Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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Main courante parlementaire

 

De la séance tenue le 18 novembre 1998 à la Chambre des Députés de Hongrie

le président : comte Batukán Tisza

Les greffiers : Ödön Perczel et Alajos Pekár

Main courante arlementaire le président (baisse la visière de son casque) Je déclare la séance ouverte et j'en informe les troupes unies de l'opposition. Dans la bataille de ce jour, nous allons débattre d'un projet de loi sur les forces de défense : le procès-verbal de la séance précédente traitant ce même sujet nous sera transporté ici en avion depuis la table de la Chambre par le député lieutenant Árpád Désy, accompagné par deux députés plantons. Le ministre des dragons Bulcsú Khuen-Héderváry a demandé la parole : Prions !

(Les bannières du parti du travail sont hissées aux mâts. L'aile gauche se range pour la prière.)

Ödön Justh[1] : Aile gauche ! Alignement à droite ! Messieurs les députés sapeurs de l'opposition – arme sur l'épaule, droite ! Distance – vingt-cinq ! Direction – le perchoir ! Musique !

(La fanfare militaire de l'opposition entame la marche de Rákóczi. Messieurs les députés de l'infanterie de l'aile gauche pointent leurs lances. L'aile droite se place légèrement en retrait.)

le président : La parole est à Monsieur le Ministre des dragons Bulcsú Khuen-Héderváry. Discours, marche ! Opinion – à droite, droite ! Convictions – à gauche, gauche ! Honnêteté politique – au pied !

Khuen-HÉdervÁry[2] : Messieurs les députés ! Je suis convaincu que le projet de loi sur les forces de défense doit absolument être voté pour qu'elle soit votée. Messieurs – criez bravo !

Le parti du travail : Bravo !… Bravo !… Bravo !… (Soudain, l'aile gauche se jette à terre. Le député des hussards Antal Polónyi avec son peloton à cheval se fraie un passage à travers les rangées de fauteuils de droite et attaque le flanc des troupes du parti du travail que le député du train Pál Farkas retient avec des bâches.)

BalthazÁr Apponyi : Troisième compagnie – opposition ! Compagnie démocratique – indignation ! Quatrième brigade – colère ! Marche !

Opposition : à bas ! à bas ! Abababa ! Ababbabbabb ! (Rafale)

le président : Je demande aux troupes de députés de bien vouloir ne pas perturber l'orateur de leurs perpétuels tirs en rafales. Si les troupes parlementaires de l'opposition déclarent leur opinion hostile sur un mode guerrier malhonnête, je mobiliserai la garnison de la place ; par ailleurs, concernant les députés dont j'ai noté ici les noms, je ferai démolir leur logement, maison ou appartement, conformément au nouveau règlement intérieur, je ferai pendre leur épouse et leurs enfants conformément au paragraphe trente-sept du nouveau règlement intérieur. J'invite avec insistance messieurs les députés à en tenir compte. Rafale ! (Rafale).

Khuen-HÉdervÁry : Messieurs du champ de députés ! Il convient de voter pour la force de défense ! Il faut voter pour ! Il-faut-vo-ter-pour ! En avant, marche ! (Il saute à terre et se déploie en tirailleur. Une balle le frappe en plein cœur.)

le président : Messieurs les députés ! Mon camarade de combat, le député Hédervary est tombé ; je nomme à sa place comme nouveau porte-parole le ministre artilleur volontaire Alfréd Lukács[3] et je le charge d'exprimer l'opinion du camp septentrional.

AlfrÉd Lukács (ministre artilleur volontaire, reprend le commandement et, avec une brigade d'infanterie, se porte vers la tribune de l'orateur. Il est étayé des deux côtés par deux compagnies du parti du travail. Il progresse à cheval vers la tribune).

Balthazár Apponyi (envoie un télégramme sans fil dans la Mer Baltique pour demander du renfort)

Géza Justh (député maritime, apparaît à la porte de gauche avec quelques cuirassés et frappe courtoisement. Lajos Polónyi arrive de droite avec des torpilles écraseurs de tribune)

Alfréd Lukács (atteint entre-temps la tribune de l'orateur et, après un court siège, il le prend d'assaut) : Messieurs du champ de députés ! Nous sommes attachés à la force de défense ! Il est indispensable que le pays ait une couche sociale, un ordre social, capable d'assurer un progrès paisible et tranquille qui puisse vivre sans secousse dans les joies imperturbables d'une vie familiale heureuse et douce. Et, voyez-vous, quelle pourrait être cette couche sociale autre que l'armée ? L'armée, cette armée douce et paisible dont nous défendons bec et ongles les intérêts, au prix de notre corps et de notre sang ! À l'assaut ! À l'assaut !

(Assaut. Alfréd Lukács tombe. Les torpilleurs de tribunes atteignent le président. Explosion. Les assaillants renversent le fauteuil. La tribune s'écroule. Le président suspend la séance jusqu'au lendemain et ferme les yeux pour l'éternité.)

 

Fidibusz, le 19 juillet 1912.

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[1] Ödön Justh (1886-1957). Propriétaire terrien.

[2] Károly Khuen-Héderváry (1849-1918). Premier ministre

[3] Alfréd Lukács (1889-1916). Officier d’ordonnance.