Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
PROLOGUE DU
BEL APRÈS-MIDI
Rapporté par Annuska Fényes
(Au frémissement
du rideau qui monte, l’actrice se tient au milieu, près d’un guéridon sur
lequel est posé un téléphone, un appareil ancien avec
un écouteur qu’on porte à l’oreille. Elle rapporte tout le prologue au
téléphone. Je prie la demoiselle de traiter tout cela comme une production
théâtrale, en rendant le naturel du style haché, subjectif, variant selon les
mots entendus ; l’actrice parle fort, tout en observant souvent des pauses
de longueur variable. D’un autre côté je prie le metteur en scène de pourvoir
effectivement, si possible l’appareil de connexions, permettant au souffleur de
souffler le texte dans le combiné, sinon, le texte pourrait aussi être disposé
sur le guéridon.)
- Allô… Allô…
-…
- Oui, oui, c’est moi, Annuska Fényes… Allô ?...
Qui est à l’appareil ?... Karinthy ?... Enfin, je vous ai au bout du
fil !
-…
- Comme vous y allez, Monsieur
l’écrivain ! Pour l’amour du Ciel, qu’est-ce que vous attendez ? Où
il est, ce prologue ? Où est… quoi ?!!... Qu’est-ce que vous
dites ?
-…
(Paniquée) : Jésus Marie, le
prologue, ce prologue qui doit ouvrir ce bel après-midi, ce prologue que je
devrais réciter et que vous deviez écrire, ce que vous m’avez promis pour il y
a quinze jours, nous étions d’accord… Une sorte d’introduction spirituelle et
profonde que vous auriez dû me livrer au plus tard il y a cinq jours pour que
je puisse l’apprendre…
-…
- Comment dites-vous ?!... Qu’il
y a le temps ?! Monsieur l’écrivain… Cher Monsieur l’écrivain… Affreux
Monsieur l’écrivain… Savez-vous seulement quel jour nous sommes
aujourd’hui ?
-…
- Non ? On est le treize !
Vous avez entendu ? Compris ? Le treize ! Le jour de la
représentation ! (Elle s’incline.)
Je vous souhaite le bonjour ! Je vous souhaite une bonne santé et un
sommeil réparateur ! Vous êtes réveillé ?
-…
- Nom d’une pipe, vous dites ?!
Oui, nom d’une pipe ! On a bonne mine ! Vous voyez le genre d’homme
que vous êtes tous !
-…
- Ce qu’on va faire maintenant ?
J’aimerais bien le savoir moi aussi !
(Avec
un rire amer) : Oui, vraiment ? Tiens donc ! Sans
blague ! Que vous allez vous y mettre illico ? Ha, ha, ha,
permettez-moi de rire ! (Menaçante)
Eh bien, cher Monsieur l’écrivain, savez-vous d’où je parle ?
-…
- Vous ne le savez pas ? Je vais
vous le dire. Je parle depuis la scène du Théâtre National, devant le rideau,
face au public… Allô ! Oui, vous avez bien entendu… Allô… Oui, le public
est là, les gens sont dans la salle et attendent la représentation avec
impatience… Ils attendent votre prologue que je suis censée réciter… Nous avons
bonne mine… (désespérée)
Moi je ne sais pas quoi leur dire… (pleurniche) Jésus Marie, j’ai tellement honte, je vais me
cacher.
-…
(Elle
se frotte les yeux, renifle ses larmes) : C’est bien le moment… de me
consoler… c’est un peu… un peu tard… quelle honte !... c’est à vous que je
le dois… qu’est-ce qu’ils vont dire… hi, hi, hi…
-…
(Elle
sourit, apaisée) : C’est ça, faites-moi des compliments, vilain,
Monsieur le paresseux. On n’ira pas loin avec ça. Comment dites-vous ?...
(Elle se frotte les yeux.)
-…
- Comment est le public ? (Elle scrute la salle.) Eh ben, je vous
assure que depuis longtemps le Théâtre National n’a pas vu une salle comme ça.
Comble. Que de femmes belles et élégantes !... Bon, vous vous moquez de
moi… Bien sûr que si, elles sont bien plus belles que moi, si vous voulez
savoir… et que de messieurs très élégants !... Mais si ! Toutes les
loges sont pleines… Qu’est-ce que vous dites ?
(Elle
regarde alentour) : Tout le monde est là… Oui, lui aussi. Son
Excellence ? (Elle cherche) Oui,
lui aussi… Oui, tout le monde… Tout Budapest… Toute la Hongrie… Et l’Allemagne…
-…
(Elle
regarde partout) : Hindenburg ?... Attendez… (Elle cherche) Je ne le vois pas… Mais il
doit certainement se trouver dans la salle… Il a dû se cacher au fond d’une
loge…
-…
(Elle
regarde partout) : Lui, il n’est pas là, il est à Constantinople… Des
affaires urgentes en Égypte… Sans quoi il serait certainement ici. Il vous fait
dire : endurance, solidarité, exactitude.
-…
- Oui, bien sûr, inutile de vous
répéter cela. Vous êtes l’homme le plus exact au monde.
-…
- Allô ! Donc, nous avons le
public le plus charmant et le plus aimable, ils auraient sûrement mérité un
très beau prologue.
-…
- À quel sujet ? Qu’est-ce que
j’en sais, c’est à vous de le savoir. Sur l’hiver. Sur le printemps. Sur la
guerre. Sur la paix. Sur la comédie. Sur l’art. Sur la vie des soldats. Sur ces
chers… sur les hommes charmants et adorables.
-…
- Pourquoi sur les hommes ? Parce
qu’ils sont chers et adorables… Allô ?!...
-…
- Que vous préféreriez parler des femmes ?...
Rien ne vous en empêche… Pourtant c’est moi qui ai raison…
-…
- Non… Non… Les hommes, les hommes,
absolument.
-…
(Après
un silence assez long) : Ah bon ! (Elle rit.) C’est ça qui empêchera les hommes et les femmes de
s’entendre, vous dites… Parce que les hommes préfèrent les femmes… Et les
femmes préfèrent les hommes ?... (Elle
rit.) Ça voulait être un aphorisme ?... Allô ?... Comme je
voudrai ?... Bon, allons-y, que ce soit un aphorisme.
-…
(Après
un silence) : C’est une mauvaise blague.
-…
- Pas si mauvaise que ça ?
Comment je dois la dire au public ? (Elle
rit.) Non, ça, je ne le dirai pas. Je me suis déjà assez blâmée comme ça.
Les gens attendent de vous de meilleures blagues.
-…
- Qu’ils attendent ? Apparemment.
Bien sûr, vous aimeriez que le public vous prenne au sérieux.
-…
- Oui, bien sûr, je sais qu’un
écrivain doit être pris au sérieux. C’est votre cheval de bataille. Mais le
public ne prend au sérieux que l’artiste.
-…
(Avec
fierté) : Évidemment, le comédien compte plus que l’écrivain.
-…
(Vexée) :
Quoi ?... Alors là vous vous trompez ! C’est de nous que le public a
besoin et pas de vous, écrivains !... (Avec
mépris.) Oh, le pauvre homme !... Vous êtes dans l’erreur… Vous
devriez voir le public qui suspend son regard sur moi, avec recueillement…
-…
(Furieuse) :
Vous ne me croyez pas ?... Venez et voyez vous-même !... Tout à fait,
avec recueillement…
-…
- Non… Pas parce que je reproduis vos
paroles à vous… (Elle tape des pieds.)
Mais parce que c’est moi qui le dis ! C’est comme ça, si vous voulez
savoir…
-…
- Quoi ? Nous ne sommes que des
perroquets ?!... Quelle insolence !... J’affirme que c’est nous, les
comédiens… Que c’est moi qui serai applaudie… Et pas vous, les écrivains… Pas
vous… (rire ironique) Ha, ha, ha… Avalez
ça !... Tant pis si ça vous fâche… (fort) Je ne parle plus avec vous… Écrivain de rien du tout…
(Elle raccroche le téléphone et avance
vers le public.) Monsieur l’écrivain salue bien le public ici présent et
lui souhaite un bel après-midi !... (En
colère) Ça la ramène, mais écrire un prologue, c’est une autre paire de
manches !
(Rideau.)
Színházi Élet, n°15, 1915.