Frigyes Karinthy : "Nouvelles parues dans la presse"

 

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Vu l'insistance de mes amis

Après bien des tourments, une nuit j'ai enfin saisi mon stylo et j'ai déversé ma foi et mes sentiments sur la guerre dans un hymne grandiose. C'est à l'aube que je l'ai achevé : ce travail m'avait tellement remué que je ne pouvais absolument pas attendre qu'il soit transmis au public. J'ai dévalé les escaliers pour trouver quelqu'un à qui le lire. Les rues étaient encore désertes. J'ai pris le métro jusqu'au terminus. Un grand et beau jardin se trouve là, j'y suis entré et j'ai improvisé à la hâte une lecture à certaines de mes connaissances, guettant l'effet avec impatience. Les avis étaient très partagés.

 

Gyula Girafe, doctorant en droit :

 

            « Je vous suis très reconnaissant, cher Maître, de m'avoir fait l'honneur de votre œuvre. Mais voyez-vous, je ne suis personnellement pas en mesure de donner un avis sur pareil sujet. Je n'ai pas la vision nécessaire pour ces grandes envolées, pour être franc, cela me dépasse un peu. Vous pourriez peut-être vous adresser au critique Béla Teckel, lui, il est à l'aise dans les sphères supérieures de l'esprit. Vous comprenez, je n'aimerais pas que vous me taxiez de sentimentalisme, mais mon âme est mieux réchauffée par des choses de moindre envergure : une petite fleur, un brin d'herbe… Un mouchoir de dentelle tombé à terre… Voilà mon monde, et selon moi, ce sont les véritables matériaux de l'activité artistique D'ailleurs la guerre, d'un point de vue militaire ne m'intéresse pas : mes médecins, comme vous le savez, ont diagnostiqué chez moi une dégénérescence graisseuse du cœur… »


Zilárd Phoque, professeur agrégé :

 

            «  Mon cher ami, tu me connais suffisamment pour mon franc-parler et tu ne m'en voudras pas si je te le déclare tout net : ta dernière œuvre ne peut absolument pas être considérée comme une réussite. Je ne comprends pas comment tu as pu aborder un sujet aussi obscur et aussi inepte, mais surtout tellement sans intérêt ; dans ton œuvre il n'y a pas la moindre phrase qui éveillerait la curiosité du lecteur. De quel incendie parles-tu ? Enfin, comment pourrait donc éclater un incendie sous l'eau où vit l'homme ? Incroyable embrouillamini ! Le lecteur est nécessairement intéressé par le monde subaquatique ; tu vois, un jour tu as écrit quelque chose sur la déglutition du poisson en une seule bouchée : un ouvrage tout simplement excellent, talentueux, on ne peut que regretter que tu n'approfondisses plus tes capacités dans la même direction. Par ailleurs, si mon opinion n'est pas pour toi une référence suffisante, adresse-toi à mon maître vénéré, Gabor Otarie : je suis certain qu'il sera de mon avis. C'est à lui également que je dois mon franc-parler. »

 

Bulcsú Lion, académicien :

 

            « Mon jeune frère, des combats un homme ne disserte pas, il se bat. Les combats sont indispensables, sinon de quoi se nourrirait-on ? L'histoire nous a enseigné qu'il convient d'abord de mordre la gazelle à la gorge, sans quoi elle s'enfuit et on ne la mange pas. Hélas ma sciatique m'empêche de te faire la démonstration ; ainsi je suis condamné à me contenter de gazelles qu’on  a déjà abattues pour moi et qui plus est, vu mon grand âge, qui me sont présentées prédécoupées pour mon déjeuner. »

 

Zoltán Perroquet, comédien :

 

            « C'est très beau, c'est très mignon, c'est très entraînant, mais voyez-vous, cela ne peut pas être compris par les gens si c'est vous-même qui le lisez ; pardonnez-moi, ne le prenez pas mal, mais vous avez une voix stridente, très désagréable, l'œuvre en perd tout son effet. Passez-la moi plutôt, je la réciterai au prochain concert ; vous verrez, vous ne reconnaîtrez plus votre propre travail, je sais si bien faire ressortir un texte une fois que je le prends en main. Je n'ai qu'une seule réserve : chez vous le héros apparaît sur scène habillé de gris ; alors ça, ce n'est pas bien, ce n'est pas bien ; le héros doit entrer vêtu de vert, avec un gilet rouge et un chapeau bleu, autrement tout le reste n'a aucun sens, croyez moi, sans cela tout le reste ne vaut pas un clou ; le public ça me connaît, ça me connaît ! »

           

            Lajos Autruche, politologue social :

           

            « Si poétique soit-elle, une œuvre doit toujours poursuivre un objectif global à partir duquel nous en déduisons le critère de la valeur. Cet objectif central dans l'art ne peut être autre que la politique sociale. C'est également dans cette optique que je juge votre œuvre et je dois déclarer avec regret que dedans je ne peux pas trouver la solution du mal collectif ; et, voyez-vous, ce mal collectif réside dans le fait que je suis extrêmement affamé. Or je n'arrive pas à avaler votre œuvre ; le problème est peut-être à rechercher dans la faiblesse de mon estomac, aujourd'hui je n'ai mangé en tout et pour tout que deux bougeoirs et une liste de noms et d'adresses et déjà je les sens peser sur mon estomac. »

 

Ervin Crocodile, philosophe :

 

            « Mon cher ami – que puis-je dire – je suis enchanté – je n'ai d'autre réponse que mes larmes… »

 

Ödön Hippopotame, employé de bureau :

 

            « Je ne comprends pas ces écrivains, pourquoi jacassent-ils tant. À la moindre ânerie, ils pètent plus haut que leur cul. Comment peut-on avoir une si grande gueule ? »

 

Andor Kangourou, entrepreneur :

 

            « Écoutez, mon ami, je sais très bien pourquoi vous m'avez apporté cette chose : pour que je l'achète et que je la publie, car vous connaissez trop bien mon bon cœur : si quelque chose m'accroche, je n'hésite pas à y risquer tout mon argent, afin de permettre à un jeune talent de se révéler. Mais voyez-vous, cette fois-ci vous tombez au mauvais moment, je n'ai pas un sou, hier on a même volé mon porte-monnaie. »

 

            Vu l'insistance de mes amis, je ne livre pas mon œuvre au public.

 

Az Újság, le 30 mars 1915.

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