Frigyes Karinthy : "L’homme volant"       

 

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prÉface

 

Est-ce un petit cahier pour écrire – ou plutôt un épilogue pour le dernier chapitre d'une vie ?

Je l'ignore.

Je publie ici quelques notes : dans chacune de ces notes il est question d'un ingénieur, il avait vingt-six ans, il volait et il est tombé ; c’est moi qu'il a fréquemment emmené en altitude, une sensation à laquelle l'humanité a accédé au bout de longs millénaires. Trois motifs sont reliés entre eux : le jeune ingénieur était mon ami, je l'aimais parce qu'il était un homme pondéré, courageux et pur – la sensation que grâce à son amitié j'ai eu la chance d'éprouver réellement est, à mon sens, en parenté avec cette autre sensation qui, dans le cœur de certains d'entre nous représente plus que la vie elle-même.

Je pourrais en écrire un livre et pourtant j'ai l'impression que même ces quelques lignes autour d'un même sujet mais sans lien de temps ou d'espace entre elles sont de trop et superflues. C'est un modeste cahier de quelques pages : j'ai commencé à écrire dedans voilà dix-huit mois mais j'ai dû y mettre un point final il y a à peine deux semaines – un roman que j'ai commencé à écrire sans connaître la fin – allait-il prendre son élan vers l'infini, ou se perdre dans l'indifférence et la routine ? Journaliste d'un très grand quotidien, j'écrivais un roman-feuilleton : mon sévère rédacteur, le destin, m'a ordonné d'y mettre fin.

Un livre serait trop peu, ces quelques lignes sont trop. Qu'écrire ? Il y a entre les tenants et aboutissants secrets qu'aucun artiste ou aucun savant ne serait capable, ne saurait expliquer avec des mots, si nous ne les découvrons pas en les soupçonnant instinctivement. Oui, il existe des choses, apparemment d'une autre nature, et bien que l'artiste sente qu'une atmosphère mystérieuse englobe ces phénomènes, il se contente d'en énumérer quelques-uns et laisse le soin de les comprendre à celui qui est capable d'en extraire ce qui est commun : le symbole.

Pourrais-je dire plus, afin de rendre les choses plus claires, que de mettre simplement une date au bas de ces notes ? Si je veux croire que l'art n'est que le miroir de la vie, je dois croire que la vie est un artiste : elle tisse ses intrigues, elle poursuit un but avec ses histoires. L'histoire d'une vie est le roman et le drame de cette vie ; quiconque comprend ce grand artiste et connaît son style peut, en observant la vie d'une personne, en déterminer à peu près le genre : drame ou roman, ou simple histoire légère et idyllique, ou poème d'ambiance, ou encore épopée héroïque ?

Je me contente de mentionner quelques signes sans explication pour soutenir cette hypothèse.

Le premier morceau de ce cahier, la nouvelle intitulée Le pilote, je l'ai écrite quelques semaines avant de faire la connaissance de Viktor Wittmann. Durant ces dix-huit mois j'ai souvent écrit sur le vol, mais souvent écrit sur lui aussi : toujours de façon gênée et obscure. Maintenant, en y repensant, mes paroles sur lui résonnent à mes oreilles comme les allusions voilées d'un habile auteur dramatique dans lesquelles il n'explicite pas, il fait seulement deviner qu'il réserve à son héros une fin tragique : il compte le sacrifier sur l'autel de l'essentiel de son message, il compte le sacrifier bien qu'il le préfère à tous les autres personnages. Mon dernier article sur lui a paru le matin du jour où l'après-midi même il a fait sa chute mortelle. C'est deux jours plus tôt que j'ai volé avec lui pour la dernière fois. Le ciel était morose et couvert, des nuages noirs s'y bousculaient. Une petite compagnie s'était réunie, des écrivains et des journalistes, Wittmann nous a fait visiter l'usine, puis il nous a emmenés en auto à l'aérodrome de Rákos et il a une au deux fois décollé. Nous avons pris une collation dans la petite pièce de l'Aéroclub ; Wittmann était inhabituellement sérieux, il donnait ses explications avec intelligence et modestie. Plus tard, c'était déjà le soir, quelqu'un lui a demandé s'il allait encore décoller. Il a hésité et regardé autour de lui. "Eh bien, qui viendrait avec moi ?" J'ai accepté. Il s'est levé, il est sorti puis, quelques minutes après, le mécanicien m'a fait signe par la fenêtre que le pilote m'attendait dehors. J'ai avalé une dernière bouchée, allumé un cigare et, en plaisantant, j'ai fait mes adieux à la compagnie comme un aristocrate à la Conciergerie quand on le conduit à l'échafaud. "Messieurs les Marquis, adieu. Vous voyez, je suis contraint de me séparer de votre agréable compagnie." Dehors, sous le ciel nuageux, l'aéroplane luisait, blanc comme un fantôme : Wittmann était déjà installé au poste de pilotage, il fumait un cigare, pensif. J'ai sauté dans mon siège et lui ai demandé : "Dois-je m'attacher ?" Il n'a pas répondu, il a haussé les épaules. Le mécanicien nous a rejoints pour m'avertir très sérieusement de bien m'attacher. "Tout peut toujours arriver !" - a-t-il dit. J'avais un sentiment bizarre, incertain. "Allons-nous loin ?" – ai-je demandé au pilote. Les autres fois à ce genre de question il avait l'habitude de répondre en plaisantant : "auriez-vous peur, mon cher ?" Pas cette fois. Il paraissait incertain, il m'a demandé en hésitant : "n'y allons plutôt pas ?" mais déjà l'appareil s'élançait. En deux ou trois tours nous sommes montés à huit cents mètres – le ciel était noir, j'étais de très mauvaise humeur. À ce moment, après le troisième tour, il avait l'habitude de se tourner vers l'arrière pour bavarder – pas cette fois, il a actionné les commandes, muet, sans rien dire. Nous avons commencé la descente en une glissade – l'appareil se tenait de côté, nous avons essuyé une rafale de vent. Alors, à cent cinquante mètres du sol à peine, j'ai vu qu'il faisait des efforts – comme s'il avait peur. Pendant des minutes nous avons tournoyé : je suis pris d'un sentiment bizarre, inconnu – pour la première fois depuis que je le connais, je découvre qu'il n'est qu'un homme, lui aussi. "Wittmann !" je crie, mais il ne répond pas. Tout à coup il lance le moteur à pleins gaz (en vol plané c'est risqué – il n'était pas homme des bravades gratuites !), les câbles crient, l'appareil reprend son élan vers le haut. Après un tour et demi nous atterrissons enfin. "Que s'est-il passé ?" – lui ai-je demandé. "Rien, a-t-il répondu brièvement, de mauvaise humeur, nous nous serions cognés à un fossé… Il y était impossible d'atterrir…" Je regarde alentour – la plaine de Rákos s'étale plate comme la paume de ma main – quel fossé a-t-il pu voir de là-haut ?

À Vienne, deux jours plus tard, un témoin qui a assisté à sa chute a décrit la catastrophe : pendant sa descente, à quelques mètres du sol, Wittmann a eu un haut-le-corps, il a brusquement mis les gaz pour reprendre de l'altitude. Ce geste brusque et soudain a cassé le dessus de l'appareil, et lui, il est tombé en avant, la poitrine contre les gouvernes.

Il voyait des fossés dans le sol – pauvre, pauvre homme-oiseau ! Les camarades accourus l'ont sorti mort de son habitacle – il était mort en l'air.

 

Suite du recueil