Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
L’HOMME DE QUATRE ANS
C’est
dans "Illustrierte Zeitung" que j’ai fait la connaissance de cet
homme célèbre, l’homme de quatre ans, qui n’a que quatre ans, mais qui déjà,
comment dire, oui, c’est cela. Je l’ai interviewé aussitôt.
De
sa voix profonde, sa voix basse il m’a remercié pour mon intérêt, il m’a
cordialement invité à m’asseoir sur la marge de la page huit où son portrait
avait paru en pieds, de profil. Il m’a offert un cigare et m’a tapoté
affectueusement l’épaule.
- Ne
vous sentez pas gêné, jeune homme, m’encouragea-t-il de sa voix d’airain. Vous
pouvez parler avec moi tout à fait naturellement, je n’ignore pas l’effet que
cela fait, de se trouver face à un grand homme pour la première fois. J’ai moi
aussi été débutant gauche et timide comme vous maintenant, mon ami, qui ne
savez pas où vous mettre.
- Oui,
Monsieur le rédacteur, balbutiai-je gauchement.
- Vous
voyez, mon ami. J’aime bien les charmants adolescents tels que vous. Je l’étais
jadis moi aussi, c’était le bon temps. J’avais déjà trois ans, et si on me
laissait seul en compagnie d’une belle poule, ben, croyez-moi si vous voulez,
je ne savais guère comment lui parler. La faute en est à notre mauvaise
éducation hypocrite, croyez-moi, jeune homme : entre les mains de vieux
professeurs, dans une serre. On gave la jeunesse de toutes sortes d’âneries qui
n’ont rien à voir avec la merveilleuse grande vie rouge : des livres,
littérature, philosophie et autres sortes de riz au lait. Après une jeunesse gaspillée
j’ai dû découvrir ce que Schiller écrit si merveilleusement dans son Faust
intitulé "Goethe" : « La vie est courte, la tombe est
éternelle, fou est celui qui écrit dans un livre d’or ! »
- Oui,
Monsieur le rédacteur.
- C’est
moi que vous devez écouter, jeune homme, j’ai moi-même été le genre de moineau
de rêve, pauvre échalas, que vous êtes. On m’a dit qu’il vous arrive d’écrire,
jeune homme. J’ai vu un de vos bouquins, un drame ou quoi, dans lequel vous
analysez les mystères de l’âme féminine et l’effet que la femme exerce sur
l’âme de l’homme. Eh bien c’est une ânerie, jeune homme.
- Oui,
Monsieur le rédacteur.
- C’est
une ânerie, jeune homme, mais une ânerie pardonnable. Un jeune débutant dans
votre genre a des problèmes graves avec la femme. Quand vous aurez grandi comme
moi, vous comprendrez que la femme n’est pas un mystère, la femme est une bonne
poule, or il y a des poules qui sont bonnes et d’autres qui ne le sont pas,
c’est tout. Mais pour cela il faut avoir vécu, fiston, il faut connaître la
vie, la grande vie rouge, telle qu’elle est, c’est sur elle qu’il faut écrire,
fiston, et non fabriquer toutes sortes de théories fantastiques, philosopher,
moraliser ; ce ne sont que des affaires d’adolescents immatures, des
cauchemars de débutants inachevés. Vous comprendrez un jour, mon ami. Argent,
succès, une bonne poule – c’est ça l’art, mon ami, et non les gémissements
somnambules. Regardez-moi, je suis sur le point d’achever ma scène de vie en
trois actes intitulée "Blonde sauvageonne", le directeur m’a déjà
octroyé une avance de cinq mille couronnes, parce qu’il s’agit d’une chose de
la vie vraie, épaisse, bien chaude. Vous me rattraperez plus tard dans votre
évolution si vous avez suffisamment de talent. Bien sûr pour le moment vous
avez d’autres genres de problèmes : si la semoule au lait est meilleure
plus épaisse ou plus claire. Hein ? Avouez que c’est de ça que vous avez
scribouillé dans ce livre, dont j’ai vu la couverture. Alors vous voyez ?
Je sais, moi, ce qui cloche chez vous. À l’âge de deux ans, moi aussi je me
suis consacré à des choses mathémistiques comme vous, les jeunes.
- Pardon,
vous vouliez peut-être dire métaphysiques, Monsieur le rédacteur ?
- Ou méphasymique, qu’est-ce
que vous voulez que ça me fasse. Une chose qui traite de semoule au lait, je le
sais bien, j’ai aussi été jeune. Eh, où sont partis les bons vieux temps naïfs
d’autrefois ? Mais croyez-moi, homme mûr, écrivain achevé, toute théorie
est grise, c’est la vie, jeune homme, la vraie vie bien chaude qui peut être
l’unique but d’un homme normal, d’un artiste normal. Le reste n’est que
balivernes farfelues, trucs de parvenu, pédanterie, sujet pour des jeunes
nullités, pas des choses de la vie, des enfants intelligents n’y touchent pas.
Bon, tonton, adieu, j’ai à faire, ravi de vous avoir vu, mon éditeur m’attend
ainsi qu’une petite chatte que j’ai cuisinée. Bref, à bas les livres stupides,
guimauve tout ça ! Tenez, voici un bon cigare, c’est pour vous, bien le
bonjour.