Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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SCOUTISME

 

 

J’ai adhéré à la fédération du scoutisme. Les règles de base exigent que je prête serment, que je porte un chapeau ogival, que je ne noue pas ma cravate devant, sur la poitrine, mais derrière, sur le cou, que j’accomplisse une bonne action chaque jour : je sauve un noyé ou je cède ma place assise à une dame âgée dans le tram, ou je tire d’embarras un pauvre artisan. En effet, selon la loi du scoutisme le scout d’une patrouille qui a manqué de faire sa BA, doit être frappé le soir par ce qu’on appelle la punition des scouts, qui consiste à verser un litre d’eau dans la manche de son manteau.

Je me suis levé de bonne heure pour abattre ma bonne action à faire – on n’a guère autre chose dans la vie que sa petite BA du jour. Je scrute soupçonneusement et avidement mes contemporains pour savoir s’ils sont de bons sujets pour une BA. Pendant une demi-heure j’ai talonné une demoiselle qui avait une mine triste et qui ne semblait pas dans son assiette, mais lorsque je lui ai demandé si elle avait besoin d’une bonne action, elle m’a répliqué qu’elle allait appeler la police et j’allais voir ce que j’allais voir, moi, vil insolent.

Attristé, je suis monté dans un tram. La tête baissée je me suis tourmenté : où dénicher ma bonne action ? Alors j’ai aperçu une dame âgée debout et moi j’étais assis. S’il vous plaît, Madame, lui ai-je dit en sautant sur pieds, veuillez vous asseoir. Non, merci, a répondu le médium de ma future bonne action, je préfère rester debout. Mais non, veuillez vous asseoir, ai-je insisté. Le receveur est intervenu : « Bon, décidez-vous enfin, vous entrez ou vous sortez, mais ne barrez pas le passage – il n’est pas membre, lui, de la fédération des scouts. – cessez d’obstruer l’entrée de la voiture comme une souche, et Madame, cessez de vous faire prier, sacré nom, asseyez-vous, montez ou descendez ou volez ou faites de la luge, mais n’entravez pas la circulation. » Alors la dame est devenue rouge pivoine et elle est descendue. Moi aussi je suis descendu pour lui demander pourquoi elle ne voulait pas s’asseoir. Alors la dame âgée m’a hurlé : déguerpissez en vitesse, nom d’un chien, vous imaginiez peut-être que j’allais vous chanter devant tout ce peuple que j’ai un furoncle aux fesses et cela fait deux jours qu’il m’est impossible de m’asseoir.

Oh pardon, pardon, ai-je dit, et j’ai filé en douce. Je fais quelques pas et je vois qu’un homme bastonne une femme sans défense. Je me suis approché pour prendre la défense de la femme sans défense. J’étais en train de la défendre quand tout à coup on m’a cogné sur le crâne par-derrière, je me suis étalé par terre, et j’ai aperçu au-dessus de ma tête la femme sans défense qui, les yeux en sang, secouait le poing et criait : comment est-ce que j’ose agresser son mari, par-dessus le marché juste au moment où il se met enfin à la cajoler un peu. Hébété, je lui ai répondu que je croyais qu’il voulait la battre, elle a répondu que j’étais un idiot, j’ignorais ce qu’est l’amour, je me suis permis de remarquer que les lois du scoutisme nous interdisent d’approfondir ce sujet, là-dessus elle a remarqué je ne suis pas un scout mais un sac de patates, et le couple s’est éloigné bras dessus, bras dessous.

Jusqu’au soir je n’ai plus osé sortir de la maison. À sept heures je suis descendu à pas de loup sur le quai du Danube et j’ai jeté un regard circulaire fureteur sur le pont. Une silhouette sombre était adossée au parapet. Celui-là, je vais le sauver, même au prix de ma vie, je me suis dit. Je me suis approché de lui par-derrière pour saisir ses deux jambes et le pousser dans l’eau, mais le temps que je l’atteigne, c’est déjà lui qui était derrière moi et c’est lui qui m’a attrapé les jambes. Nous sommes tombés dans le fleuve ensemble. Quand nous nous sommes présentés, il s’est avéré qu’il s’agissait du scout N.N., qui voulait se jeter dans le Danube car depuis le matin il n’avait pas réussi à accomplir une seule bonne action et il avait trop peur du litre d’eau qu’on verserait dans la manche de son manteau.