Frigyes Karinthy
"Voyage autour de mon crâne"
Train
fantôme
Au luna-park
du Bois de
Je ne me suis pas présenté à la clinique, je n’ai pas écrit à Vienne non plus. Pour repousser la chose, je me suis dit : pour le moment attendons, observons-nous dans l’obscurité, je finirai peut-être par trouver moi-même une issue, la porte conduisant vers une solution définitive. Je me suis berné en me répétant que le calme était le meilleur remède, de toute façon j’avais trop à faire. Cet état s’annonçait comme un curieux demi-sommeil, au demeurant pas trop désagréable. Mais ça n’a pas duré.
Le grincement de l’orgue de barbarie a été relayé d’éclairs inquiétants. Si le matin on se blesse l’auriculaire, on constate avec surprise que toute la journée on cogne partout ce petit doigt sensible ; c’est probablement une illusion, ça arrive quotidiennement, mais les autres jours on ne s’en rend pas compte. Auparavant aussi j’avais souvent feuilleté la neurologie de Bing ou la psychiatrie de Bleuer, mais maintenant que les lettres devenaient floues devant mes yeux malades, les illustrations explicatives gagnaient une force particulière. Les paralysés raccourcis-rabougris ou tordus-courbus, le myxœdémateux au regard flasque, le macrognathe avec son menton orgueilleusement pointé, le microcéphale avec le rire pas même dantesque, plutôt homérique, un rire de la gaîté infernale sur son large visage sous son crâne minuscule, me sont tous devenus des connaissances personnelles. Je suis fréquemment revenu à une page d’illustrations : une idiote desséchée jusqu’à l’os, appuyée toute nue au banc de la clinique, les cheveux hirsutes, un front haut et proéminent, son profil témoigne de souffrances mystérieuses qu’elle est incapable d’exprimer, pas même en gémissant, à l’instar des animaux. Un garçon atteint de la maladie de Little, les membres convulsés en tire-bouchon, à quatre pattes : son cerveau a été endommagé à la naissance, les entrailles maternelles ont fait craquer son crâne mou. Les yeux de certains malades sont masqués par un rectangle noir pour qu’on ne puisse pas les reconnaître.
Le soir, sous
l’abat-jour de ma lampe de chevet, je ressens une vive soif de penser enfin à
autre chose. Ce serait bien de jeter de nouveau un regard derrière les coulisses des millénaires, dans le
lointain violet. Mais je ne peux pas lire. J’ai une idée, j’appelle Rózsi, elle se prête obligeamment à me faire la lecture de
« Joseph » sans mesurer son temps. Elle déroule le rouet des phrases
difficiles et compliquées de Thomas Mann d’une voix chantante mais sensée. À ma
question pour savoir si elle comprend ce texte, casse-tête d’armées d’esthètes hyperculturels, elle hausse les épaules, bien sûr que oui,
il n’y a dedans que ce qu’elle a appris à l’école, au catéchisme. Pour sûr,
nous arrivons justement à un point mémorable. Les frères de Joseph jaloux de sa
vie, de son bonheur et de sa fatuité insolente, attrapent le garçon qui se
pavane dans la somptueuse robe nuptiale de
Je demande brusquement à Rózsi d’arrêter et j’essaye de m’endormir.
Dans la matinée, pendant que je marche vers le centre de la ville, un attroupement. Un ouvrier par terre, en pleine crise d’épilepsie. Je constate d’un coup d’œil que ce n’est pas un simulateur, ses lèvres se couvrent d’écume, ses yeux sont exorbités. Une épilepsie de Jackson, me dis-je en continuant mon chemin, on la distingue de nos jours. On essaye de la traiter par la chirurgie : on soulève un peu le crâne pour libérer le cerveau comprimé, il y a eu quelques beaux succès… oui, s’il n’y a pas de tumeur…
Je sursaute : j’ai heurté un mendiant aveugle qui voulait traverser la chaussée en tâtonnant avec sa canne blanche.
Depuis la scène à la rédaction je suis mal à l’aise, torturé par des remords d’avoir dévoilé les résultats pour faire l’intéressant. J’aurais dû me retenir, j’aurais pu mille fois apprendre qu’une vantardise précoce peut être source d’ennuis.
Peut-être serait-il encore possible de faire tout oublier aux gens, puisque… il est possible n’est-ce pas que le mal ne soit pas grave, et alors tout serait oublié comme un mauvais rêve.
Mais il est trop tard. Mon pressentiment se révèle exact : tout le monde est au courant de tout.
Au début je préfère penser que c’est pure illusion de croire que les gens se retournent derrière moi. Les connaissances me lancent des regards fureteurs, ils se font tendres, ils m’aident à enfiler mon pardessus. Une curiosité attentive se noue autour de moi. Ce n’est rien, me dis-je, et je suis exagérément, presque agressivement gai.
Pendant plusieurs jours je ne retourne pas à la rédaction, je préfère errer dans les rues, mais je rencontre tout le temps des gens malades. Une atmosphère hostile m’envahit peu à peu. Et l’impression de n’être là que de passage me poursuit, me talonne au coin des rues, comme une rengaine de limonaire, de plus en plus grinçante, de plus en plus gémissante. Oui, je déambule comme un étranger, furieusement envieux, dans une ville où l’on m’épie et on m’attend au tournant.
Place de l’Université je rencontre D., depuis longtemps on ne s’est vu. On se serre la main, puis il me lance comme accessoirement :
- Alors, il paraît que tu as un problème, un truc aux reins, ou quoi ?
Je lui coupe aussitôt la parole.
- Mais non, où vas-tu chercher ça ? Des névralgies…
- Oui c’est ça, un truc central… Écoute, passe voir sans faute le docteur R. à l’hôpital de l’avenue M., je lui ai parlé de toi, mais surtout n’oublie pas…
- Comment ? Tu lui as parlé de moi ?
D’autres qui habituellement poursuivent leur chemin si l’on se croise, cette fois s’arrêtent, se mettent à discuter alors qu’ils n’ont rien à dire. Il m’est désormais impossible de ne pas remarquer qu’ils scrutent attentivement mon visage.
Dans le tram un homme plus jeune le moi me cède son siège, il insiste pour que je l’accepte : c’est sans importance et naturellement je ne dois pas me souvenir de lui, mais il me connaît de vue. Et ne me quitte plus du regard jusqu’à ce qu’il descende.
Je n’aurais pas dû en parler, c’est épouvantable. Constamment aux aguets, je ne sais plus où donner de la tête, je flaire, je sens que les bruits courent, les gens parlent, ils spéculent. Il doit y avoir quelqu’un quelque part, j’ignore qui cela peut-être, qui noue déjà les fils, qui observe, dresse l’oreille, téléphone, fait des démarches, prend des mesures, guette le moment opportun. Un Porphyre inconnu dont Raskolnikov a attiré malencontreusement l’attention.
Je dois faire quelque chose, écarter les soupçons, avant que d’autres n’agissent à ma place. Il me faut prendre des dispositions, même si j’ai plutôt envie de croupir dans la pénombre où on est si bien, sans penser à rien.
Je choisis de contacter ce cher Gyula toujours distrait et circonspect, le plus prudent et le plus sceptique, parmi les savants médecins de mes amis. Nous ne parlons jamais de science, il se passionne pour une littérature raffinée et choisie. La preuve : l’amicale élégance avec laquelle il me reçoit ; il n’est certainement pas au courant. Sinon il me le dirait. Nous plaisantons, sa femme Elsa se joint à nous, je tente de la distraire, son silence m’agace.
- À propos, Gyula, dis-je, tu pourrais regarder mon estomac et mes poumons et certains réflexes, j’ai souvent mal à la tête, pourtant je ne fume plus depuis quinze jours, et puis, figure-toi, mes yeux…
- Oui, je sais, ou plutôt… tu m’en as déjà fait part. Tu fais bien de m’en parler. Je pensais que tu dois absolument faire un tour à l’hôpital de l’avenue M., le professeur R. t’attend déjà. Si tu préfères je lui passe tout de suite un coup de fil.
Je ne lui réponds qu’au bout d’une minute.
- Puisqu’il m’attend, ne te fatigue pas, j’irai tout seul.
Les enfants m’accompagnent dans l’antichambre, je bavarde gaiement avec eux pendant que je réfléchis : quand diable aurais-je pu évoquer ce problème d’yeux avec Gyula ? Non, je suis absolument certain de ne lui en avoir jamais parlé.
De façon inattendue et hors de propos, Dénes, mon secrétaire, évoque mon contrat d’assurance arrivé à échéance, il faudrait vite trouver de l’argent, parce que quand même… ce serait dommage pour toutes les échéances déjà versées.
À cinq heures je me trouve au cabinet du professeur R. dans la rue Miksa Falk. Un homme équilibré, au visage doux, optimiste, si je ne savais pas que c’est un praticien éminent, je le prendrais pour le patron d’une entreprise commerciale prospère. Seule sa taciturnité témoigne de sa science. Il ne mentionne pas qu’il m’attendait. Il me fait déshabiller complètement, m’ausculte longuement, il essaye au moins une dizaine de réflexes, il me pique et me chatouille, me demande de marcher, il soulève mes membres. Mon cœur bat moins fort et ma fierté s’accroît pendant qu’il murmure : « négatif… négatif ». Évidemment c’est négatif, manquerait plus que ça, regardez comme je marche à pas assurés, les yeux fermés.
Tout à coup il me revient qu’il faudrait lui parler de ma visite chez B., l’autre Gyula du couple d’amis, dans le laboratoire, et qu’il avait passé mon crâne aux rayons X. Je le lui dis.
- Oui, je sais, j’ai ici les clichés, acquiesce-t-il aussitôt.
- Ils sont ici ? Et y a-t-il une tache suspecte ?
- Il n’y en a pas. Mais on les regardera encore attentivement…
- Mais s’il n’y en a pas, pourquoi faut-il encore les regarder ? Au demeurant, si je me rappelle bien, il n’a trouvé que des réflexes négatifs, en dehors de la papille…
- Bien sûr, mais…
- Donc aucun signe nulle part…
- Il y aurait peut-être cette dysmétrie… je vais réfléchir… En tout cas veuillez repasser demain.
En tout cas, je ne repasserai pas le lendemain. Cet homme me déplaît. J’ai l’impression qu’il ne m’aime pas. Les autres sont affables, taquins, ils badinent, ils me font confiance, s’ils voient que quelque chose est négatif ils s’en réjouissent, cessent les investigations, ils espèrent avec moi les bons résultats. Alors que celui-ci, on dirait qu’il va à la rencontre des problèmes, d’ailleurs il ne se tiendra pas tranquille avant de trouver quelque chose. Un vrai limier. Il ne se contente que de résultats positifs. C’est ce qu’il lui faut, il est partial, en faveur des maladies au détriment de la santé. Il ne m’aime pas. Il sent que je préfère les instinctifs, il cherche à les tenir éloignés, il ouvre la fenêtre là où on voit bien sans cela : il n’a pas appris que trop de lumière aveugle autant que l’obscurité totale.
Dans la matinée, au café Bucsinszky, mon ami Lajos Nagy me croise à ma sortie de la cabine téléphonique et me demande avec étonnement :
- Quoi, tu n’as pas parlé ?
- Il n’y avait personne au bout du fil.
- Mais on ne t’a pas appelé…
- Bien sûr que si, tu ne l’as pas entendu ?
- Je n’ai rien entendu.
Oui, c’est vrai. En vérité c’est moi qui voulais appeler l’autre Gyula. J’ignore pourquoi j’ai cru qu’on m’avait appelé, et de façon pressante.
- C’est toi, Gyula ?
- Oui, que puis-je pour toi ?
- Écoute, on m’a dit que les clichés crâniens sont prêts.
- Exact.
- Et qu’il n’y a pas de tache dans le cerveau.
Un tout petit silence, je suis seul à m’en rendre compte.
- Il n’y en a pas.
Cette fois c’est moi qui garde un petit silence, puis je change de ton. Je prends celui plus léger des plaisanteries dont nous sommes fervents tous les deux.
- Gyula, j’ai une question.
- Vas-y.
- S’il y avait une tache dans le cerveau, est-ce que tu me le dirais ?
Silence.
- Non.
- Pourquoi non ?
- Parce que dans une certaine mesure le médecin est tenu de garder le secret, même envers le malade.
Je ris.
- Ne penses-tu pas, Gyula, que ta seconde réponse rend la valeur de la première un peu problématique ?
- Si, je le pense.
- Alors que dois-je croire ?
- Je ne sais pas.
- Bon, on se rappellera. Salut, merci.
Le lendemain matin, je me présente à la clinique Korányi en compagnie de mon secrétaire, pour admission. Au bureau, pendant qu’on enregistre mes données personnelles, Dénes observe en plaisantant que mon attitude rappelle celle d’un criminel qui, après de longues hésitations et tergiversations va se livrer à la police.