Frigyes Karinthy
"Voyage autour de mon crâne"
« Délivrez-le de ses liens »
Les jours redeviennent de vrais jours, reconnaissables et contrôlables, chacun d’eux a un nom et un numéro, ils ont vingt-quatre heures qui se suivent en continu, sans interruption, comme avant, depuis le début de la création, ou tout au moins depuis l’idée aventureuse du déluge quand il fut proclamé sur la bande immense de l’arc-en-ciel : « j’ordonne que nuit et jour, chaleur et froid, clarté et obscurité alternent dans un ordre immuable ». Oui, le froid et le chaud, la souffrance et la joie, la peur et l’espoir, la foi et le désespoir, dans la succession ordinaire des jours.
Chaque jour apporte sa souffrance et apporte aussi son plaisir. Le matin d’aujourd’hui a par exemple divinement commencé, au petit-déjeuner j’ai constaté que les aliments ont de nouveau un goût – ces goûts merveilleux et familiers d’autrefois ! – et puis aussi des variétés nouvelles ! Tout compte fait, ce fromage au cumin que je n’ai jamais goûté n’est pas mauvais du tout et le saumon à la confiture est plutôt agréable, tout comme les autres spécialités des « smœr gous bourt ». Arômes, arômes, ivresse et bonheur du palais et de la langue – revenez-vous donc à moi ? Je vous salue comme le nouveau-né sa première gorgée de lait quand, tiède et mousseuse, elle s’épand dans sa gorge.
Un plaisir ne vient pas bien sûr sans amertume. Quelques heures plus tard je fomente déjà des projets de suicide tant je souffre de honte et de colère, car les lavements appliqués au demeurant dans des conditions extrêmement humiliantes ne font pas d’effet. On m’a aussi appliqué aujourd’hui la première sonde de ma vie, j’en ai rougi comme la chienne qui a mis bas neuf chiots et ce qui m’énerve le plus ce sont ces soins froids, intransigeants et objectifs des femmes, tous ces cheveux blonds et ces peaux laiteuses qui ne savent pas rougir.
Plus tard je deviens doux et indulgent, et quand Olivecrona entre, je me sens envahi d’une brûlante gratitude, j’aimerais lui dire quelque chose de très beau. Mais le professeur est cette fois taciturne et morose, pressé et distrait. Même dans ses paroles, flatteuses dans leur contenu, quand il se retourne au seuil de la chambre, j’y ressens de l’impatience et des reproches.
- Qui donc êtes-vous dans votre pays ? – demande-t-il, soupçonneux. – Je suis submergé de lettres de Hongrie dans lesquelles des dames et des messieurs me congratulent de vous avoir sauvé la vie.
Quand il sort, je regarde devant moi en souriant. Les vers de Heine me viennent à l’esprit, je me les récite à mi-voix, en guise de message à Olivecrona :
Ich bine
in… Dichter
Bekannt in… Land
Nennt man die besten Namen
So wird auch der meine
genannt.[1]
Dans l’après-midi je crois comprendre la raison de sa mauvaise humeur.
Vers quatre heures, les visiteurs s’en vont, quelques personnes d’ici, d’origine hongroise : le sympathique ambassadeur de Hongrie Leffler, l’aventureux capitaine Grundböck et Monsieur le consul Trulson. Ma femme et moi restons seuls, je vois qu’elle est inquiète, nerveuse, elle sursaute, sort et revient, n’écoute pas. Je finis par lui demander :
- Qui y a-t-il ?
Elle hésite et finit par exploser.
- Le Viking ne me laisse pas tranquille (c’est ainsi que nous nommons le professeur entre nous). C’est la troisième fois qu’il m’avertit que je dois vous prévenir.
Nouvelle pause.
- Bon. De quoi il s’agit ?
- Je n’en sais rien. J’ignore pourquoi c’est si pressé. Peut-être n’est-ce pas encore…
Je suis prêt à tout.
- Alors ?
- Alors… hum… apparemment… bon, donc, il vous fait dire que… qu’il vous a sauvé la vie mais…
- Mais ?
- Mais il ne pourra pas vous rendre la vue.
C’est un trouble indescriptible qui trouve écho en moi à cette explosion inattendue. Au début je ne m’y retrouve pas dans mes sentiments. Les pensées courent et zigzaguent çà et là, elles luttent, elles se combattent – l’une veut pousser un cri passionnel, l’autre, moqueuse, la fait taire. Je sens sur moi le regard soucieux de Madame ; il convient de déclarer quelque chose.
Je fais une grimace.
- J’ai vu assez de choses dans ma vie.
C’est tout ce que je dis. Silence pénible, ma femme n’en revient pas. Elle attendait des larmes, un désespoir, ou tout au moins des questions passionnées. Des questions fort à propos. D’où Olivecrona tient-il cette sentence accablante ? Et comment dois-je la comprendre – s’agit-il pour moi de demeurer dans la présente pénombre, ou bien le processus signalé par l’ophtalmologiste de Budapest se poursuivra-t-il jusqu’à son terme, jusqu’à la nuit totale ? L’opération serait-elle quand même venue trop tard, du point de vue des nœuds sanguins accumulés aux fonds des yeux ? Il est vrai qu’il nous avait annoncé l’apparition de points de dégénérescence – est-ce cela qui est irréversible ? La dégénérescence va-t-elle aller jusqu’à son terme dans son travail de destruction ?
Mais je ne pose aucune de ces questions. Madame se lève, gênée, va à la fenêtre. Elle ne sait pas comment me considérer : comme un héros ou comme un imbécile ?
Or je ne suis ni un héros ni un imbécile.
Dois-je confesser la vérité ?
Vous connaissez certainement la belle aventure de Michel Strogoff, son voyage de Moscou à Irkoutsk. Dans le chapitre le plus compliqué, on intercepte le courrier du tsar qui est incapable d’assister à la bastonnade de sa mère. Le chef tatar le condamne à la privation de la vue. À l’issue de la glorieuse fête du camp on l’attache à un arbre et un bourreau passe son glaive chauffé à blanc tout près de ses yeux. Quand sa mère s’écroule sans connaissance, mais avant qu’elle ne rende l’âme, le fils aveuglé, les paupières grillées, rampe auprès d’elle et lui chuchote à l’oreille : « Ma mère, n’en dis rien à personne, nous devons garder le secret pour faire parvenir le message du tzar à Irkoutsk. Mais à toi je le dis : je vois ! La mutilation a échoué ! Peut-être parce que mes yeux étaient pleins de larmes, te regardant pour la dernière fois ! »
Bref, sans penser vraiment à la légende, c’est quelque chose de similaire qui a dû se passer en moi, c’est la raison pour laquelle la triste condamnation n'est pas parvenue jusqu’aux tréfonds de ma conscience. En fait, depuis le matin, bouillonne et pétille en moi un petit rire d’allégresse quasi malicieux, un soupçon crâneur allant grossissant, mais je ne voulais en parler à personne avant d’être vraiment sûr. Même sur le visage de Kerstin j’ai remarqué quelques traits plus fermes et plus expressifs, nouveaux pour moi. Si je n’avais pas répondu à Olivecrona, c’est parce que je m’attardais sur ma découverte que ses yeux étaient bleus, d’un bleu froid et attentif, mais bienveillant.
Et l’assiette, et la cuiller, et la couverture…
Voilà pourquoi je n’ai pas produit une explosion de passion. Néanmoins je n’ai pas osé encore contredire, jusqu’à ma certitude totale, démentir la science sévère et omnipuissante.
Toutefois le et pourtant méprisant la sentence de la loi au nom de notre amour-propre, notre sentiment d’être un « cas d’exception » avait bien pris racine en moi. Selon les règles de l’art de la médecine je devais peut-être perdre la vue, mais le diagnostic a oublié qu’il s’agissait de mon cas à moi. J’attendais seulement l’occasion.
À cinq heures Madame est partie, mais elle m’a laissé en bonne compagnie avec la chère Anni, épouse d’un ami de Budapest, de passage à Stockholm. Anni est une âme romantique, vivant sous le charme des arts plastiques et de tout ce qui est beau, elle n’aurait pas pu mieux tomber. Je l’ai fait longuement parler de la ville, ses canaux, les beaux jardins, les voiles de toutes couleurs et les ponts bariolés que j’aurais bientôt la chance de connaître, puis j’ai repris la parole. Depuis mon âge de poète précoce, j’ai emmagasiné énormément de poèmes hongrois et allemands, j’ai trouvé là une bonne occasion de mettre ma mémoire à l’épreuve. Pendant des heures j’ai récité ces vers à Anni, adossé à des oreillers, dans une position presque assise, et avec une feinte modestie, je me suis repu du succès à l’instar du geai paré des plumes du paon. Je lui ai également offert un bouquet de blagues en vrac, des douces et des piquantes, afin de couronner aussi l’humoriste de lauriers.
J’ai bien dormi, je n’ai demandé qu’une demi-dose de poudre car il était question qu’on m’enlève le bandage le lendemain matin.
Cela s’est passé à dix heures et demie. L’acte solennel a été exécuté conjointement par Olivecrona et Söjkvist. Je jouissais, les yeux fermés et ivre de bonheur, des doux bruissements et du cliquetis des ciseaux pendant qu’ils coupaient et défaisaient la quantité impressionnante de gaze et de pansements, je me sentais soulagé gramme après gramme, libéré de poids à la façon d’un plongeur qui remonte vers la surface et qui a de moins en moins de hauteur d’eau pesant sur sa tête. On m’a tendu à la fin un miroir pour me regarder. J'étais coiffé d'un léger bonnet de toile, pour ma plus grande joie, le miroir m’a appris que je n’avais pas été tondu sur le devant comme je le croyais, et même sur la partie arrière de mon crâne la chevelure pointait déjà. D’ailleurs ils m’avaient rasé le matin, j’étais en beauté. Ma peau était lisse, mais très maigre et flasque – ça m’a fait un effet des plus comiques de voir ma grande bouche atteignant les oreilles et mon nez imposant qui essayaient de sourire avec pudeur et encouragement comme une heureuse épousée sous sa couronne de myrtes.
J’ai supplié d’avoir la permission de m’asseoir sur le bord du lit et poser les pieds par terre, mais on m’a refusé cette autorisation pour le moment. À midi, un journaliste hongrois de passage a forcé ma porte, sa bonne humeur contagieuse m’a contaminé, il avait dû s’envoyer quelques doses de punch suédois. Il m’a apporté les derniers potins de Pest. Il s’est planté devant Olivecrona qui passait par là et, dans un allemand à faire dresser les cheveux sur la tête, lui a adressé un discours « in Namen von Ungarn[2] ». Le professeur, gêné, a quitté le champ de bataille à reculons. (Plus tard il m’a prudemment demandé ce que c’était ; je l’ai félicité : vous avez eu un avant-goût du tempérament hongrois pur sang.)
À trois heures, resté un moment seul, j’ai prudemment regardé autour de moi et entrepris l’exécution de mon plan de vérification. J’avais préparé le « Joseph » de Thomas Mann sur la plaque de verre de ma table de chevet. Je l’ai pris, je l’ai posé devant moi sur l’édredon et j’ai chaussé les lunettes ordinaires que j’utilise depuis trois ans. Puis j’ai commencé à tourner les pages, le cœur battant, comme le joueur qui reluque la carte sur laquelle il vient de miser la plus grosse somme de sa vie. Je n’ai pas eu à chercher longtemps, la page soixante-treize était cornée – c’est là que six semaines auparavant j’avais interrompu la lecture, comprenant que même avec une loupe je ne voyais plus les lettres. J’ai encore avancé de quelques feuillets, à peu près ceux que Rózsi avait lus pour moi en plusieurs fois à mon lit de malade. J’ai atteint la page 237. Dans ma mémoire on en était à peu près là où Joseph est retrouvé dans le puits par les marchands nomades ismaélites : le chef envoie son fils Kedma pour le tirer de là.
Quand ma femme est entrée, je l’ai interpellée et je lui ai dit tout doucement :
- Maintenant, écoutez-moi. Voici mon message que vous allez transmettre au Viking.
Et, d’une lecture encore un peu hachée et traînante, mais déjà continue, je me suis mis à lire :
« il se tenait
là, assis, dans ses liens, la tête baissée et il empestait une odeur de
moisi… »
« là en bas
ses plaies étaient cicatrisées et presque guéries, et le gonflement de ses yeux
était suffisamment résorbé pour qu’il puisse les ouvrir…Il décocha un regard de
côté… il fixait ses sauveteurs avec curiosité… il a même souri de leur
étonnement… »
« … délivrez-le de ses liens comme il
se doit et apportez-lui du lait pour apaiser sa soif… »
« … il but si goulûment qu’une partie
du lait, dès qu’il arrivait à sa bouche, en rejaillissait comme de la bouche
d’un nourrisson… »
Un quart d’heure plus tard j’étais en bas au service d’ophtalmologie : j’ai déchiffré cette fois moi-même le mot « Oogen » au-dessus de la porte. Le médecin d’un naturel réservé m’a ausculté pendant de longues minutes sans dire un mot. Mais aujourd’hui il s’est gardé de me m’envoyer promener, comme la fois précédente, avec l’avertissement hautain que le diagnostic ne me regardait pas. Ôtant son ophtalmoscope du front, je l’ai entendu murmurer un mot, un mot qui n’est peut-être pas un avis médical et qui ne figure pas non plus dans la terminologie scientifique.
Il a murmuré :
- Ein Wunder. Un miracle.
Plus tard d’autres médecins m’ont aussi rendu visite dans ma chambre, notamment un ophtalmologiste allemand en stage dans un autre institut suédois. Ils sont encore revenus le soir en compagnie d’un photographe, ils ont fait des clichés de ma tête par-devant et par-derrière, et ils n’ont pas caché que les photos étaient destinées à une revue médicale.
*
Le 25 mai, trois semaines après l’opération, vers six heures du soir, furieux et plongé dans mes calculs qui ne concernaient plus des jours mais des heures, comme chez les prisonniers, j’ai accueilli Olivecrona qui entrait en lui disant que je devenais fou s’il ne me permettait pas au moins de m’asseoir. Il m’a calmé et il est parti. Je n’avais pas la moindre idée de ce qui adviendrait.
Le lendemain, 26 mai, il est revenu à l’improviste dans la matinée.
- Alors, quoi de neuf ?
- Professeur, j’aimerais m’asseoir.
- Vous asseoir ? Pourquoi vous asseoir ? Levez-vous et marchez.
C’était comme un rêve, un rêve biblique, je me suis assis, j’ai levé une jambe après l’autre, j’ai posé les pieds par terre. Puis je me suis redressé. C’est le fildefériste qui se lève ainsi, au point culminant de sa production, au milieu de sa corde, en agitant les bras pour garder l’équilibre, au-dessus du Niagara. Ensuite j’ai fait deux pas, je me suis arrêté, j’ai fait deux autres pas.
- Eh bien, ça va très bien – j’entends la voix d’Olivecrona, naturelle et bienveillante, comme s’il s’agissait d’une banalité ordinaire. – Quand souhaitez-vous sortir ?
Le ton raisonnable me ramène à la raison. Je réponds en blaguant, je fais de l'humour noir.
- Demain.
- Comme vous voudrez. Demain matin vous pourrez quitter l’hôpital.