Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

  

 

 

Afficher le texte en hongrois

CAUCHEMAR

 

L’humoriste s’éveilla le matin et doucement commença à s’habiller. Le matin, cet humoriste était un monsieur doux et charmant, aux yeux bleus, aux cheveux blonds et roses, au foie parfumé, odorant ; le matin cet humoriste accrochait un ruban bleu à son foie, avec un nœud.

Puis l’humoriste jeta un coup d’œil sur son porte-monnaie et son visage s’assombrit. Sa chevelure prit une nuance plus sombre.

- Je suis indigné, dit l’humoriste sombrement, et son foie en devint foncé. – Je suis indigné. Pourquoi suis-je indigné ce matin ? Oui, c’est vrai. Aujourd’hui je suis indigné à cause des conditions de logement à Pest. On ne trouve plus de logements à Pest. Saloperie ! Aujourd’hui je fouetterai les conditions de logement. Aujourd’hui il faudra en fouetter vingt-cinq.

Et, animé d’une satire corrosive il longea le Boulevard Váci. Sur un portail il aperçut un écriteau : « À louer, quatre pièces, tout confort. »

- Très bien, se dit l’humoriste. – J’ai envie de monter voir, rien que comme ça.

Rien que comme ça, il monta et visita l’appartement. Il y avait quatre pièces, chacune de ces pièces était grande comme le grand salon de l’Hôtel Royal. Des murs propres, plaisants, l’électricité. Le chauffage au gaz.

- Combien ça coûte ? – demanda l’humoriste, infernalement sarcastique.

- Trois cents couronnes.

- Trois cents pour un mois ? Vous pensiez pour une quinzaine, naturellement ?

- Pas du tout. Pour une année.

L’humoriste pâlit légèrement. Dans son embarras il salua et baisa la main d’une table.

- Fichtre, qu’est-ce que c’est ? – dit-il, et il descendit dans la rue. Il était déjà midi et il devait livrer son article au journal pour quinze heures. Fichtre, je suis extrêmement indigné, dit doucement l’humoriste. Mais au fait, qu’est-ce qui m’indigne ? Ah oui, ce sont les conditions du charbon à Pest, j’ai failli l’oublier. Mon Dieu, les conditions du charbon à Pest ! Pif, pof !

Dès que l’humoriste produisit ces bruits, il dut sauter pour s’écarter car un camion faillit l’écraser. Il filait à toute vitesse. Il était chargé de charbon. Un clin d’œil et il avait disparu.

- Où va ce camion ? – demanda l’humoriste à un agent de police. – Pourquoi ne l’avez-vous pas arrêté pour excès de vitesse ?

- Impossible, répondit l’agent avec une courtoisie irréprochable, ce marchand de charbon a eu une opportunité pour une si bonne affaire que je n’avais pas le cœur à le déranger dans ce moment exceptionnel. Un porteur de la rue voisine lui a commandé un chargement de charbon et lui a promis deux forints pour son charbon.

- Combien ?

- Deux forints.

L’humoriste devint encore plus pâle et continua sa promenade. Qu’est-ce qui m’indigne, balbutia-t-il doucement, parce qu’il était déjà deux heures et il n’avait pas encore déjeuné. Ah oui, ça me revient, c’est la brutalité et l’avarice inouïes des cochers budapestois qui m’indigne.

Il sauta tout à coup dans une voiture.

- Allez vite rue Dohány ! – lança-t-il victorieusement.

- À vos ordres, Monsieur, répondit le cocher, il sauta sur son siège et les chevaux s’ébranlèrent. Deux minutes plus tard ils arrivèrent rue Dohány.

- Combien je vous dois ? – demanda l’humoriste, avec ruse. – Montrez-moi le taximètre.

Le taximètre indiquait une couronne soixante fillérs.

- Excusez-moi, Monsieur, dit le cocher en jetant un pied en arrière comme on l’apprend à l’école de danse, pour faire la révérence. – J’ai le devoir de vous prévenir que le taximètre est en dérangement il indique trente fillérs de trop. Vous me devez seulement une couronne et trente fillérs, mais en vérité je souhaiterais y renoncer. En effet, c’est ma très vieille ambition d’avoir un jour l’honneur de vous inviter à bord de mon modeste véhicule, vous, une des étoiles de notre littérature. C’est un grand honneur pour moi et je vous prie de ne pas gâcher les courts moments de notre rencontre avec des questions d’argent. Je suis très heureux d’avoir fait votre connaissance.

Après ces mots le cocher tourna sur ses talons, sauta sur son siège et partit au galop. L’humoriste s’épongea le front et le suivit du regard.

- Qu’est-ce que c’est qui m’indigne, bêla l’humoriste comme une chèvre, car il était déjà dix heures. – Ah oui, ça me revient. Je suis indigné qu’après dix heures du soir on ne puisse plus accéder librement à son propre logement, il faut appeler le concierge, attendre de longues minutes, lui débourser de la monnaie pour qu’il veuille bien ouvrir la porte.

Il pressa le bouton de la sonnette. Il n’eut pas le temps de retirer son doigt, la porte s’ouvrait déjà.

- Pardon, dit le concierge en souriant, je vous attendais derrière la porte parce que je pressentais que vous ne tarderiez pas à rentrer.

L’humoriste en resta médusé et tendit sa pièce muettement.

- Qu’allez-vous imaginer ? – s’écria le concierge, vous ne croyez quand même pas que j’accepterais une contrepartie financière pour l’accomplissement de mon devoir ! Cela m’étonne que vous supposiez une chose semblable !

Et le concierge se prosterna, puis il s’éloigna. L’humoriste monta les escaliers en titubant. Ses dents claquaient.

- Mais alors ! Qu’est-ce que je vais devenir ? Il ne me reste plus qu’à… en revenir aux petits pains. Aux petits pains qui sont trop petits, hurla-t-il. Oui ! Microscopiques ! Les petits pains ! Les petits pains de Pest ! Micropaniscopiques !

- Vous désirez des petits pains ? – prononça une voix de l’extérieur. – Tout de suite !

La porte s’ouvrit, deux aides boulangers apparurent en haletant, ils apportaient un petit pain. Mais ils ne parvinrent pas à l’introduire. Ils se mirent à démonter l’encadrement de la porte.

- Arrêtez ! – hurla l’humoriste. – Vous exagérez !

Il se réveilla.

 

Borsszem Jankó, 29 septembre 1912.

Article suivant paru dans Borsszem Jankó