Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
TEMPS
HÉROÏQUES
Personnages : moi,
vieil insurgé ; Gábor, mon fils, lieutenant.
La scène se passe à
côté d’un feu de camp, en 1935, à 6 heures du soir.
MOI (je regarde le feu en rêvassant.) :
Il est six heures. Mon fils, le lieutenant ne va pas tarder.
GÁBOR (arrive par la gauche, un parapluie à
la main.)
MOI (Je me lève, je salue militairement.)
GÁBOR : Salut.
Rien à signaler ?
MOI : Mon
lieutenant, RAS, je vous fais savoir qu’il ne s’est rien
passé de particulier. Tu as encore une demi-heure de retard, mon cher
fils.
GÁBOR (secoue les balles de son parapluie.) :
On a fait des heures sup. On devait estampiller des prisonniers russes. Eh,
c’est le boulot !
MOI : Il
pleut ?
GÁBOR : Juste
une petite averse de balles. Ça va passer.
MOI : Tu as
bataillé ?
GÁBOR : Ouais.
C’est à moi qu’on a refilé une fois de plus les cinq
batailles du jour. Pareilles, toutes les cinq.
MOI : Fiston,
il faut bosser si on veut y arriver.
GÁBOR : Je
sais, mais ça me tue, cette fonction. Ça nous aigrit à
coup sûr.
MOI (doucement) : Je te l’ai
dit…
GÁBOR (s’emporte) : Ça
va, je sais ce que vous voulez dire, Papa. Pourquoi je n’ai pas choisi un
métier dans le civil. C’est votre cheval de bataille, comme
à tous les civils de 1914. Vous parlez comme il se doit pour un
témoin des temps illustres, parce que vous êtes fier
d’être un des rares civils de quatorze. Pourtant vous vous
êtes bien résigné à prendre un poste, Papa.
MOI (songeur) : Il fallait bien
vivre.
GÁBOR : Vous
voyez. Je refuse moi aussi une misère chamarrée. C’est vrai
que c’est une belle chose, glorieuse – mais ce n’est pas fait
pour les gens sérieux. Pour quelqu’un qui ne veut pas tirer de
quoi vivre en égayant des femmes, puis trouver, avec caution morale, un
bon parti, celui-là n‘a qu’à rester simple soldat,
pour élever calmement, paisiblement ses enfants. C’est une belle
vie, la vie civile – mais vivre, c’est autre chose. Et puis on ne
sait jamais – si, si…
MOI : Si
quoi ?
GÁBOR : Quoi,
si quoi ? Si, Dieu nous en garde, brusquement éclate la paix.
J’aurais bonne mine, alors.
MOI (ironique) : Mais non, elle
n’éclatera pas. Ça n’arrive plus, ces
choses-là. Et de toute façon, si la paix éclate, vous
serez tous mobilisés dans le civil.
GÁBOR : (s’emporte) : Vous faites
de l’ironie avec moi, Papa, parce que vous croyez que je suis un
lâche. Eh bien, j’affirme aussi sec, je n’ai aucune envie de
mourir de faim dans une paix putative, qui risquerait de durer des
années. Vous me vantez toujours l’héroïque vie
civile ! Ce n’est qu’une belle légende – une
légende, une musique douce pour nous endormir. Vous ne pouvez pas
comprendre, Papa.
MOI (tonitruant) : Oui – parce
que vous vous êtes ramollis et vous préférez votre confort,
vous les jeunes. C’est aussi simple que ça. Vous
préférez vous prélasser toute la journée dans les
tranchées, tiraillotter et bataillotter
avec vos fusils. Parce que vous ignorez comment c’était
avant…
GÁBOR (attendri, doucement) : Racontez,
Papa.
MOI (je regarde le feu, songeur) : Que
veux-tu que je raconte ?
GÁBOR (doucement) : La paix.
MOI (douloureusement) : Que veux-tu
que je dise ? Vous croyez que je me vante ou que je ne dis pas la
vérité. C’était il y a longtemps – ce
n’était peut-être même pas vrai.
GÁBOR (avec recueillement) : Est-ce
que c’est vrai que vous portiez des chapeaux, comme sur cette vieille
photo ?
MOI (les yeux tournés vers le passé) : Des
chapeaux à larges bords… Et on les tirait sur les yeux.
GÁBOR : Et
des cravates ?
MOI : Chaque
jour une cravate d’une autre couleur… On choisissait la couleur que
l’on voulait.
GÁBOR : Racontez
les cafés, Papa.
MOI : Ça,
vous ne pourriez pas le comprendre. Le sang se bouscule dans mon cœur rien
que d’y penser. On est assis à une petite table et on sirote un
petit noir, gorgée après gorgée. Et à la table
voisine il y avait un Monsieur inconnu qui lui aussi sirotait un petit noir,
calmement, gorgée après gorgée.
GÁBOR (impressionné) : Et on ne
vous a pas fusillé ?
MOI : Non…
On se regardait sans se fusiller. Comme je te regarde maintenant. Nous nous
regardions.
GÁBOR (en frissonnant) : Vous ne vous
demandiez même pas le mot de passe ?
MOI : Non,
rien. Nous buvions.
GÁBOR (frissonnant, très impressionné) : Les
temps étaient différents… d’autres hommes…
d’autres nerfs, solides… des nerfs d’acier… Moi,
j’avoue, je ne supporterais pas ça… rester assis des heures
face à un homme étranger, dont j’ignore si ce n’est
pas un ennemi… sans lui tirer dessus… Brrr ! (Il s’ébroue.)
MOI : C’était
comme ça… alors…
GÁBOR (songeur) : J’ai
composé hier un poème sur les cafés, je l’ai
intitulé « Temps héroïques ».
Ça commence comme ça : « Jà dans son
estaminet Bendegúz[1]
pénétrait »… C’est beau, n'est-ce
pas ?
MOI : C’est
beau.
GÁBOR : Racontez,
Papa… l’Avenue Andrássy…
MOI (rêveur) : Voilà.
Je me promenais un jour en civil, en chapeau mou, Avenue Andrássy…
Tout à coup femme vint en face de moi… (La voix cassée d’émotion.) Cette femme,
c’était ta mère, Gábor.
GÁBOR (avide) : Et…
et… ?
MOI : Et je
me suis retourné derrière elle…
GÁBOR (frissonne) : Comme
ça… retourné… tout seul ?
MOI : Comme
ça… tout seul…
GÁBOR (tremblant) : Sans avoir
reçu l’ordre « demi-tour ! » ?
MOI : Sans.
De moi-même.
GÁBOR : Et
vous n’aviez pas peur, Papa ?
MOI : Nous
n’étions pas taillés dans le même bois que vous.
GÁBOR (fiévreux) : Montrez-moi
comment vous vous êtes retourné…
MOI (je me lève) : Donne-m’en
l’ordre ! Aujourd’hui c’est la règle.
GÁBOR : Insurgé
– demi-tour !
MOI (je me retourne.)
(Silence. Le feu rougeoyant nous
éclaire.)
GÁBOR (à lui-même) : Autres
temps… temps héroïques…
(Les trompettes sonnent
l’alarme.)
GÁBOR (se ressaisit) : Assez
rêvassé ! Au travail maintenant. Insurgé –
debout !
MOI : Prêt,
mon lieutenant, à vos ordres !
GÁBOR : Insurgé !
Marche !
(Les deux partent.)
Borsszem Jankó, 2
mai 1915.