Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

  

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CORRESPONDANCE DE GUERRE

(Reportage d’un journaliste français)

 

Paris, le 28 août 1914

Nous avons pris Budapest !!... Avancée victorieuse !!... L’Allemagne est dans notre camp !!... Un caporal s’est emparé de Berlin !!... Déjà il la porte sur son dos, toute la ville !!... Les Allemands fuient !!... La Patagonie se range de notre côté !!... Gavrilo Princip à la tête de l’armée française !!...

Dans le tourbillon des événements accumulés nous avons du mal à trouver le souffle pour informer à la juste mesure notre capitale bien aimée sur les événements principaux du champ de bataille. J’ai tant de choses à rapporter à nos respectés lecteurs, que je ne sais même pas par où commencer. Je lance en vitesse ces lignes sur le papier – tout comme le commandant du quartier général qui m’avait, en vitesse, communiqué ces nouvelles merveilleuses, qui caractérisent notre glorieuse armée. Un officier français vient justement de m’apprendre en vitesse que nos troupes ont récolté une victoire décisive à… où ça déjà ? Je n’ai pas bien saisi le nom du lieu, car entre-temps il avait couru plus loin. La valeur de la victoire décisive est grandement rehaussée par la brillante technique militaire qui nous a permis de vaincre les Allemands sans même qu’ils s’en aperçoivent. Vraisemblablement ils l’ignorent encore, c’est la raison pour laquelle nous invitons nos lecteurs à ne rien leur en dire, laissons-les croire qu’ils ne sont pas vaincus !... Plus grande en sera la surprise plus tard !

De Liège comme de Bruxelles ou de Namur, nous pouvons rapporter quantité de nouvelles glorieuses. Nos soldats ont réussi à attirer par la ruse les régiments allemands dans ces villes, où ils enrichissent désormais la liste des prisonniers de guerre. Les prisonniers allemands sont désormais si nombreux dans les villes, que nous ne savons plus quoi en faire – nos troupes sont contraintes de quitter les forteresses pour faire de la place à tous ces prisonniers. La ville est pleine de prisonniers de guerre allemands – ils sont tellement effrayés qu’ils sont enclins à nous suivre d’eux-mêmes, sans aucune couverture, à nous suivre à Paris, où ils se rendront à notre invincible armada. Nos troupes ont été prises à cette nouvelle d’un tel enthousiasme illimité, qu’elles se sont lancé au pas de courses sur la route de Paris afin de porter la bonne nouvelle à notre chère capitale. Les prisonniers de guerre allemands abattus et désespérés ne font que courir derrière nos troupes, qui foncent victorieusement, glorieusement vers Paris.

La situation est similaire au pied des Vosges. Les Français avancent glorieusement – apparemment l’ennemi s’est partout retiré, a fui, s’est dispersé, est mort, a coulé, est passé de mode – car où que nous percions vers l’avant, nous ne rencontrons aucun ennemi. Un seul soldat a murmuré quelque part comme s’il avait vu quelque chose. Mais ce soldat a été sévèrement puni, parce qu’il s’est trahi : il avait jeté un regard en arrière sans en avoir reçu l’ordre. Il arrive que certains, comprenant totalement de travers les mouvements de nos armées, font apparaître les choses de façon erronée, comme si c’était les Allemands qui nous poursuivraient et ce ne serait pas nous qui poursuivions les Allemands. Mais ce ne sont que des profanes ignorants, qui ne savent même pas que la Terre est ronde et que notre État-Major flamboyant d’intelligence avait prévu cette circonstance dans sa tactique géniale. Effectivement, l’apparence voudrait que nous courrions devant vers Paris et que les Allemands nous courent derrière depuis Berlin. Mais pas du tout ! Ce sont les Allemands qui courent devant vers Paris, et nous les poursuivons, à travers l’Océan Atlantique, l’Asie et la Russie, depuis Berlin. Et Toc !

Nous recevons quantité de nouvelles favorables de l’étranger également. Dernièrement c’est au nom du gouvernement de Patagonie que le Docteur Bushmann nous a déclaré sa solidarité. De Nouvelle-Zélande également notre gouvernement a reçu des paroles d’encouragement. La Ligue Unie des Anthropophages a fait connaître sa sympathie avec les héroïques Français, soulignant qu’ils ont toujours donné la préférence aux Français par rapport aux Allemands, et qu’à l’avenir c’est toujours de chez nous qu’ils importeront leur subsistance.

Nous apprenons que Princip, l’excellent… humaniste serbe, vient d’être missionné par notre gouvernement pour prendre la tête du commandement de nos troupes du Nord.

Que vous écrire encore ? Que nous sommes entrés dans Berlin, que nous avons occupé Budapest, Vác, Pomáz ? Que toutes les demi-heures nous occupons quelque chose… n’importe quoi, mais nous occupons ? Inutile, tout le monde le sait ! Qu’écrire alors ? Cette nuit, à minuit et demie, sous un soleil radieux, un requin est apparu dans le ciel. Mon père était un homme si fort qu’il a un jour battu tr… tr… trois cents hommes… Nous possédons tr… tr… trois cents maisons… je vous le jure… parole d’honneur…

 

Borsszem Jankó, 30 août 1914.

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