Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
n bas, l’infinité
aveuglante perdue dans la brume, un miroir blanc, un lait dont la concavité
étincelle de lumières opalines : la mer. En haut, l’infinité aveuglante
perdue dans la brume, un tournoi de couleurs vertigineuses, un vide stupéfait,
des lointains sans contours, des profondeurs invraisemblables : le ciel.
Cela ne fait que quelques minutes que le soleil a pointé, aucune ligne
d’horizon pour l’instant – tout n’est qu’un unique chaos flou, une incertitude
brumeuse, qui est descendue, qui dérange.
Un unique petit objet sombre
vogue entre ces deux infinités, un point, un rien, mais ses contours secs,
presque étincelants se sont incrustés maussadement dans le ton doux des
couleurs sans lignes. Deux bras tendus, un buste mince et élancé – des lignes
nettes, rigides et carrées – on dirait que tout cela est rivé, immobile,
durement incrusté dans les taches du fond vibrant. Ce n’est pas un oiseau car
ses membres sont immobiles et raides, et même, son intérieur est creux ;
sur le devant, à la place de la tête, un disque translucide particulier –
serait-ce seulement une impression ? Une espèce de monstre pesant
indiciblement étrange, sans vie, une réalité impossible, une vision
effrayante ; il ne vit pas, il ne bat pas des ailes, pourtant il est là,
suspendu dans le milieu du ciel, sifflant, vrombissant, menaçant.
C’est Blériot : l’homme qui
vole. Il transperce l’air à cent kilomètres à l’heure, mais aucun point fixe ne
s’y trouvant et parce qu’il ne frotte sur rien, il se sent immobile dans
l’infinité. Dans quelques minutes apparaîtront les côtes anglaises et l’Homme
qui Vole atterrira près de Douvres.
- Je ne veux
pas, je ne veux pas – dit la nature. Je t’ai créé pesant et lourd pour que tu
restes en bas dans la poussière de la terre et que tu ne viennes pas troubler
le pur royaume des eaux et des nuages. Je ne t’ai jamais aimé : tu m’as
constamment harcelée, tu t’es toujours battu contre moi depuis que je t’ai créé.
Tu as toujours été mon bâtard. J’ai soulevé contre toi des raz de marée, des
tempêtes et des incendies pour qu’ils te balaient de la surface de la
terre ; mais tu as construit une barque sur les eaux, tu t’es accroché aux
ailes de la tempête et tu as sournoisement mis le feu sous ton joug. Mon fouet
terrifiant, la foudre zigzagante, avec laquelle je faisais peur aux petits
enfants, tu me l’as arrachée de la main pour t’en enguirlander, et tu l’as
fourrée sous tes semelles pour courir plus vite que les vents. Je t’ai façonné
reptile, lourd, déplaisant, pour que tu ne rattrapes jamais le lièvre que
j’honore plus que toi. Tu as pourtant pris la terre en ta possession et, après
une longue et âpre lutte, tu as pris les eaux aussi en ta possession. Qu’est-ce
qui bouillonne encore sous ton crâne ? Je ne permettrai pas que tu
arraches aussi l’air de mes griffes car je l’ai destiné aux aigles et aux
oiseaux chanteurs. Je te repousse, je te rejette, je t’étrangle d’une main de
fer ! Je te noie dans la brume, je t’écrase au sol, je t’étouffe dans la
poussière, je t’émiette : n’ose pas te détacher de la glèbe, ô glèbe
révoltée ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas !
Ainsi parla notre Mère
Protectrice, la nature, et elle fit encore un croche-pied à Latham[2]
quand celui-ci voulut voler par-dessus la Manche. – Des gens plus âgés avaient
encore coutume de dire il y a deux ans : le bon Dieu ne permet pas aux
vilaines gens de monter en l’air parce qu’ils veulent plus que ce qu’il leur a
permis.
L’homme victorieux !
Des poncifs brûlants vibrent
partout dans l’air, des phrases grandiloquentes, monumentales ; des mots
grecs extraordinaires nous viennent à l’esprit. L’emphase a ressuscité à Paris
et elle résonne victorieusement à travers les Alpes. À Paris on sent déjà
l’importance de la chose quand nous ne voyons pas encore au-delà de
l’événement. Savez-vous ce qui s’est passé ? Nous nous sommes surpassés,
nous avons créé en nous des sentiments qui n’étaient pas innés. Nous le
voulions. Ce n’est qu’un pas : nous sentons encore sous nos pieds la
vibration du sol que nous avons repoussé – nous avons encore la tête qui tourne
– mais voici de nouveaux instincts qui s’éveillent, dans l’ivresse de
l’incertitude : la conscience de l’absolu, la conscience de l’espace
illimité dans lequel nous ne traînons plus cette éternelle remorque, ce
sempiternel boulet : le vertige angoissant.
Il conviendrait de garder la tête
froide, de parler objectivement avec intelligence : voici un nouveau
"moyen de communication". Mais qu’il nous soit permis pour un instant
de ne pas simplement comprendre, mais de ressentir dans quelle ivresse les
pionniers de l’aviation fendent l’air – que cette immense victoire ailée nous
fasse venir des mots emphatiques et ailés aux lèvres (après tant d’années
froides et quelconques !) – qu’il nous soit permis d’être un peu
Français ! Qu’il nous soit permis de prononcer de belles phrases fières,
immortelles, des envolées libérées de leur poids ! qui
donnent une importance aux matériaux inertes et remplissent de sens leurs
formes vides. Ô belles phrases mensongères ! Art et femme !
Oui, art. Quelque chose
bouillonne, quelque chose est en train de se passer. De nouvelles pensées
frappent l’esprit, de nouveaux objets surgissent, de nouvelles impressions.
Hum. J’aimerais être aéroplane… J’aimerais tant. Filer haut dans le ciel bleu… filer à travers de bizarres formations de nuages… d’étranges
rêves d’enfants renaissent, des sentiments oubliés. En bas un étang, le
paysage, en bas la forêt dense. Des maisons, des villes – mais en fait tout est
différent de ce que nous connaissions jusqu’alors – la forêt est continue, la
terre aussi – des maisons, des villes, vues de haut – nouvelles perspectives,
nouvel avenir – nouveaux plaisirs en des nouvelles beautés…
Il sortira quelque chose de tout
cela. En Italie quelques jeunes gens ont déjà eu la chance de cette
folie ; des oiseaux se sont laissés enivrer de la
joie qui avait envahi leur petit cœur. Nous
déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle :
la beauté de la vitesse. (Manifeste du Futurisme).[3]
Et autre chose encore : par exemple que tout jusqu’ici rien ne valait, que
seule une gifle peut être belle, et qu’au-delà de trente ans les gens
s’aigrissent comme marinade. Les poulains de race hennissent et
trépignent : ils sentent quelque chose, et quand ils ne font que sentir,
ils ont raison.
Mais ce n’est pas la peine de
s’énerver. Une phrase immortelle peut valoir son pesant d’or et être digne et
noble comme une sculpture. Il est certain qu’un homme qui vole découvrira de nouvelles
beautés, de nouvelles nuances d’anciennes beautés, et il est exclu que cela ne
laisse pas d’empreinte dans son âme. Le peintre qui jusqu’ici n’a transposé sur
la toile que les beautés ombragées de la vallée, découvrira la mer du haut des
cimes – une nouvelle jouissance l’incitera à une nouvelle création. Le poète,
bercé jusqu’alors par des sensations refoulées, sentimentales – subira tout à
coup la tempête de passions brûlantes et orageuses. Le musicien découvrira dans
son harmonie un nouvel instrument. L’observateur reconnaîtra l’homme dans sa
nouvelle nature, son nouveau caractère.
Volonté humaine, courage humain –
l’art te salue humblement, l’art pour lequel tu as ouvert de nouveaux possibles
vers de nouvelles possibilités.
Nyugat, 1909.