Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
DRAME
FUTURISTE
(Les futuristes adressent un manifeste aux
peuples dans lequel ils déterminent à quoi devra désormais
ressembler le style dans la littérature. Dans leur manifeste ils
rejettent comme inutilités, parmi les équipements et outils de
l’art de l’écriture, le verbe et l’adverbe.
Désormais il conviendra d’exprimer le message du poète et
le thème de toute l’œuvre par des substantifs et des
onomatopées, exclusivement. Monsieur Marinetti par exemple, le futuriste
principal, décrit une bataille brièvement, avec charme et
simplicité :
Fusils,
canons, boum, boum, boum,
Bim, bem. Deux cents pas.
Trois
cents pas, officier, soldats,
Ligne
de départ, division, tamtam,
Boum,
tacatacatac, mitrailleuse.
Nous apprenons que quelques-uns de nos
excellents dramaturges s’adaptent aux exigences de l’époque,
ils transforment leurs pièces en conséquence. L’illustre
collaborateur du Théâtre de la Gaîté, Dezső Szomory[1] s’échine depuis des jours
à écarter les verbes et autres objets dépassés de
son poème dramatique intitulé Bella.
Nous atteignons ainsi au squelette pur du drame, et son message se mettra
à la disposition du lecteur moderne, nerveux et pressé, de
façon claire et transparente, en même temps que tout à fait
concise. Il ne sera plus possible de tromper ce lecteur avec tous les oripeaux
chamarrés derrière lesquels les auteurs ont jusqu’à
présent orné et dissimulé la pauvreté de leur
thème. La pièce Bella
sera prochainement présentée sous la forme suivante :)
BELLA
Comédie dramatique en trois actes
1er ACTE
(Bella, chanteuse, aïe, aïe,
principale, belle, amour, comte, ventre, Hi, hi, hi, peur, maman.)
BELLA : Maman,
Maman, aïe, aïe, ventre, mal, amour, Comte, aïe, aïe.
MAMAN : Eïe, eïe,
problème, problème, fille, ventre, argent, Comte, Comtesse.
ALLONS ZONGROIS : Herbe, fille, belle, baiser, baiser, eïe, veih, hè… hè…
hale… pied, main, bouche.
BELLA : Bèèh… homme, pas beau, mèèh, pouah, aïe, Comte, Comte.
LE COMTE : Hèhè, mèhè, Bella, oulala,
fatigue, hrerehe... argent, débarras, argent.
BELLA : aïe,
aïe, Comte, salaud, pif, paf, aïe, argent, meuh… euh…
euh…
ALLONS ZONGROIS : Fille, mienne, aïe, aïe, main,
bouche, dos, cuisse, bon, bon, ouille, vouil, groin,
groin, groin.
2e ACTE
ALLONS ZONGROIS : Groin, groin, groin – bouche dos,
ventre, bon, bon, ouille, vouil, enfant, chair,
blanche, nourriture, déjeûner, plein,
plein, hips.
BELLA : Ha, ha, Comte, ténor, chair, ventre, burp, groin.
LE COMTE : Appétit, chair fraîche, vouhaha, véhéhé,
halète, ha, ha, ha, femme, eu, eu… eu… encore, encore,
encore.
BELLA : Nihèhè, héhéhé,
halélé… Homme, bras, jambe,
bouche – vouiche, veiche !
LE COMTE : Vihéhé…
halélé… raaah…
bon, bon, hon, hon… beu, beu…
ALLONS ZONGROIS : Tiens, femme, mienne, homme, autre, lihè-mihè-vèhè, eh ben, raaah, broum, broum, tchtch !
tststs !... aïe, pas bon, dommage, groin,
groin.
3e ACTE
BELLA : Homme,
argent, robe, applaudissement, désir, heï,
houil ! eh ben, beaucoup, encore, encore,
encore.
ALLONS ZONGROIS : Heï, hail, malheur, obligé, femme, chair, rien, aïe,
hi, hi, hi.
LE COMTE : Encore, veich, vouich, aich, femme, encore,
chair fraîche, argent, encore.
BELLA : Pouah,
trop, un, vieux, moustache, barbe, gros ventre, pouah, nyènyènyè,
nèhèhè, méhéhé.
ALLONS ZONGROIS : Hèhè…
vèhèhè… besoin.
BELLA : Bon,
bon, fatigue, assez, plus tard, meuh, herbe... crrr, crrr.
ALLONS ZONGROIS : Groin, groin, groin…
(Rideau)
Monsieur Marinetti peut être
parfaitement satisfait de cette transformation qui exprime avec
fidélité et précision le sujet de la pièce, en
embrassant concisément toute sa perception du monde et son message qui
ont servi de base à sa création. Le futurisme, grâce
à Dieu, ouvre une nouvelle ère dans l’évolution de
l’humanité, lorsqu’il en balaie tous les éléments
dérangeants. Rien ne prouve mieux la forte vitalité de cette
tendance, que la vitesse glorieuse à laquelle se répandent et se
répercutent les nouveaux enseignements, fanatisant une armée
enthousiaste de partisans. L’autre jour j’ai écouté
une conversation près de Pomáz, dans
les champs, entre deux bovins ordinaires – l’un, un taureau,
l’autre, une vache – le mode sur lequel le taureau a
prêté serment d’amour à la vache était
déjà une apologie du futurisme. Ils n’utilisaient ni verbe,
ni substantif, rien que des onomatopées et des cris.
Borsszem Jankó, 9
mars 1913.
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