Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Lettre du Balaton
RÉCAPITULATION
Bon, voyons ce que nous avons appris cet
été.
1. Chemin
de fer. En été il n’y a pas d’eau au lavabo. Demande au contrôleur pourquoi
il n’y a pas d’eau au lavabo. Le petit contrôleur répondra : parce que de
toute façon elle s’évaporerait. Demande-lui la même chose en hiver, il
répondra : à quoi bon, de toute façon elle serait gelée.
2. Rams.
Jeu de cartes. Je l’ai appris près des cabines, en prenant un bain de soleil,
d’un employé du cadastre. Je vais vous expliquer comment on y joue. C’est très
simple. Regardez. Je pose ici dix cartes. Voilà. Alors vous, vous avez trois
cartes. J’en ai trois moi aussi. Alors, vu que vous avez une tierce, cela fait
vingt-trois. Vous comprenez ? Oui, bien sûr, je comprends, mais pourquoi
vingt-trois ? C’est parce qu’une tierce ça fait dix-huit, plus un paquet,
ça fait quatre, cent onze, avec deux jetons et on est rams. Ah, cette fois je
comprends parfaitement, bien sûr. Donc, j’ai vingt-trois. Mais vous n’avez pas
vingt-trois, malheureux, vous ne devriez pas vous coucher, la tête au soleil.
Puisque la Dame de carreau est là, c’est un petit pli, il vaut cent
quarante-huit, mais seulement au premier tour. Vous ne voyez pas ? Cent
quarante-huit, vous ne comprenez toujours pas, mais je viens de vous expliquer
que cinq dames et deux grands-mères, cela fait quarante-neuf, sous réserve que
moi j’aie quatre sept et un atout – vous l’avez déjà oublié ? Mais non je
ne l’ai pas oublié – alors j’ai donc cent trente-sept, n’est-ce pas, c’est
magnifique, alors j’ai gagné, c’est magnifique, on me doit combien ? Eh,
vous allez trop vite, qui a parlé de gagner ? Vous ne voyez pas que moi
j’ai deux cent, ce que j’ai eu pour le dernier pli. Je mène, mais vous pouvez
encore gagner si dans la première moitié de la seconde distribution vous avez
le valet de trèfle et le sept de pique, ce qui au talon compte pour
quarante-huit. Alors, avouez honnêtement combien vous avez. Taratata,
j’avouerais, mais qu’est-ce que je dois avouer ? J’avoue que je suis
confondu. J’avoue que c’est moi qui ai tué la vieille dame il y a quatre ans
sur l’avenue Váci. J’avoue que j’ai trois ans de plus
que mon âge dans mes papiers. J’avoue que je me suis occupé d’astronomie et
j’avais calculé la distance de Mars à la Terre, et dans combien de milliers
d’années se trouvera la Grande Ourse à l’endroit où les Pléiades ne se trouvent
pas, mais ce n’était rien par rapport au rams. Merci, on continuera un autre
jour.
3. La
mer hongroise. Mais regardez, ça ne ressemble pas vraiment à une mer ?
Nous pouvons dire que nous avons vu la mer. Regardez cette eau infinie qui se
confond avec l’horizon, mais regardez-la, Monsieur Praktiker…
Bon, elle ne se confond pas vraiment avec l’horizon, on voit très bien l’autre
rive avec les collines, on voit même les arbres, pour parler franchement, je
distingue même l’hôtel de Siófok, ce sale hôtel où on demande un forint vingt
pour une salade de concombres. Bon, d’accord, elle est là l’autre rive,
imaginez qu’elle ne soit pas là, fermez à moitié les yeux pour ne pas voir
l’autre rive, n’est-ce pas c’est comme si c’était la mer ? Bon, écoutez,
mais ne le dites à personne, si je ferme les yeux pour ne pas voir l’autre rive,
alors même le Danube pourrait être pour moi une bonne mer, comment vous dire,
même l’évier peut être une bonne mer, si je ferme les yeux, même une cuvette
d’eau est une bonne mer. Bon, que voulez-vous, pour un lac c’est déjà pas mal.
Un lac si jeune, c’est une belle performance. C’est un enfant prodige. Ce n’est
pas la mer, mais il en a presque l’air. Il faut dire que l’administration de la
région du Balaton a aussi presque l’air d’une administration. Bon, regardez, on
voit aussi l’autre de la salade de concombres, celle sur laquelle il est écrit
qu’elle ne peut pas coûter ce prix, à condition de fermer un peu les yeux.
4. Bague
de la chance. C’est un truc à la mode maintenant autour du Balaton. Des
Messieurs et des Dames distingués vont chez le forgeron du village et pour
trois kreutzers ils se font faire une bague à partir d’un clou de fer à cheval,
qu’il sera très élégant de porter. On appelle ça bague de la chance parce que
si l’on s’est un peu écorché le doigt et si la rouille de la bague de fer
infecte la plaie, alors c’est une chance si on nous ampute seulement la main et
pas le bras tout entier.
5. Éclairage. Toute
la région est illuminée par un énorme lampadaire à arc de deux cent
quatre-vingts millions de volts, très haut, avec un puissant appareil de projection.
Il est dommage que ces temps-ci on l’éteint de bonne heure, vers six heures
dans l’après-midi, Par contre il s’allume de nouveau dès le lendemain matin.
Cela doit coûter énormément cher à la commune, parce qu’il éclaire toute la
journée, sauf la nuit, mais la nuit sert à dormir et à se demander comment se
procurer pour demain la redevance d’embellissement et d’éclairage que le
vacancier paye à la commune.
6. Voyage
à la maison. S’il vous plaît, veuillez quitter ce compartiment, c’est
un compartiment pour dames. Mais, excusez-moi, nous ne sommes là que tous les
deux, ma femme et moi, qu’est-ce que ça peut faire ? Je regrette, c’est le
règlement. Quoi ? Que je sois obligé de sortir de cette voiture vide et de
m’asseoir sur la tête de deux hommes dans un autre wagon ? Le
règlement ! Eh bien, figurez-vous que je ne suis même pas un homme, je
voyage seulement en déguisement masculin, je suis une femme, et voici ma sœur.
S’il vous plaît, veuillez ne pas plaisanter, plaisantez chez vous si vous
voulez. Entendu. Alors je ne plaisante pas. Alors j’exige un compartiment pour
hommes. Ça n’existe pas. Pourtant je n’ai pas envie de m’asseoir dans un
compartiment où il y a aussi des femmes. Je veux un compartiment pour hommes
pour moi, un compartiment pour garçons pour mon fils, un compartiment pour
nourrices pour ma nourrice, un compartiment pour blondes pour ma maîtresse
blonde, un compartiment pour rêves pour mes rêves pour que tout cela cesse, un
compartiment de stupidités pour ce règlement, et surtout un cahier de
réclamations, un cahier de réclamations, un cahier de réclamations, mais
vite !
7. Cahier
de réclamations. Il n’y en a pas. Quelle mesure pertinente !
Comme ça, on ne peut pas écrire dedans pourquoi il n’y en a pas, zut alors, et
tout le monde continuera de croire aux chemins de fer qu’il en existe un.
Az Újság,
31 août 1913.