Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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l’homme qui vole[1]

Homme qui vole ln bas, l’infinité aveuglante perdue dans la brume, un miroir blanc, un lait dont la concavité étincelle de lumières opalines : la mer. En haut, l’infinité aveuglante perdue dans la brume, un tournoi de couleurs vertigineuses, un vide stupéfait, des lointains sans contours, des profondeurs invraisemblables : le ciel. Cela ne fait que quelques minutes que le soleil a pointé, aucune ligne d’horizon pour l’instant – tout n’est qu’un unique chaos flou, une incertitude brumeuse, qui est descendue, qui dérange.

Un unique petit objet sombre vogue entre ces deux infinités, un point, un rien, mais ses contours secs, presque étincelants se sont incrustés maussadement dans le ton doux des couleurs sans lignes. Deux bras tendus, un buste mince et élancé – des lignes nettes, rigides et carrées – on dirait que tout cela est rivé, immobile, durement incrusté dans les taches du fond vibrant. Ce n’est pas un oiseau car ses membres sont immobiles et raides, et même, son intérieur est creux ; sur le devant, à la place de la tête, un disque translucide particulier – serait-ce seulement une impression ? Une espèce de monstre pesant indiciblement étrange, sans vie, une réalité impossible, une vision effrayante ; il ne vit pas, il ne bat pas des ailes, pourtant il est là, suspendu dans le milieu du ciel, sifflant, vrombissant, menaçant.

C’est Blériot : l’homme qui vole. Il transperce l’air à cent kilomètres à l’heure, mais aucun point fixe ne s’y trouvant et parce qu’il ne frotte sur rien, il se sent immobile dans l’infinité. Dans quelques minutes apparaîtront les côtes anglaises et l’Homme qui Vole atterrira près de Douvres.

- Je ne veux pas, je ne veux pas – dit la nature. Je t’ai créé pesant et lourd pour que tu restes en bas dans la poussière de la terre et que tu ne viennes pas troubler le pur royaume des eaux et des nuages. Je ne t’ai jamais aimé : tu m’as constamment harcelée, tu t’es toujours battu contre moi depuis que je t’ai créé. Tu as toujours été mon bâtard. J’ai soulevé contre toi des raz de marée, des tempêtes et des incendies pour qu’ils te balaient de la surface de la terre ; mais tu as construit une barque sur les eaux, tu t’es accroché aux ailes de la tempête et tu as sournoisement mis le feu sous ton joug. Mon fouet terrifiant, la foudre zigzagante, avec laquelle je faisais peur aux petits enfants, tu me l’as arrachée de la main pour t’en enguirlander, et tu l’as fourrée sous tes semelles pour courir plus vite que les vents. Je t’ai façonné reptile, lourd, déplaisant, pour que tu ne rattrapes jamais le lièvre que j’honore plus que toi. Tu as pourtant pris la terre en ta possession et, après une longue et âpre lutte, tu as pris les eaux aussi en ta possession. Qu’est-ce qui bouillonne encore sous ton crâne ? Je ne permettrai pas que tu arraches aussi l’air de mes griffes car je l’ai destiné aux aigles et aux oiseaux chanteurs. Je te repousse, je te rejette, je t’étrangle d’une main de fer ! Je te noie dans la brume, je t’écrase au sol, je t’étouffe dans la poussière, je t’émiette : n’ose pas te détacher de la glèbe, ô glèbe révoltée ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas !

Ainsi parla notre Mère Protectrice, la nature, et elle fit encore un croche-pied à Latham[2] quand celui-ci voulut voler par-dessus la Manche. – Des gens plus âgés avaient encore coutume de dire il y a deux ans : le bon Dieu ne permet pas aux vilaines gens de monter en l’air parce qu’ils veulent plus que ce qu’il leur a permis.

L’homme victorieux !

Des poncifs brûlants vibrent partout dans l’air, des phrases grandiloquentes, monumentales ; des mots grecs extraordinaires nous viennent à l’esprit. L’emphase a ressuscité à Paris et elle résonne victorieusement à travers les Alpes. À Paris on sent déjà l’importance de la chose quand nous ne voyons pas encore au-delà de l’événement. Savez-vous ce qui s’est passé ? Nous nous sommes surpassés, nous avons créé en nous des sentiments qui n’étaient pas innés. Nous le voulions. Ce n’est qu’un pas : nous sentons encore sous nos pieds la vibration du sol que nous avons repoussé – nous avons encore la tête qui tourne – mais voici de nouveaux instincts qui s’éveillent, dans l’ivresse de l’incertitude : la conscience de l’absolu, la conscience de l’espace illimité dans lequel nous ne traînons plus cette éternelle remorque, ce sempiternel boulet : le vertige angoissant.

Il conviendrait de garder la tête froide, de parler objectivement avec intelligence : voici un nouveau "moyen de communication". Mais qu’il nous soit permis pour un instant de ne pas simplement comprendre, mais de ressentir dans quelle ivresse les pionniers de l’aviation fendent l’air – que cette immense victoire ailée nous fasse venir des mots emphatiques et ailés aux lèvres (après tant d’années froides et quelconques !) – qu’il nous soit permis d’être un peu Français ! Qu’il nous soit permis de prononcer de belles phrases fières, immortelles, des envolées libérées de leur poids ! qui donnent une importance aux matériaux inertes et remplissent de sens leurs formes vides. Ô belles phrases mensongères ! Art et femme !

Oui, art. Quelque chose bouillonne, quelque chose est en train de se passer. De nouvelles pensées frappent l’esprit, de nouveaux objets surgissent, de nouvelles impressions. Hum. J’aimerais être aéroplane… J’aimerais tant. Filer haut dans le ciel bleu… filer à travers de bizarres formations de nuages… d’étranges rêves d’enfants renaissent, des sentiments oubliés. En bas un étang, le paysage, en bas la forêt dense. Des maisons, des villes – mais en fait tout est différent de ce que nous connaissions jusqu’alors – la forêt est continue, la terre aussi – des maisons, des villes, vues de haut – nouvelles perspectives, nouvel avenir – nouveaux plaisirs en des nouvelles beautés…

Il sortira quelque chose de tout cela. En Italie quelques jeunes gens ont déjà eu la chance de cette folie ; des oiseaux se sont laissés enivrer de la joie qui avait envahi leur petit cœur. Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. (Manifeste du Futurisme).[3] Et autre chose encore : par exemple que tout jusqu’ici rien ne valait, que seule une gifle peut être belle, et qu’au-delà de trente ans les gens s’aigrissent comme marinade. Les poulains de race hennissent et trépignent : ils sentent quelque chose, et quand ils ne font que sentir, ils ont raison.

Mais ce n’est pas la peine de s’énerver. Une phrase immortelle peut valoir son pesant d’or et être digne et noble comme une sculpture. Il est certain qu’un homme qui vole découvrira de nouvelles beautés, de nouvelles nuances d’anciennes beautés, et il est exclu que cela ne laisse pas d’empreinte dans son âme. Le peintre qui jusqu’ici n’a transposé sur la toile que les beautés ombragées de la vallée, découvrira la mer du haut des cimes – une nouvelle jouissance l’incitera à une nouvelle création. Le poète, bercé jusqu’alors par des sensations refoulées, sentimentales – subira tout à coup la tempête de passions brûlantes et orageuses. Le musicien découvrira dans son harmonie un nouvel instrument. L’observateur reconnaîtra l’homme dans sa nouvelle nature, son nouveau caractère.

Volonté humaine, courage humain – l’art te salue humblement, l’art pour lequel tu as ouvert de nouveaux possibles vers de nouvelles possibilités.

 

Nyugat, 1909.

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[1] Titre original en français

[2] Hubert Latham (1883-1912). Aviateur ayant tenté par deux fois sans succès la traversée de la Manche en 1909. Mort en 1912 dans un accident de chasse.

[3] En français dans le texte.