Par-delà mythes et
légendes, je dédie mon livre à la
noble et authentique science qui
jamais n’a nourri
autant d’intolérance à l’égard de la
superstition
que n’a fait la superstition à l’égard de la science.
PrÉface de Voyage autour de mon crâne, (
Dans laquelle j’essaye principalement d’expliquer
pourquoi je déballe au lecteur cette calamiteuse histoire. Mais je dois
aussi avant tout me justifier d’avoir cherché des excuses pour une
chose la plus naturelle, la plus allant de soi du monde : l’écrivain
raconte ce qui pourrait arriver à n’importe qui, mais qui est
digne d’une attention extraordinaire parce que c’est à lui
qu’elle est arrivée. Réglons d’abord la question des
justifications cumulées. Si, suite aux enseignements tirés des
dernières semaines, je m’attarde sur ce sujet, c’est parce
que dans des conversations avec des confrères et des rédacteurs
on s’est souvent demandé s’il est juste et correct
qu’un écrivain passablement connu choisisse pour sujet son propre
vécu, qui plus est un vécu dont le lecteur sait à peu
près tout, il ne s’agit donc plus d’une
révélation. Quant à la justesse… eh bien je ne crois
pas que dans notre métier le correct soit toujours juste. Dans ce genre
de choses je préfère éviter de peser le pour et le contre
pour m’épargner la politique éditoriale.
En des temps normaux, lorsqu’il
n’était pas nécessaire de vivre d’âpres combats
pour réussir et pour préserver les résultats obtenus,
c’est de l’auteur que le lecteur apprenait ce qui l’intéressait
et non l’inverse. Est-ce la demande qui était plus forte que
l'offre ? La principale loi de l’économie ne prévaut
pas aussi simplement dans notre métier, par conséquent le
critère commercial complaisamment baptisé "politique
éditoriale" n’a pas de raison d’être. C’est
pourquoi je m’offre le luxe d’un geste dédaigneux envers ce
prudent raisonnement : convient-il oui ou non (est-il utile ou non)
à un auteur qui n’écrit pas exclusivement des poèmes
lyriques, mais qui publie aussi ses pensées d’intérêt
général, de se choisir lui-même comme personnage de son
roman, dans le roman le plus fantastique que produise la
réalité ? Cependant, au-delà de la décence et
de l’utilité, et ceci concerne les justifications initiales, je
dus certes vaincre une forte résistance intérieure avant de me
décider à mettre sur papier mon aventure de Stockholm. Ce
n’est pas que j’aime flairer ce qu’on attend de moi, mais je
me préoccupe pas mal de ce que j’attends de moi-même :
Assurément autre chose que ce qui suffit
à une sincère exploration de notre vie. J’aurais tant
à écrire de mes observations extérieures,
particulièrement maintenant que je viens de me voir octroyer un nouveau
délai pour régler les affaires en souffrance. Et puisqu’il
s’agit d’hommes, il existe au monde tant d’hommes plus
intéressants que moi. Tout cela paraissait plus pressé
qu’un aveu personnel devant la cour de justice de mon intime conviction.
Mais il s’est passé quelque chose d’étonnant que je
n’avais pas prévu. Il est apparu quelque chose que je
n’aurais jamais imaginé possible dans une telle mesure, il
s’est avéré qu’être écrivain n’est
pas chose facile : que cette qualité n’est pas seulement un
titre, mais aussi un devoir laborieux, dans un cas extrême un ordre
intérieur qui surgit malgré nous. Je n’avais pas envie de m’étendre
sur ma fameuse maladie pour la raison évidente que l’on
préfère oublier le plus vite possible un vécu
pénible et risqué auquel on a échappé.
L’homme oui, mais pas l’écrivain. L'impérieux besoin
de fixer le souvenir s’est imposé comme une deuxième
maladie, et sans traiter celle-ci, je n’aurais jamais pu complètement
guérir de la première.
Recipe verbum –
plutôt qu’une incantation, c’est l’écriture qui
est le baume et la potion de l’oubli dans cette étrange
pharmacopée que le pauvre artiste traîne au plus profond de lui.
Apparemment j’ai tout de même eu raison quand dans une de mes
plaisantes rapsodies j’ai qualifié de matière à
thèse la vie de l’écrivain, avec naissance, amour,
souffrance et jouissance, de matière à enseigner sur laquelle un
jour, après sa mort, il devra passer un examen devant un jury inconnu.
Inconsciemment, je le ressens encore dans toute sa netteté, c’est
toujours le trac d’un examen qui m’a mis la plume en main quand je
rendais compte d’un vécu – l’attention latente tendue
en moi a souvent gâché ma joie, mais elle a souvent adouci aussi
mes souffrances, elle m’a contraint à ne pas me contenter de vivre
ce qui m’arrivait, mais d’en faire aussi une image pour autrui.
Maintenant que je viens de franchir réellement la première porte
du Reportage Céleste
(n’est-il pas étrange que j’aie écrit ce roman
à un moment où la maladie se terrait déjà en
moi ?), après mon retour je découvre dans ma sacoche de
reporter tout un tas d’instantanés : je dois les
développer, sinon le remords d’en avoir laissé perdre, ne
serait-ce qu’un seul dont moi comme les autres ignorions jusque-là
le modèle original, va me ronger jusqu’à la fin de mes
jours.
Et quant à la modestie de rigueur qui
tendrait à me retenir de m’occuper de moi-même…
Je me fiche d'être modeste. J’ai
déjà expliqué un jour que moi seul peux être modeste
– mon opinion, elle, peut aussi peu être
modeste que la thèse binomiale du doux et pudique Newton qui exprime
l’opinion la plus immodeste du monde quand elle exige une validité
universelle, ou que la publicité d’un nouveau médicament
ayant vocation de secourir les malades.
Apparemment ceci ne concerne pas seulement notre
opinion, ceci concerne aussi notre vécu, sous réserve que ce
vécu soit humain et non pas seulement individuel.
J’ai donc l’honneur, dans ce qui suit,
de soumettre au jugement du lecteur dans quelle mesure j’ai réussi
à mettre en valeur, face à ma discrétion innée de
médecin, mon indiscrétion innée de patient.
Quelque chose encore.
Les lignes ci-dessus s’adressaient au lecteur
intelligent, celles ci-dessous aux autres envers lesquels je souhaite
également rester prévenant, ne sachant pas lesquels sont
majoritaires.
Bien que je croie avoir clairement expliqué
pour quelles raisons j’entreprends d’écrire ce roman, je
dois tout de même avouer que je ne m’y serais jamais mis si,
à peine une heure auparavant, dans un journal d’extrême
droite, je n’étais pas tombé sur un entrefilet
m’accusant de profiter de ma maladie et de la visite à Budapest du
célèbre neurochirurgien pour me faire de
Constatons que j’ai choisi cette seconde
solution.
Frigyes
Karinthy, Budapest, 1936.