Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Marinetti[1] m’enseigne
oi : Tout de même,
Maître, comment vous voyez cela ?
Lui : En rouge, avec des pois
bleus ;
Moi : Comment cela, s’il vous
plaît ?
Lui : Malheureux, homme
infecté par la culture allemande : tu ne sais même pas que
les pensées ont une couleur et une odeur précises ?
Moi : Ah oui, j’avais
oublié. Et qu’est-ce qu’elles ont d’autre ?
Lui : Une voix. Parfois une voix
très tranchée, alors il convient d’écrire :
"penssééée", parfois
une voix sourde, alors il faut écrire : "peeensée".
Moi : Oui. Elles n’ont rien
d’autre ?
Lui : Qu’auraient-elles
d’autre ?
Moi : Un sens, par exemple.
Lui : Un sens ? C’est
quoi, ça ? Ce doit être un vilain mot allemand.
Moi : En fait, je voulais demander
quels sont nos rapports avec cette culture allemande.
Lui : Ha, ha, ha !
Évidemment, ton âme bellâtre ramollie par le baveux
sentimentalisme allemand a reculé devant l’odeur martelée
de mon manifeste ! Bien sûr, votre âme allemande
alambiquée et ergoteuse a eu la pétoche quand je me suis
écrié : mais si, la gifle, le coup de poing, l’élan
du mouvement, le but de l’homme, - le gnon claironnant !... La
panique enivrante !!... Une torgnole teerrriffiante !...
Et pas les muuuse geignards…
Moi : S’il vous plaît,
pourquoi pleurez-vous ?
Lui : Je ne pleure pas, je voulais
seulement dire : pas les muuusées
geignards, par l’amurette mesquine, pas les moolles illuusions et autres
manifestations du sentimentalisme allemand.
Moi : C’est surtout à
cause de leur sentimentalisme que vous en voulez aux Allemands ?
Lui : Principipalement.
Moi : Il y a du vrai
là-dedans. Ce Hindenburg est vraiment un peu sentimental.
Lui : Un cœur de beurre. Un
mollasson.
Moi : Oui. Il tartine toute
l’Italie. Ils n’arrivent pas à se débarrasser des
scènes sentimentales qu’il leur organise. Il paraît que les
Russes ne le supportent pas non plus. Ils fuient dès qu’ils le
voient.
Lui : Un joli monsieur !
Moi : Plein de
sentimentalisme… Il ne comprend pas que personne n’a besoin de son
affection… Il recommence à vouloir étreindre les Russes.
Lui : Nous y mettrons fin. Dans mon
manifeste j’ai résumé notre programme : aucune
philosophie, aucune compréhension, aucune théorie grise !
Nous glorifions le saut primitif, le fracas sifflant des bombes, le sang qui
gicle, l’allure galopante, nous glorifions la destruction sacrée
qui anéantit les souvenirs rances de la culture pourrie et
ramollie !!...
Moi : Tout de même,
Maître, comment ça va se terminer ?
Lui : Comment ? Par un boum
tonitruant. Un tonitrus boumissant !
Tambouri tonitruboumant !
Boum tramboutramboum.
Moi : Oui, mais pour l’amour
du Ciel, il y a certaines choses qui…
Lui : Les certaines choses n’existent
pas !!... Les choses !!... Les choses n’existent pas du
tout !!... Il n’y a que le mouvement et le saut qui existent !
Le soubresaut vertigineux, le martèlement à la
tête !... danger écervelé !... écervéledange…
Moi : Mais comprenons-nous,
moi…
Lui : Comprendre !!... Encore
une invention des Allemands !... Jeune homme, il ne s’agit pas de
comprendre, mais de sauter en tapant, frapper en frappassant,
mordre, taper du poing et des pieds… (avec
animation) Écoutez les conseils d’un homme
expérimenté, jeune homme : ce n’est pas comprendre
qu’il faut mais claquer, gifler, heurter, tordre, cogner !! (tout feu) Compresser, fracasser,
déchirer ! Administrer des coups de pied au ventre,
éclabousser, asséner !!... Tout le reste n’est
qu’ânerie et pourriture, toute votre culture !!!... En avant,
à la victoire sacrée !!... Allez, vite, tel est mon
enseignement, ô disciple ! Me comprends-tu ? M’as-tu
compris ?…
Moi (admiratif) : Je t’ai compris, Maître ! (Je le cogne à la tête.) Tu
as raison, Maître ! (Je le
gifle.) C’est ainsi qu’il faut parler, Maître… (Je lui administre un coup dans
l’estomac.) Voilà qui est vrai… (Je lui boxe le nez.) et non la douce compréhension… (Je lui casse deux dents.) Oh,
Maître, comment pourrais-je assez te remercier de m’avoir enseigné
cette jouissance ?
Lui : Vive la guerre ! Avanti ! (Il
fait retraite.)
Az Újság,
20 août1915.
[1] Pilippo Tommaso Marinetti (1876-1944). Initiateur du
mouvement littéraire du futurisme. Il proclame l'avènement d'une
nouvelle esthétique de la vitesse et de la modernité
industrielle : « Une automobile rugissante, qui a l'air de
courir sur de la mitraille, est plus belle que