui avait reçu des instructions pour m’ordonner de rester couché – et par là même elle a définitivement perdu le débat ; elle aurait dû savoir en effet que je supporte tout sauf qu’on se réclame des autorités. J’ai déclaré que les femmes étaient toutes sottes et vaniteuses, elles n’ont aucune idée du monde, elles essayent de se rendre importantes en singeant des formulations piquées à des hommes et prises pour argent comptant, elles fourrent leur nez partout et elles prétendent tout savoir mieux. Et puis quant à Kerstin, qu’elle se dise bien, même si je ne voulais pas le déclarer avant, qu’elle n’est qu’une stupide oie comme toutes les autres, ma courtoisie et ma confiance en elle ne s’adressaient pas à son esprit, mais seulement à sa nature douce et gentille. Oui, une stupide oie, répétais-je, et je n’hésitais pas à le claironner en plusieurs langues, pour qu’elle puisse aussi l’entendre si elle se trouvait dans la pièce. Eine dumme Gans, a stupid goose, une oie stupide.

Comptabilisant l’étonnement momentané comme une victoire, j’ai aussitôt profité de mon avantage pour reprendre le commandement. J’ai redressé le dos pour m’asseoir et je me suis mis narquoisement à exiger et à menacer. J’ai remarqué que ce qui leur causait la plus grande frayeur, c’était de me voir bouger la tête. Par conséquent c’est ce que j’ai jeté dans la bataille comme Varus son épée. À la moindre résistance ou surtout contradiction, je commençais à balancer et agiter l’encombrante cloche de scaphandrier qui tremblotait sur ma tête, comme si j’étais moi-même scaphandrier plongé jusqu’au cou dans l’eau et qui risquerait de retourner au fond de la mer et de s’immerger et de disparaître à jamais avec les trésors qu’il venait de remonter si on n’acceptait pas ses conditions.

Incrédule et incompréhensif, je suis contraint d’admettre que ces exigences n’étaient pas en rapport avec ma démarche prétendument logique. Ma femme jure que j’ai réclamé de l’eau-de-vie d’abricot avec insistance, et quand ils y ont consenti, d’accord, j’en aurai, je me suis enhardi et j’ai déclaré vouloir jouer au tennis, ce qui était d’autant plus surprenant que je n’y ai jamais joué et ça ne m’a jamais manqué.  Il est fort possible que je voulais inconsciemment rendre hommage et exprimer ma gratitude au roi du pays dont j’avais entendu dire que malgré son âge avancé il était excellent joueur de tennis, la preuve en était qu’à peine quelques jours plus tôt il avait gagné un championnat international.

 

Après cela, vraisemblablement pour sanctionner mon objectivité défaillante, on a dû m’administrer des somnifères parce qu’il y a eu suspension momentanée de ma combativité. En recouvrant mes esprits j’ai été très heureux de contempler la lumière et j’ai commencé à compter le temps uniquement par plaisir. Pour base de mes comptes j’ai apparemment choisi la méthode élémentaire des peuples primitifs qui n’ont pas de montre : en observant l’alternance de la lumière et de l’obscurité. Ce qui devint par la suite source d’embrouilles et de misérables querelles. J’étais habitué à ne faire confiance qu’à moi-même mais, vu que depuis toujours je me fichais du calendrier, cette fois, pour la première fois de ma vie, cette confiance s’avérait très surfaite. Je disais donc que j’étais heureux qu’il fasse jour et je n’avais pas du tout l’idée de douter que ce fût déjà le lendemain, autrement dit j’étais persuadé que c’était le matin et non l’après-midi. Je pensais avoir bien dormi toute la nuit, et nous allions attendre patiemment la nuit suivante. D’avoir sauté le déjeuner et le dîner ne me choquait pas car je n’avais pas d’appétit et je supposais que les médecins ne l’ignoraient pas et ne voulaient pas me tracasser avec des repas, pas plus qu’avec la toilette. Les infirmières circulaient sur la pointe des pieds, sans poser de questions, et si on s’adressait quand même à moi, je grommelais hargneusement qu’on me laisse tranquille. Je ne manquais pas de sujets de réflexion, encore que je me soupçonne de ne pas m’être préoccupé d’autre chose que de mesurer le temps, tel les prisonniers ou encore la subconscience de l’homme qui s’est endormi avec l’idée qu’il devra se réveiller à sept heures et demie du matin. De cette façon je n’ai trouvé rien d’anormal à ce qu’il fasse de nouveau nuit et que j’aie encore sommeil. J’ai attribué la pauvreté des impressions du jour à ma fatigue et j’ai enregistré avec satisfaction qu’une nouvelle nuit paisible relayait apparemment le jour. J’entendais fréquemment le son puissant de la cloche d’en face, mais je ne comptais pas les coups, et ça ne m’a pas dérangé que le nombre de coups fût toujours élevé. Une fois j’ai même vu Olivecrona, je l’ai reconnu à sa stature, il se tenait au pas de la porte, dans sa blouse blanche, il hochait la tête avec encouragement et satisfaction sans s’approcher.

Il y a eu ainsi douze alternances de l’obscurité et de la lumière et moi, de plus en plus sûr de moi, je poursuivais leur décompte en vue de combinaisons ultérieures. Que ces intervalles soient toujours réguliers, ne m’a pas rendu soupçonneux. Que ce soient les mêmes visages qui apparaissaient et qui posaient les mêmes questions, et que je grommelle les mêmes murmures et que mon humeur ne change pas notablement. Et que Olivecrona aussi apparaisse cinq ou six fois de la même façon, dans le même encadrement de la porte, en blouse blanche, sans s’approcher de moi, qu’il hoche la tête avec encouragement et satisfaction et qu’il disparaisse.

C’était un cas particulier, inversé, du « déjà-vu » (de « la mémoire du présent » comme le nomme Bergson) – je n’ai pas mélangé ou fondu en une deux ou plusieurs images (souvenir et impression), mais j’ai démonté une impression simple en douze images identiques. J’ai totalisé avec soin tous mes assoupissements et mes sursauts.

Mais le crépuscule s’était déjà vraiment installé à mon dernier réveil. Ma femme scribouillait quelque chose sur la table poussée devant la fenêtre.

- Quand est-ce qu’on me retirera le bandage ? – demandais-je, vraiment sans intention querelleuse.

- Oh, vous ne dormez pas ? Avez-vous mal ?

- Je n’ai mal nulle part. Quand est-ce qu’on me retirera le bandage ?

Elle rit.

- Le bandage ? Vous demandez ça un peu tôt. Eh bien, en son temps. Vous vouliez peut-être demander quand on va le changer ? On ne le changera pas. On l’ôtera une fois pour toutes.

- Seulement demain ?

Elle rit encore.

- Demain ? Pas avant huit ou dix jours.

Je commençai à bouillonner dans mon jus.

- On compte me laisser ça trois semaines ? Ou c’est exagéré, ou vous avez mal entendu.

- Comment ça, trois semaines ?

- Vous venez de dire, dans huit ou dix jours.

- Et alors ?

- Plus douze, ça fait trois semaines.

- Quels douze ?

- Quels douze ? Je n’ai pas été opéré il y a douze jours ?

Cette fois elle rit secouée d’inquiétude.

- Ne dites pas de bêtises.

- Quand ai-je été opéré ?

- Ce matin.

Je n’ai pas répondu, je me suis mis sur le côté pour lui tourner le dos. Je me suis senti envahi d’amertume. Ça sert à quoi, quel peut être le but de cette torture ingénieuse, de cette fatuité de la médecine, de faire avaler au malade « pour des raisons de haute éthique médicale » qu’il a surestimé la durée, afin de lui intimer patience, dans l’intérêt de ce qui va suivre ? Balivernes, ils croient que je vais maintenant tout gober parce que j’ai le cerveau blessé ?

Je n’ai pas répondu à ces questions, j’ai fait semblant de dormir.

Ma femme a essayé de me distraire, elle s’est vantée qu’un grand journal suédois a publié notre longue conversation récente avec une jeune journaliste. C’était même illustré d’une photo de nous deux. L’article soulignait spécialement l’épouse aussi bien en tant que médecin que « personnalité intéressante ». Je m’obstine à me taire. Il est évident que dans notre histoire, tout ce qui l’intéresse c’est ce qui la concerne, je le sais depuis longtemps. Moi, je ne suis qu’un vieux malade idiot, peu importe si un tel homme découvre la vérité ou non – de toute façon que vaut la vérité, si elle ne sert pas nos intérêts ? Les femmes n’ont jamais été intéressées par la vérité, seulement par leur vérité. Le regard morne de Strindberg s’illumine en moi pour un instant, sa tignasse coléreuse – oui, tu as bien vu, c’était vrai et c’est toujours vrai, Maître de ma jeunesse ! Ce n’est pas un hasard si je suis venu en pèlerinage ici en Suède, afin de te montrer mon cerveau à nu, comme tu m’as permis d’entrevoir le tien dans tes livres !

Je fais celui qui dort, j’attends impatiemment que ma femme sorte. Alors je ne tarde pas à me tourner sur le dos, je sonne.

C’est Kerstin elle-même qui entre.

- Évitez de faire des efforts…

- D’accord… Fermez la porte s’il vous plaît, Sœur Kerstin. Et venez plus près. Et maintenant dites-moi, mais sans tergiverser – quand est-ce que j’ai été opéré ?

- Vous voulez dire, à quelle heure ça a commencé ? À huit heures.

- Ça, je sais. Mais quand à huit heures ?

- Ben, ce matin.

- Ah… ah… bon. Merci beaucoup. Et quel jour sommes-nous à votre avis ?

- Lundi.

- Ah… ah… bon. Très bien. Je n’ai besoin de rien.

- Je vais arranger votre oreiller.

- Laissez, c’est très bien.

- Laissez-moi donc faire…

Kerstin prétend que j’ai supporté un moment sans mot dire qu’elle arrange mon oreiller, puis tout à coup, quand tout doucement elle changeait un peu ma tête de position, en un éclair j’ai sorti mon bras de sous la couverture et j’ai tapé sur sa main comme un prédateur à l’affût. Elle a cru m’avoir fait mal, m’a demandé de l’excuser et est vite sortie.

Je n’ai aucun souvenir de cette scène, mais je suis certain qu’elle ne m’a pas fait mal. Je suis resté couché là, suffoquant, je me noyais, je proférais des jurons.

Ils m’ont bien eu. Ça, je ne l’avais pas prévu pendant que je comptais les jours. Qu’il y ait d’autres personnes qui comptent comme ça leur plaît. Et qui se fichent comme d’une guigne de mes efforts pour enregistrer les faits. Eux, pour une certaine raison (intérêt de la médecine ! Fatuité !), ils ont besoin de m’induire en erreur et ils sont tous de mèche, une bande de comploteurs. Je suis entre leurs mains, impuissant, je ne peux rien faire, ils peuvent chambouler le calendrier grégorien s’ils veulent. Ma confiance, tout mon espoir, mon accouchement de douze jours sont fichus. Je suis à terre, assommé par une massue de fer devant la taverne dont on m’a jeté dehors, les joyeux noceurs me regardent par la fenêtre et rigolent. Aujourd’hui c’est hier et hier sera demain.

 

J’accueille Olivecrona avec plus de ruse. Je ne lui pose pas de question directe.

- Merci, Monsieur le Professeur, je me sens bien. Professeur, auriez-vous une petite minute ?... Oui, excusez-moi… Je ne sais pas si je m’exprime correctement… Vous connaissez certainement L’Esthétique Transcendantale de Kant sur les formes de notre perception de l’espace et du temps… Je ne les connais pas très bien – je voudrais seulement y ajouter… oui, vous en tant que médecin, écoutez-moi bien, que notre perception du temps est une faculté qui est indépendante de la position de l’esprit, ou plutôt a posteriori…

Il me tapote la main.

- Je vois que vous allez assez bien.

Et il sort à pas rapides.

 

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