Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Yvonne, ballet sur glace

 

Berlin, mois de juillet.

Dehors c’est l’été, des voiles blanches tanguent déjà sur le Wansee et des femmes tendant le tissu du maillot près du corps se baignent en liberté. Ici, à l’intérieur, dans la halle vertigineuse du Palais de la Glace, trois rangées de galeries encerclent la patinoire : du plancher blanc cassé une fraîcheur émane vers nous, les patins sifflent – des préposés apparaissent et balaient la neige déposée en petits tas. La jeunesse smart de Berlin en maillot de laine arque et zigzague sur ce miroir et elle fait admirer ses mouvements gracieux avec une élégance négligée à la lumière des projecteurs au néon. Un panneau apparaît en hauteur : « Bitte Bahn frei »[1] - la piste se vide, des coulisses s’ouvrent et commence un programme de ballet, le plus riche qu’un chorégraphe a jamais pu imaginer. Son titre est Yvonne, il raconte l’histoire d’une marchande de fleurs. Le prince qui traverse la foire tombe amoureux d’elle, il persuade difficilement sa mère de la beauté et de la gentillesse de la jeune fille qu’il finira par épouser dans une noce somptueuse.

Une lumière jaune envahit la glace – de sous un pont surgissent de petites marchandes de fleurs avec leurs paniers. Des jeunes gens, des marquis, des vieilles femmes : des groupes variés et des patineurs chevronnés. Au début, tant que nos yeux ne sont pas habitués à ce spectacle majestueux, nous admirons cette scène et la mesurons à l’échelle de nos vieilles notions de sport. Danser sur le fil de patins à glace, réussir toutes les figures créées par le ballet des opéras : vue par notre cerveau à l’ancienne, c’est un spectacle habile, un truc de cabaret, peut-être génial, tout de même primitif et industriel d’un point de vue artistique. Nous observons les jambes, capables de tant de choses. Mais ensuite, lorsque plus et encore plus de costumes envahissent la glace, des gardes du corps, des chevaux, des carrosses, des pages et le peuple de la noce, et un défilé se forme et ce tourbillon éblouissant de couleurs change et compose de toujours nouveaux bouquets de fleurs. Ensuite, lorsque nous acceptons enfin comme naturel que des êtres bipèdes courent sur une plaque de glace et s’y sentent à l’aise, alors le terme ballet sur glace gagne une nouvelle considération à nos yeux. Ce n’est ni un sport, ni un truc de music-hall, ni une curiosité. C’est de la vraie chorégraphie, une étape évoluée de l’art du ballet, dans une direction qui soulignera la nature fondamentale de la danse avec une possibilité accrue et perfectionnée de ce que nous connaissions. En effet, le caractère fondamental de la danse doit résider dans une légèreté absolue, les possibilités illimitées des gestes, l’absence de poids. Or le patin avec la glace est un nouvel élément de cet art, résistant à la gravitation et au frottement, ces deux boulets de notre existence humaine dont, en dehors de la danse, seules la poésie et la musique peuvent se libérer. Si nous voulons imaginer la danse absolue, nous devons penser à l’éther impondéré dans lequel la beauté humaine voltige et serpente immodérée, en tous sens, ou une eau homogène dans laquelle flottent et virevolte des formations à queue de poisson. Or, une personne ordinaire dressée sur des patins à glace est plus proche de cet idéal absolu qu’une primadonna vertigineuse du parquet de l’opéra. Elle n’a guère de poids, trois fois plus de déplacements suivent le moindre de ses gestes. Un arc de dix mètres et une allure de cent kilomètres à l’heure ne sont qu’une nuance et un geste de sa danse, tout autant que ses entrechats ou les mouvements circulaires du bout de ses doigts. Le patineur gouverne comme un pilote dont un minuscule geste au gouvernail a pour conséquence des chutes dans les profondeurs ou des remontées impressionnantes – il chevauche des vagues et il glisse sur le fil du rasoir. Sa danse est une perfection. Il fait s’épanouir toutes les nuances, il ne connaît pas l’impossible dans la pensée chorégraphique, ni un envol impossible et exagéré de la musique que ses pieds ne pourraient pas rattraper. Il suit fidèlement les inflexions les plus fines et les plus osées de la musique, le pied armé d’un patin sait toujours les rendre.

Ce ballet sur glace est un spectacle merveilleux, enivrant, une danse de la perfection, la danse absolue – si le prétentieux ne nous effraie pas. Cette danse expérimentale, comme tout phénomène provoqué expérimentalement, se déroule avec plus d’exactitude, dans une forme plus pure, comme produit par la nature. C’est avec un moral réconforté et les yeux remplis de merveilles que nous avons quitté le Palais de la Glace : la glace est un élément authentique de l’art de la danse, un art impérial.

 

 

Nyugat, n°15, 1912.

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[1] Veuillez libérer la piste.