Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
douces clochettes…
Je vais raconter l’histoire des douces
clochettes qui sonnent, qui sonnent au fond de l’âme, mais si
doucement que ça en devient moins audible que le zézaiement de la
mouche et on ne les entend plus… Oui, je vous raconte enfin
l’histoire de la douce clochette… Pourquoi je dis enfin ?
C’est parce que depuis dix ans, chaque jour je pense écrire mon
sujet favori, la douce clochette, mais jusqu’à présent je
n’y suis jamais parvenu, pourtant au moins quatre cents fois
j’avais déjà mis ce titre en haut d’une page. Oui,
j’ai beaucoup été bousculé et secoué, pauvre
et solitaire, dans ce monde bruyant, sans pouvoir y parvenir – des autos
et des tramways klaxonnaient, la vaisselle tintait aux terrasses des
cafés, les locataires des chambres voisines se raclaient la gorge et
jouaient de la flûte autour du pauvre solitaire.
Mais maintenant tout est autrement.
L’homme finit par entrer au port, n’est-ce pas, il fonde une
famille, et une petite tête blonde babille autour du paisible foyer.
Adieu tables des cafés, bureaux poussiéreux des
rédactions, aujourd’hui je suis rentré travailler chez moi,
je m’assois derrière mon propre bureau, dans ma maison,
aujourd’hui je vais écrire la douce clochette. Mon professeur,
Monsieur Bodnár, m’avait bien dit jadis,
et des gens sérieux m’avaient souvent averti que pour créer
une œuvre solide et de valeur, un écrivain doit fonder un foyer,
s’isoler des bruits du monde extérieur, c’est de cette
façon qu’il trouvera le moyen de réfléchir,
d’approfondir sa pensée, c’est ainsi que son âme
pourra s’élever au-dessus des soucis mesquins et s’adonner
au flot pur et lumineux de cet optimisme supérieur que l’on
appelait autrefois l’inspiration.
Oui, je suis chez moi, dans ma maison, sur
mon île, et je vous parlerai de la douce clochette. Dans ma
cheminée les bûches craquent allègrement et – comment
ai-je dit il y a un instant ? – une petite tête blonde babille
autour de moi. Elle babille même un peu trop fort pour le moment, mais
elle cessera bientôt, et moi je pourrai entamer l’écriture
de ma légende de la douce clochette… Patience, dis-je, le silence
ne va pas tarder, ne nous fâchons pas, ce cher petit s’arrêtera
de crier aussitôt qu’il aura fini d’arracher cette image du
mur, ça le calmera. Qu’est-ce que je vous disais, ne
l’a-t-il pas arrachée, il a même arraché un morceau
du mur avec, tant pis, ma chérie, retourne tranquillement dans ta cuisine,
on le fera réparer, ne vois-tu pas que je travaille ? Le diable
emporte ce mur… Qu’il lui arrache les oreilles…
Comment ? Qu’est-ce que vous dites… Pas à
l’enfant, Dieu m’en garde, mais au mur… Le mur aussi a des oreilles, c’est certainement ce que voulait
arracher ce cher petit… Mais non, ma chérie, c’est
d’accord, mais faut-il vraiment s’en occuper tout de
suite ?… Mais non, je ne suis pas nerveux, seulement je travaille,
je devrais écrire une petite chose, c’est pour le faire que je
suis rentré à
Mon cher lecteur, la douce clochette se met
à tinter en général lorsque tout s’apaise dans le
cœur, et on n’entend même plus le petit bruit du sang qui
circule à travers les vaisseaux… les vaisselles sanguines qui
patatras… qui tombent avec fracas sur le carrelage de la cuisine,
probablement avec ma soupe aux haricots préférée dans la
soupière… Pour l’amour du ciel, ma chérie, pourquoi
ne fais-tu pas un peu attention ? Eh oui, tu dois veiller à avoir
des yeux partout quand le bébé est dans la cuisine, tu sais
qu’il touche à tout… Évidemment, bien sûr que
c’était la soupe aux haricots, je m’en doutais. Pour
l’amour de Dieu, empêche-le au moins de hurler comme ça.
Vous devriez faire tout de même un
peu attention à l’ail, ça pourrait le rendre aveugle !
On ne peut rien vous confier, ce n’est pas la peine de prendre la chose
de si haut, Böske est là, elle n’a
qu’à jouer avec lui !... Ah bon, alors pourquoi elle est
là, Böske ? À quinze forints
l’heure ? Où diable tu l’as envoyée à
cette heure-ci ? Ne comprends-tu pas, ma douce, qu’on ne peut pas
travailler comme ça… Écoute, amène-le ici avec sa
chaise, pose-la ici à côté de mon bureau et donne-lui les
trois petits chiens et les cubes, je parie qu’il se taira. N’est-ce
pas qu’il se taira mon petit garçon sage, et qu’il laissera
papa travailler ? Tu vois, ma chérie, c’est comme ça
qu’il faut faire avec les enfants.
Le doux tintement émanait du
cœur d’une vieille, très vieille clochette qui avait retenti
pour la première fois du fond d’une antique forêt
mauve… Au loin, très loin… Il devait venir de très
loin s’il a pu faire un si gros boum… Qu’est-ce que tu fais,
mon petit garçon, es-tu devenu fou ? Qui t’a appris à
lancer les cubes à la tête de papa ? Ne sais-tu pas jouer
doucement comme les autres petits garçons ? C’est pour
ça que papa t’a acheté ces cubes ? Pour que tu les lui
lances à la tête ? Et si tu avais fait un trou dans la
tête de papa, garnement, donne-moi ta petite menotte, tiens, tu vas aller
au piquet si tu ne te tais pas !... Compris ?... Bon d’accord,
cesse de hurler, tu n’iras pas au piquet, bien sûr que
non !... Aller au piquet, toi ?!... Tu n’iras pas au piquet,
d’accord, c’est entendu, c’est Brussilov
qui ira… Comment ? Qu’est-ce que tu dis ? Que c’est
papa qui doit aller au piquet… ça, c’est déjà
de l’insolence… eh bien dis donc, ma chérie, vous donnez une
jolie éducation à cet enfant pendant que je ne suis pas à
la maison… Il me lance les cubes à la tête, puis il hurle
pour que j’aille au piquet… Pourquoi je ne le fais pas
puisqu’il insiste ?... Alors là, c’est un peu
fort !!... Là tu exagères… Arrête de crier,
salopard, d’accord j’y vais… Ça te va, tu es
content ? Mais maintenant tu vas emmener ce gosse d’ici, tu le
mettras là où tu voudras car moi enfin… D’accord, je
reconnais que je suis un sauvage, c’est entendu, mais
emmène-le…
La douce clochette… La douce
clochette… La douce clochette… Jésus Marie, ils vont finir
par arracher ce bouton de sonnette… Hé ! Il y a
quelqu’un ! Vous êtes tous devenus sourds ? Vous êtes
assis sur vos oreilles ?... C’est insupportable, pourquoi vous
n’allez pas ouvrir ? Comment ? Pourquoi je n’y vais pas
moi-même ? Parce que tu es occupée avec l’enfant ?
Et Böske, où elle est ? Böske doit faire le ménage ? Pour qui me
prenez-vous dans cette maison ? C’est moi qui dois courir ouvrir si on
sonne ?
Qui ?... Quoi ?!... Ah bon…
Attends, ne cours pas… Dis-lui de revenir le premier du mois… Alors
dis-lui que je ne suis pas à la maison… Que je ne suis que
rarement à la maison… Une ou deux fois par an… On ne peut
pas le savoir… Qu’il repasse le deux… Ou en janvier…
Que je suis sur le champ de bataille… Il y a cinq minutes…
S’il court vite il peut me rattraper… Ouvre doucement la porte de
la cuisine… Que je m’échappe par l’escalier de service…
Tiens-lui la jambe jusque-là… À plus tard, ma
chérie, appelle-moi ce soir au café…
Az Újság,
1er novembre1916.